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jeudi 2 juin 2022

Gérard de Nerval, « Une allée du Luxembourg » et Victor Hugo, « Elle était déchaussée, elle était décoiffée » : commentaire comparé

 La rencontre amoureuse



The Lily Pond, par Charles Courtney Curran

Gérard de Nerval, de son vrai patronyme Labrunie (1808-1855), écrivain et poète romantique, fit partie des Jeunes-France. Il se lia avec les principaux écrivains romantiques du Cénacle et, se mêlant à la bohème littéraire de l'époque, prit une part active, aux côtés de son ami Gautier, à la fameuse bataille d'Hernani. Ses nouvelles, Les Filles du feu, la plus célèbre étant Sylvie, et ses sonnets, Les Chimères, furent publiés en 1854. L’idéalisation de l’amour se rapporte toujours aux souvenirs, aux rêves et sans doute à l’absence de sa mère, morte en Silésie alors qu’il avait deux ans.

Parues en 1853 et insérées dans la prose des Petits Châteaux en Bohême, les Odelettes sont une quinzaine de courts poèmes que Nerval écrivit au début des années 1830, autour de sa vingtième année. Rêveur, passionné de mystères, il inaugure dans « Une allée du Luxembourg » le thème de la rencontre inoubliable de l’âme sœur, dans un parc urbain identifié. Baudelaire reprendra l’idée dans « A une passante ».

 

Elle a passé, la jeune fille
Vive et preste comme un oiseau
A la main une fleur qui brille,
A la bouche un refrain nouveau.

C'est peut-être la seule au monde
Dont le cœur au mien répondrait,
Qui venant dans ma nuit profonde
D'un seul regard l'éclaircirait !

Mais non, - ma jeunesse est finie ...
Adieu, doux rayon qui m'as lui, -
Parfum, jeune fille, harmonie...
Le bonheur passait, - il a fui !

 

Gérard de Nerval, « Une allée du Luxembourg » in Odelettes (1832).




Resting by the Riverbank, Richard Edward Miller


Victor Hugo, « Elle était déchaussée, elle était décoiffée » in Les Contemplations (1856).

Victor Hugo (1802-1885) est le poète romantique majeur. Les Contemplations se présente comme une autobiographie versifiée qui comprend deux parties Autrefois et Aujourd’hui. Entre les deux périodes, se produit, en 1843, le décès accidentel de la fille du poète, Léopoldine. Dans la première partie, Hugo commence par une période comprise entre 1830 et 1843, dont le sous-titre est Aurore. C’est le livre des souvenirs de la jeunesse du poète et de ses premiers émois amoureux.

« Elle était déchaussée, elle était décoiffée » appartient à cette époque. Ce poème est très singulier dans la poétique amoureuse de Hugo. En principe, il considère que l’amour est avant tout un sentiment, qu’il est le « rayon qui va de l’âme à l’âme », même si sa vie amoureuse entra souvent en contradiction avec cette conception épurée. Ici, le poète célèbre le désir charnel et le corps libéré. C’est une invitation directe à « la belle folâtre » à faire l’amour dans la nature, montrée comme un espace enchanté.

 

Elle était déchaussée, elle était décoiffée,
Assise, les pieds nus, parmi les joncs penchants ;
Moi qui passais par là, je crus voir une fée,
Et je lui dis : Veux-tu t'en venir dans les champs ?

Elle me regarda de ce regard suprême
Qui reste à la beauté quand nous en triomphons,
Et je lui dis : Veux-tu, c'est le mois où l'on aime,
Veux-tu nous en aller sous les arbres profonds ?

Elle essuya ses pieds à l'herbe de la rive ;
Elle me regarda pour la seconde fois,
Et la belle folâtre alors devint pensive.
Oh ! comme les oiseaux chantaient au fond des bois !

Comme l'eau caressait doucement le rivage !
Je vis venir à moi, dans les grands roseaux verts,
La belle fille heureuse, effarée et sauvage,
Ses cheveux dans ses yeux, et riant au travers.

Victor Hugo, « Elle était déchaussée, elle était décoiffée » in Les Contemplations (1856).



Folâtre : insouciante, joyeuse, qui aime jouer.

Effarée : au sens propre signifie « effrayée ». Dans ce poème, « effarée »  a le sens de « troublée », car la sauvageonne s’avance vers le séducteur, sans manifester de la peur. En héraldique, « effaré » signifie « cabré » pour un cheval représenté sur un blason.


Etude comparée des deux poèmes


Quand la forme détermine le fond

1. Le poème de Nerval se compose de trois quatrains d’octosyllabes à rimes croisées, celui d’Hugo comprend quatre quatrains d’alexandrins à rimes croisées. Aucun des deux ne respecte une stricte alternance entre rimes féminines et masculines.

