Translate

mercredi 24 février 2021

Memnon ou la sagesse humaine, 1748, Voltaire, commentaire de l’incipit

 

Nicolas de Largillière: Portrait de Voltaire (détail)
Institut et Musée Voltaire, Genève, CH.


Memnon ou la sagesse humaine, 1748, Voltaire


Premier mouvement

Retrouvez le texte ICI

            

       Parmi les philosophes des Lumières, Voltaire fut notamment célèbre par la publication de ses contes philosophiques. Créateur du genre, ses récits sont proches de l’apologue ou de la fable en utilisant le conte traditionnel au service d’une morale à visée philosophique. De cette manière sera publié le conte de Memnon ou la sagesse humaine en 1748 où Voltaire remet en cause la notion de perfection tant convoitée par les hommes et privilégie la morale de la juste mesure. Nous nous demanderons comment l’auteur, par le biais de l’ironie, annonce les mésaventures de Memnon et procède à une critique des mœurs. Nous étudierons d’abord la parodie du conte traditionnel puis nous verrons la désillusion de Memnon ainsi que la critique de la société du XVIIIe siècle.


 I. La parodie du conte

 A) Caractéristiques du conte :

 - Présence de personnages types, voire caricaturaux. En effet, Memnon représente le héros à la recherche de la sagesse, ses amis sont des canailles et la « dame affligée » et son complice sont des escrocs.

- La formule typique du conte « Un jour » et l’évocation d’un passé lointain « dans ce temps-là » marque l’absence d’indices spatio-temporels.

- On note la marque de l’orientalisme avec « Ninive ».

- Le récit est au service d’une morale : la morale du juste milieu, et représente le parcours initiatique de Memnon qui se met à l’épreuve et apprend de ses erreurs.

- On retrouve un rythme ternaire caractéristique du conte : trois résolutions, trois échecs.

De ce fait, ce conte philosophique répond aux caractéristiques du conte mais la présence d’un décalage en fait une parodie.


 B) Parodie du conte :

 - La fin est malheureuse car Memnon a été « trompé et volé par une belle dame, s’était enivré, avait joué, avait eu une querelle, s’était fait crever l’œil, et avait été à la cour, où l’on s’était moqué de lui », contrairement à la fin heureuse du conte traditionnel : « Ils vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants ».

- Memnon ne compte que des opposants parmi son entourage et lors de ses mésaventures et ne rencontre que des échecs.

- Voltaire manie le procédé de l’ironie pour tourner le conte traditionnel en dérision :

    + Prolepse de départ : « le projet insensé ».

    + Insistance lourde sur les résolutions à l’aide d’un comique de répétition : « rien n’est plus aisé ». Memnon est d’emblée trop sûr de lui.

    + Memnon faisant son « petit plan de sagesse dans sa chambre » est une image péjorative, apparentant le personnage à un enfant naïf et innocent.

    + La prolepse sur ses aventures provoque une attente des événements et l’installation d’une complicité avec le lecteur qui se demande comment va se dérouler son malheur : « un oncle qu’elle n’avait pas », « un bien qu’elle n’avait jamais possédé ».

Par conséquent, l’auteur fait une parodie du conte pour s’attirer la complicité du lecteur afin d’annoncer l’échec du projet de sagesse et critiquer les mœurs.


Georges de La Tour  "Le  Tricheur à l’as de carreau"  

1635, musée du Louvre

II. Désillusion de Memnon et critique de la société

A) La perfection dénigrée par les échecs :

 - Emploi de l’ironie pour rabaisser notamment avec la récapitulation des domaines en échec.

- Utilisation de la langue gazée pour parler de libertinage lors de la scène torride interrompue par le surgissement d’un intrus (comme dans Candide) avec l’insistance de l’intensif « si » : « Memnon la conseilla de si près, et lui donna des avis si tendres, qu’ils ne pouvaient ni l’un ni l’autre parler d’affaires ».

- Allusion à la syphilis : « les dames affligées n’étaient pas à beaucoup près si dangereuses qu’elles le sont aujourd’hui », qui montre que Memnon doit relativiser par rapport à son malheur, vu que, à l’époque où Voltaire écrit, c’est pire !

