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samedi 22 janvier 2022

Alfred JARRY, Ubu roi, 1896, acte III, scène 2, Le faux procès des nobles

 

Alfred JARRY, Ubu roi, 1896, acte III, scène 2,

 Le faux procès des nobles

 



La grande salle du palais.

PÈRE UBU, MÈRE UBU, OFFICIERS & SOLDATS,
GIRON, PILE, COTICE, NOBLES enchaînés,
FINANCIERS, MAGISTRATS, GREFFIERS.

Acte III, scène 2

PERE UBU : Apportez la caisse à Nobles et le crochet à Nobles et le couteau à Nobles et le bouquin à Nobles ! ensuite, faites avancer les Nobles.
On pousse brutalement les Nobles.

MERE UBU : De grâce, modère-toi, Père Ubu.

PERE UBU : J'ai l'honneur de vous annoncer que pour enrichir le royaume je vais faire périr tous les Nobles et prendre leurs biens.

NOBLES : Horreur ! à nous, peuple et soldats !

PERE UBU : Amenez le premier Noble et passez-moi le crochet à Nobles. Ceux qui seront condamnés à mort, je les passerai dans la trappe, ils tomberont dans les sous-sols du Pince-Porc et de la Chambre-à-Sous, où on les décervellera. (Au Noble.) Qui es-tu, bouffre ?

LE NOBLE : Comte de Vitepsk.

PERE UBU : De combien sont tes revenus ?

LE NOBLE : Trois millions de rixdales.

PERE UBU : Condamné !
Il le prend avec le crochet et le passe dans le trou.

MERE UBU : Quelle basse férocité !

PERE UBU : Second Noble, qui es-tu ? (Le Noble ne répond rien.) Répondras-tu, bouffre ?

LE NOBLE : Grand-duc de Posen.

PERE UBU : Excellent ! excellent ! Je n'en demande pas plus long. Dans la trappe. Troisième Noble, qui es-tu ? tu as une sale tête.

LE NOBLE : Duc de Courlande, des villes de Riga, de Revel et de Mitau.

PERE UBU : Très bien ! très bien ! Tu n'as rien autre chose ?

LE NOBLE : Rien.

PERE UBU : Dans la trappe, alors. Quatrième Noble, qui es-tu ?

LE NOBLE : Prince de Podolie.

PERE UBU : Quels sont tes revenus ?

LE NOBLE : Je suis ruiné.

PERE UBU : Pour cette mauvaise parole, passe dans la trappe. Cinquième Noble, qui es-tu ?

LE NOBLE : Margrave de Thorn, palatin de Polock.

PERE UBU : Ca n'est pas lourd. Tu n'as rien autre chose ?

LE NOBLE : Cela me suffisait.

PERE UBU : Eh bien ! mieux vaut peu que rien. Dans la trappe. Qu'as-tu à pigner, Mère Ubu ?

MERE UBU : Tu es trop féroce, Père Ubu.

PERE UBU : Eh ! je m'enrichis. Je vais faire lire MA liste de MES biens. Greffier, lisez MA liste de MES biens.

LE GREFFIER : Comté de Sandomir.

PERE UBU : Commence par les principautés, stupide bougre !

LE GREFFIER : Principauté de Podolie, grand-duché de Posen, duché de Courlande, comté de Sandomir, comté de Vitepsk, palatinat de Polock, margraviat de Thorn.

PERE UBU : Et puis après ?

LE GREFFIER : C'est tout.

PERE UBU : Comment, c'est tout ! Oh bien alors, en avant les Nobles, et comme je ne finirai pas de m'enrichir, je vais faire exécuter tous les Nobles, et ainsi j'aurai tous les biens vacants. Allez, passez les Nobles dans la trappe.
On empile les Nobles dans la trappe.
Dépêchez-vous plus vite, je veux faire des lois maintenant.

[…]

***********************************

Jouée pour la première fois le 10 décembre 1896 au Théâtre de Paris, Ubu roi est une pièce en cinq actes écrits en prose par le dramaturge français Alfred Jarry (1873 -1907). Ubu roi a d'abord été publié dans la revue parisienne Le Livre d'art en avril 1896.

L'histoire d'Ubu roi est celle d'Ubu, un officier du roi Venceslas de Pologne, qui prévoit d'assassiner ce dernier ainsi que tous les nobles avant de monter au pouvoir. Ubu s'allie au capitaine Bordure et tous deux planifient de passer à l'acte durant une revue. Malgré les réticences de la reine, le roi se rend à la revue et est tué comme prévu. Ubu accède donc au pouvoir, mais Bougrelas, le seul fils survivant du roi, est bien décidé à venger la mort de son père.

Il est possible qu'Alfred Jarry ait parodié le titre de la tragédie Œdipe roi de Sophocle. De nombreuses références à la pièce Macbeth de William Shakespeare sont également présentes tout au long de son texte.

Le personnage d'Ubu est inspiré de monsieur Hébert, professeur de physique au lycée de Rennes où Alfred Jarry a étudié. Il représentait pour ses élèves l'incarnation même du grotesque. Les aventures du « père Hébert », comme il était surnommé, faisaient l'objet de farces écrites par les lycéens.

Dans la scène 2 de l’acte III, Ubu se livre à une parodie de procès des nobles du royaume. C’est une sorte de farce tragique qui dénonce le despotisme qui va jusqu’au délire meurtrier.

 



I ) Une farce grotesque


A) Une situation absurde

Malgré de nombreux personnages dans la salle du palais, Ubu monopolise la parole et ne laisse place qu’à quatre interventions très courtes et sans effet. Celles de la mère Ubu qui tente de le calmer : « De grâce, modère-toi, Père Ubu. », « Quelle basse férocité ! » et « Tu es trop féroce, Père Ubu. » ainsi que l’appel au secours des nobles : « Horreur ! à nous, peuple et soldats ! », Il ne s’agit en aucun cas d’un procès équitable puisque les magistrats présents ne remplissent pas leur office et que le greffier ne sert qu’à consigner les biens volés par Ubu.

