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mercredi 1 juin 2022

Huis clos de Sartre (1944) scène 1

 

Préambule sur l’époque

 

La censure vichyste et la Propaganda allemande ne sont pas seules à condamner et interdire pendant l’Occupation. La critique (Je suis partoutLa Gerbe) et la presse spécialisée (Comoedia) sont aux mains des collaborationnistes les plus attentifs à démasquer les « mauvais » auteurs et les « mauvaises » intentions.

Rentré de captivité en 41, Sartre crée un petit réseau de résistance intellectuelle et diffuse quelques tracts. Mais il le dissout quelques mois plus tard. C’est donc par le moyen de l’écriture dramatique qu’il entreprend de résister. Il fait monter Les Mouches en 43 et Huis Clos en 44. Les deux pièces sont acceptées par la censure car l’intention politique est peu manifeste. Elle n’est d’ailleurs comprise ni par la censure, ni par la critique.

En revanche, la mise en question provocante de l’ordre moral vichyste par la représentation sur scène d’une lesbienne et d’une infanticide, même damnées, n’échappe pas aux critiques de la Gerbe qui réclamera en vain l’interdiction de la pièce.

Quant au régime de Vichy, peut-être suffisait-il de lui montrer, comme Sartre, qu’un théâtre moderne, ambitieux et parfaitement étranger à l’idéologie imposée était possible, pour rendre vaine sa volonté d’asservir les consciences et les esprits. L’existentialisme mis en représentation dans cette pièce est, selon les mots de l’auteur, un humanisme.

 

                                                              

 Théâtre du Vieux Colombier Paris

 

C’est en pleine période de l’Occupation en mai 1944 que Jean-Paul Sartre fait jouer Huis clos au théâtre du Vieux Colombier à Paris. C’est une pièce à thèse existentialiste qui va être acceptée par la censure allemande et celle de Vichy malgré des entorses à l’ordre moral et des allusions pourtant décelables à la situation de la France, enfermée dans l’enfer nazi. C’est en enfer, en effet, que vont se retrouver les trois personnages principaux de cette pièce en un acte et cinq scènes. Dans la scène d’exposition, rien n’est pourtant très clair. Le premier protagoniste, Garcin, est introduit par un garçon d’étage dans ce qui semble être une chambre d’hôtel. Comment s’installe peu à peu l’enfermement contenu dans le titre de la pièce : le huis clos ? Après avoir examiné les brouillages sur la situation, on verra comment se mettent en place les thèmes majeurs de la pièce.

 

I) Bienvenue à l’hôtel ou en enfer ? Brouillage sur la situation

 

A) l’incertitude sur les lieux

 

- Le décor de la chambre que Garcin, introduit par le Garçon, découvre en même temps que les spectateurs, est (on l’apprend dans la didascalie initiale) de style Second Empire. C’est le cliché du confort bourgeois avec ses objets lourds et d’un goût très discutable. « C’est comme ça … » ne peut s’empêcher de constater de manière critique Garcin en entrant. Puis il remarque par la suite qu’il n’y a « pas de lit », ce qui est plus qu’étrange pour une chambre d’hôtel !

- Pourtant tout un réseau lexical de l’hôtellerie va être utilisé par le Garçon qui répond aux questions de « son client » qui se renseigne sur les lieux : chambres couloirs, clientèle internationale avec des Chinois, des Hindous (ce qui est une curieuse confusion entre nationalité et religion), la Direction, le chef des garçons. C’est un véritable brouillage qui se met en place pour le spectateur et pour Garcin aussi, même si ce dernier semble savoir pertinemment qu’il n’est pas un vrai touriste prenant possession de sa chambre d’hôtel.

- Tout une série de remarques de Garcin montre qu’il s’attendait à un tout autre décor et à une ambiance bien différente : « Tout de même, je ne me serais pas attendu […] Où sont les pals […] Les pals, les grils, les entonnoirs de cuir ? ». Cette singulière énumération renvoie à une salle de torture. Ce qui, mis en relation avec le titre de la pièce Huis clos, connote un univers carcéral et un procès imminent en chambre close.