« Une allée du Luxembourg » est un poème bref qui laisse entrevoir un bonheur insaisissable, un moment trop court pour que le poète puisse réagir et aborder cette passante « essentielle ». « Elle était déchaussée, elle était décoiffée » est un poème plus long car il y a un échange entre le sujet lyrique et la belle. Les descriptions de la jeune femme et du décor y sont plus longuement exposées et la rencontre a lieu à la fin du poème : Hugo relate une stratégie d’approche audacieuse. Nerval se situe dans un registre élégiaque et mélancolique, Hugo, dans un registre lyrique et joyeux.



Peinture de Edmund Blair Leighton (1852-1922)

L’amour aux champs ?

2. Le titre « Une allée du Luxembourg » situe la scène  dans le  célèbre jardin parisien, cher aux poètes du xixe siècle. La jeune fille est associée à la nature, à la lumière et au chant : « Vive et preste comme un oiseau/ À la main une fleur qui brille,/ À la bouche un refrain nouveau ». Cependant, nul détail pittoresque n’émane de ce portrait, où les noms sont précédés de déterminants indéfinis : « un oiseau, une fleur, un refrain ». La jeune fille à peine aperçue, a aussitôt disparu. Le décor n’est qu’une esquisse et la rencontre, une vision fugitive.

Dans les quatre quatrains de son poème, Victor Hugo évoque avec plus  de précisions la nature sauvage au bord de l’eau : « les joncs penchants », « les arbres profonds », « l’herbe de la rive », « les grands roseaux verts ». Le poète décrit un décor champêtre et isolé, favorable à l’idylle.

Le désir rêvé ou réalisé

Les deux poètes s’adressent de manière différente à la femme désirée. Nerval le fait, en pensée, par une métaphore dans le dernier quatrain : « Adieu, doux rayon qui m’a lui ». Ce « doux rayon » est l’aboutissement de la métaphore filée de la lumière, associée à la jeune fille : « une fleur qui brille […] d’un seul regard l’éclaircirait ».

En revanche, Hugo s’adresse par deux fois au style direct à la « belle folâtre » : « Veux-tu… ». Elle lui répond par deux regards puis en s’approchant : « Ses cheveux dans ses yeux, et riant au travers ».

Les désignations de la femme renvoient à la conception de l’amour chez chacun des poètes. Nerval nomme sa passante « la jeune fille » ou l’assimile à la lumière (« doux rayon »), voire à un concept (« le bonheur ») dans une vision chaste et idéalisée. Les vers d’Hugo sont plus voluptueux : la « fée » (métaphore) devient « la beauté » (métonymie), puis « la belle folâtre » et enfin « la belle fille heureuse, effarée et sauvage ». La progression va de l’idéalisation à l’incarnation sensuelle. Le « je » hugolien est ainsi le plus audacieux, Nerval demeurant dans le domaine du fantasme.

La femme idéale ou incarnée

4. Les portraits esquissés diffèrent : la grâce, la légèreté de l’oiseau, l’innocence et la lumière de la jeune fille du Luxembourg contrastent avec la beauté naturelle, sauvage de la jeune femme décoiffée et déchaussée rencontrée par Hugo. Chacun des poèmes constitue néanmoins un éloge dans lequel le registre épidictique se combine au lyrisme.

La séduction chez Victor Hugo

5. Hugo utilise les temps du récit (imparfait et passé simple) pour raconter la bonne fortune du temps de sa jeunesse. Il emploie deux présents de vérité générale : « […] ce regard suprême/ qui reste à la beauté quand nous en triomphons » qui lui offrent l’occasion de mener une réflexion sur l’effet produit par les hommes (« nous ») sur les femmes (« la beauté ») dans l’acte amoureux (« quand nous en triomphons »). Pour lui, l’amour est une conquête victorieuse et la femme une proie de choix. Dans ce poème, Hugo laisse tomber le masque du romantisme épuré et désincarné.

Nerval, le rêveur

Nerval emploie les temps du discours. Dans le premier quatrain, il use du passé composé, temps de l’accompli immédiat (« Elle a passé »), associé au présent qui a valeur de présent d’intemporalité (« À la main une fleur qui brille ») : la vision lui échappe déjà mais l’image persiste. Dans le deuxième quatrain, le conditionnel présent exprime une hypothèse et un vœu secret (« répondrait », « l’éclaircirait »), très vite déçus, comme le montre le retour des temps de l’accompli et du passé (« ma jeunesse est finie », « m’as lui », « a fui », « passait »). Nerval est nostalgique du temps des amours, alors qu’il n’a que vingt ans quand il écrit ce poème. Cette conception romantique élégiaque investit le thème traditionnel des regrets amoureux liés au temps qui passe (Ronsard, La Fontaine).