La situation est inversée par rapport à l’oppression classique car les victimes de la tyrannie des rois sont plutôt des gens du peuple et non des nobles. Il est d’ailleurs cocasse que ces derniers demandent de l’aide au peuple absent et aux soldats aux ordres d’Ubu.

Le motif du jugement expéditif et arbitraire donné par Ubu : « J'ai l'honneur de vous annoncer que pour enrichir le royaume je vais faire périr tous les Nobles et prendre leurs biens. » est invalidé par la condamnation du quatrième noble qui affirme : « Je suis ruiné. ». De plus, Ubu dévoile très vite que loin de l’enrichissement du royaume, il agit pour son enrichissement personnel : « Eh ! je m'enrichis. Je vais faire lire MA liste de MES biens. » Les adjectifs possessifs en capitales insistent sur son appropriation des biens des nobles.


B) Un personnage grotesque

La désignation « père Ubu » est péjorative et ridicule pour un roi. Le terme « père » est familier et « Ubu » ressemble à « hurluberlu », personne étourdie, écervelée qui se comporte avec extravagance. Par homophonie, on entend « eut bu » ce qui s’accorde bien avec ses manières de goinfre et d’ivrogne. Son nom le disqualifie d’emblée en tant que souverain.

Le discours d’Ubu est marqué par l’excès, l’exagération. On note un comique de répétition du complément de nom « à Nobles » : « la caisse à Nobles et le crochet à Nobles et le couteau à Nobles et le bouquin à Nobles ! » Cela contribue à les déshumaniser et les assimiler soit à des animaux envoyés à l’abattoir (crochet et couteau), soit à des objets (caisse, livre).

L’utilisation de néologismes : « ils tomberont dans les sous-sols du Pince-Porc et de la Chambre-à-Sous » donne à l’exécution cruelle des nobles un aspect risible et donc dérisoire.

Ainsi, malgré la cruauté de ce jugement expéditif et injuste, les propos d’Ubu sont trop exagérés et incohérents pour entraîner la terreur tragique. Le grotesque et l’absurdité en font une farce « féroce » selon les mots mêmes de la mère Ubu. Cette scène a donc une tout autre fonction..


II) Critique du despotisme qui va jusqu’au délire tyrannique


A) Une parodie de procès

Ubu ne respecte pas la séparation des pouvoirs car il prend la place des magistrats qui deviennent des figurants avant d’être éliminés à leur tour.

La sentence précède la comparution des « coupables » : « je vais faire périr tous les Nobles et prendre leurs biens. » Dès lors, l’interrogatoire n’est qu’un prétexte à étaler l’injustice et la rapacité d’Ubu.

La complaisance dans la description des tortures à venir «  je les passerai dans la trappe [...] on les décervellera » accentue le sadisme du personnage. Cependant, on remarque l’ambiguïté des propos qui sont utilisés au sens propre. Au sens figuré « passer à la trappe » est synonyme de disparition soudaine, d'oubli ou de mise à l'écart d'une personne ou d'une chose, de façon délibérée. « Décerveler » signifie au figuré, priver de ses facultés intellectuelles, ce qui rapproche ce terme de l’endoctrinement ou lavage de cerveau.

La cruauté d’Ubu lui fait oublier son motif premier qui est de s’emparer des biens des nobles puisqu’il condamne un noble ruiné et commet le délit de faciès : « Troisième Noble, qui es-tu ? tu as une sale tête. »

Tout cela caricature un pouvoir arbitraire où tous les motifs sont bons pour mettre à mort sans examen.


B) Dénonciation d’un roi fantoche

Sous l’aspect excessif et grotesque, on observe un processus totalitaire qui a pour caractéristique la bêtise. Les nombreux impératifs : « Apportez, faites avancer, amenez, passez les Nobles dans la trappe, dépêchez-vous plus vite »  précipitent l’action et la rendent irrévocable.

La juxtaposition de formules « officielles » comme : « J'ai l'honneur de vous annoncer » avec des expressions grossières comme « Répondras-tu, bouffre ? » dénote un personnage de basse extraction qui ne possède pas les codes de langage et est indigne de la fonction de roi.

On note la passivité des victimes et des témoins qui ne se révoltent pas ainsi que l’ironie tragi-comique de la vanité des nobles qui déclinent leurs titres et possessions, se jetant ainsi dans la gueule du loup, car il s’agit bien d’un procès de classe sociale mais pas pour la bonne cause, Ubu ne voulant les dépouiller que pour son propre compte et non par souci d’équité dans la répartition des richesses.

Nul n’échappera donc à la férocité vénale d’Ubu pris d’un délire sans borne de toute puissance et de prédation.


La pièce Ubu roi fut d’abord un spectacle de marionnettes et on retrouve dans cette scène les conventions du genre avec les exagérations, le mélange de niveaux de langue, les coups portés à des notables par un personnage issu du peuple comme dans Guignol. Cependant, au-delà du registre grotesque et absurde, le spectateur sent bien qu’il assiste à une dénonciation d’une dictature ignoble avec la complicité passive des témoins. Il découvre jusqu’où peut aller la folie meurtrière d’un homme et sa soif de pouvoir et d’argent. En ce sens, Jarry semble un visionnaire des horreurs à venir au XXème siècle avec les dictatures de droite et de gauche. Plus tard Le Procès de Kafka montrera la torture mentale d’être accusé sans en connaître le motif et dans Le roi se meurt de Ionesco, on découvrira que même les tyrans finissent par mourir.