- Pourtant, les allusions et les non-dits comme : « Vous n’êtes pas sans savoir ce qu’on raconte là-bas ? » ou les imparfait employés par Garcin : « je vivais toujours […] des situations fausses ; j’adorais ça » font supposer que le « là-bas » est plutôt  son « avant » c’est-à-dire le monde des vivants. Cela est confirmé par l’ironie du garçon qui corrige Garcin quand ce dernier s’exclame : « Alors il faut vivre les yeux ouverts … ». « Vivre … » répète le Garçon, aussitôt rabroué par Garcin : « Vous n’allez pas me chicaner pour une question de vocabulaire. » Le spectateur comprend alors que « la vie sans coupure » que prévoit Garcin qui « n’ignore rien de [sa] position », c’est la mort éternelle à subir, non pas dans une prison avec torture, ni dans l’enfer traditionnel, ni même dans une vraie chambre d’hôtel mais dans un endroit neutre tout aussi effrayant et terriblement bourgeois…

 

B) La confusion sur les rôles

 

- Qui sont donc les deux personnages qui entrent en scène ? Le lecteur de la pièce, grâce aux noms des personnages dans les didascalies de désignation, sait que l’un s’appelle Garcin et que l’autre est désigné par sa fonction : le Garçon. Le spectateur, lui, pourra repérer la fonction du garçon par sa livrée de valet et en déduira que l’autre homme est un client d’hôtel mais il n’apprendra pas encore son nom. La chambre examinée et commentée par Garcin confirmera cette information.

- Cependant, ce n’est pas si simple car le Garçon est énigmatique, peu loquace et a tendance à répondre aux interrogations de Garcin par des questions ironiques : « Mais, pour l’amour de Dieu, est-ce que vous ne pouvez pas réfléchir ? ». Il manque singulièrement de politesse pour un employé d’hôtel, ce qui fait réagir Garcin ! Il a aussi une particularité physique effrayante que remarque Garcin : « Ma parole, elles (les paupières) sont atrophiées. ». Ce Garçon-là semble être l’auxiliaire d’un possible tribunal ou d’un enfer singulier dans un décor bien matérialiste.

- Et Garcin ? Un simple client inquiet sur son confort ou son hygiène dentaire ? Cela ne paraît pas du tout le cas car il envisage déjà son « futur » dans cette chambre : « Voulez-vous que je vous raconte comment cela se passe ? » puis il semble se résigner à ne plus poser de questions : « Allons, on vous a sans doute défendu de me répondre, je n’insiste pas. Mais rappelez-vous qu’on ne me prend pas au dépourvu ». Garcin sait donc parfaitement où il est et lui et le garçon viennent de jouer une comédie où les rapports de force vont d’ailleurs fluctuer. Le garçon se montre insolent et sarcastique. Garcin riposte et s’adresse à lui comme à un domestique (« Je vous prie de m’épargner vos familiarités […] C’est bon. Allez-vous-en »), le garçon redevient alors servile (« excusez-moi […] à votre service »). Mais Garcin a tenté de le retenir le plus longtemps possible dans la chambre de peur de se retrouver seul, enfermé à jamais.

 

La pièce de Sartre s’ouvre donc sur un étrange hôtel-prison-enfer où vient d’arriver un client-condamné-décédé accueilli par un garçon-geôlier-diable. Le lecteur ou le spectateur  découvre les lieux en même temps que le drôle de client et par l’étrangeté de l’échange entre les deux personnages se demande si on va l’entraîner dans une comédie ou dans le registre fantastique ou tragique. Là aussi l’incertitude plane. Mais quelques indices l’orientent peut-être dans une autre direction.

 

 

II) L’existentialisme en situation ou l’amorce des thèmes majeurs de la pièce

 

A) le thème du regard : l’obligation d’affronter la vérité

 

- L’absence de miroir et de fenêtre dans la chambre est tout de suite remarquée par Garcin qui ironise aussitôt : « Et pourquoi se regarderait-on dans les glaces ? ». Il enchaîne en affirmant : « je regarde la situation en face », phrase qu’il répète plus loin comme pour se persuader lui-même qu’il va pouvoir assumer sa nouvelle condition. Le verbe « regarder » est donc employé de manière polysémique : la vue et la recherche de la vérité. Dans ce lieu-là, on ne peut voir son image matérielle mais uniquement s’efforcer de comprendre quelque chose en « regardant » à l’intérieur de soi-même.

- C’est pourquoi, il n’y a pas de « coupure », c’est-à-dire pas de nuit, pas de sommeil et donc pas de lit et l’électricité branchée en permanence ! « Les yeux ouverts. Pour toujours. Il fera grand jour dans mes yeux. Et dans ma tête ».

- Garcin va se livrer à un singulier éloge du sommeil et du rêve : « là-bas il y avait les nuits ; Je dormais. J’avais le sommeil douillet. Par compensation. Je me faisais faire des rêves simples. Il y avait une prairie … Une prairie, c’est tout. Je rêvais que je me promenais dedans ». Le sommeil semble réparer autre chose que la simple fatigue. « Par compensation » intrigue, tout comme les « situations fausses » qu’adorait Garcin, comme il le reconnaît dès le début. D’ailleurs, sans sommeil, il s’inquiète : « Comment pourrai-je me supporter ? ». Garcin va-t-il être contraint à une introspection permanente pour examiner sa vie et sans doute ses fautes ?

 

B) La privation de liberté et d’action

 

- Les objets résistent et n’obéissent plus à leur usage. Ainsi, le bronze de Barbedienne, trop lourd, ne peut être soulevé pour être jeté contre la lampe pour l’éteindre. Un coupe-papier est là qui ne sert apparemment à rien puisqu’il n’y a pas de livres à couper (les pages des livres n’étaient pas découpées dans les années 40). La sonnette est capricieuse et ne fonctionne pas régulièrement. Tout semble détraqué et absurde.

- Le lieu ne donne pas sur l’extérieur : pas de fenêtre, des couloirs derrière la porte et encore des couloirs. La porte est verrouillée. Impossible de s’échapper.

- Garcin est donc prisonnier et n’a aucune possibilité de « divertissement » au sens de Pascal. Même la visite du garçon est aléatoire. Va-t-il se retrouver seul face à lui-même pour l’éternité, sans repos, sans activité et sans liberté ? C’est bien ce qu’il redoute et il se met à frapper frénétiquement contre la porte dès la sortie du garçon.

 

La scène d’exposition est mystérieuse à bien des égards : incertitude sur la nature réelle du lieu malgré une forte présomption qu’il s’agisse d’un enfer spécial. On ne sait rien du rôle exact du garçon, ni s’il va revenir. Quant à Garcin, on sent qu’il a quelque chose à se reprocher mais on ne sait pas quoi. Cependant on se doute que cet enfer sera psychologique et moral et que « avoir les yeux toujours ouverts », l’enfermement, l’absence d’occupation et peut-être la solitude éternelle risquent de rendre fou Garcin ou de l’anéantir. La force de cette scène c’est qu’elle laisse planer bien des incertitudes et soulève bien des questions : pourquoi une telle insistance sur le thème du regard ? Apparemment le regard fixe du garçon a gêné Garcin, il n’y a donc pas que le fait de ne pas pouvoir se voir lui-même qui est en cause. Sartre introduit très habilement sa problématique du jugement d’autrui et de soi-même. C’est pour cette raison que Garcin va avoir « de la visite » et  ses visiteuses et « colocataires » vont le regarder comme lui-même va aussi le faire et là, va vraiment commencer l’enfer. Le regard, c’est le symbole de la recherche de la vérité mais c’est surtout ce qui met l’homme en relation et en interaction avec les autres. On n’existe que par le regard des autres et leur jugement. Peut-on se cacher et mentir quand tous les artifices de la vie  disparaissent ? A-t-on des comptes à rendre aux autres ? Ce sont bien là les enjeux de la pièce et de l’existentialisme en action et en représentation.

 

Céline Roumégoux

 

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