- Ses « amis intimes » l’incitent à boire et lui crèvent finalement un œil après l’avoir dépouillé de toute sa fortune. Voltaire veut de cette manière montrer le relativisme des relations, d’autant plus lorsqu’il s’agit d’argent.

- L’oxymore « honnête banqueroutier » dénonce la mentalité de l’époque et montre que l’homme n’est pas un pur esprit.

La notion de sagesse et de perfection a donc pour Voltaire des aspects privatifs et négatifs. Il incite de ce fait son lecteur à profiter de la vie mais critique tout de même la société du XVIIIème siècle.


B) Critique des mœurs :

 - La société de l’époque repose sur la corruption et la prévarication. Par exemple, le satrape du roi protège le banqueroutier grâce aux passe-droits : il est le « neveu d’une femme de chambre de [s]a maîtresse » = circuits d’influence.

- Le roi a du pouvoir mais le délègue.

- Luxure et soif de plaisir sont illustrés par la scène de la dame et son protecteur, symbole du piège tendu par des gens vénaux.

- La rage de jouer (si courante à l’époque dans les salons devenus des tripots) est représentée lors de la soirée de Memnon chez ses amis.

L’auteur utilise en conséquence l’ironie pour montrer que tous les milieux sont atteints moralement et physiquement.

 

            Par conséquent, les caractéristiques du conte détournées par l’ironie font de cette œuvre une parodie du conte traditionnel. De plus, les échecs successifs de Memnon remettent en cause la notion de sagesse et sa désillusion permet à Voltaire une critique de la société de l’Ancien Régime.  Cet incipit annonce donc sans surprise les mésaventures de Memnon et procède à une critique des mœurs.

Dans d’autres contes philosophiques Babouc ou le monde comme il va, Candide, L’ingénu, Voltaire poursuivra sa réflexion sur la recherche d’un bonheur accessible grâce à l’expérience et d’une sagesse raisonnable et pragmatique.


Julie 1S1 (juin 2010)

Memnon ou la sagesse humaine, 1748, Voltaire, commentaire du deuxième mouvement du conte


Memnon ou la sagesse humaine, 1748, Voltaire

Deuxième mouvement


Voir le texte ICI

 

            Les philosophes des Lumières ont toujours défendu des valeurs telles que la tolérance religieuse, la toute puissance de la raison ou encore l’abolition de l’esclavage, et ont mené de rudes combats pour se faire entendre. Dans Memnon ou la sagesse humaine, conte philosophique très court, publié en 1748, Voltaire dénonce l’abus des croyances et remet en cause l’aspiration des hommes à la perfection. La fin de ce conte est marquée par l’apparition d’un génie qui s’adresse au personnage principal Memnon pour lui donner une leçon, suite à ses mésaventures. Nous nous demanderons en quoi ce passage est une leçon ambiguë de sagesse et de bonheur. Nous verrons pour cela le merveilleux tourné en dérision, puis les points de vue de ce dialogue philosophique.


I. Le merveilleux tourné en dérision

A) Un génie inhabituel :

- On note une caricature du bon génie des contes, à cause de son aspect quasi monstrueux et hybride : il n’a « ni pieds, ni tête, ni queue, et ne ressembl[e] à rien ».

- Voltaire emploie une répétition comique des domaines en échec et  présente la situation du frère, risible et pire que celle de Memnon.

- L’inutilité du génie est marquée par une analogie : « C’est bien la peine […] d’avoir un bon génie […] pour que des deux frères, l’un soit borgne, l’autre aveugle, l’un couché sur la paille, l’autre en prison ».


B) Une critique implicite :

- Le génie représente la superstition par l’emploi du registre merveilleux et l’existence de plusieurs mondes hiérarchisés.

- Il habite un monde parfait mais sans plaisir, monde ainsi condamné par Voltaire qui blâme l’excès.

- L’auteur fait une critique des croyances illuministes et de la gnose par l’évocation des différents mondes (cf. Rose Croix), mais aussi de la philosophie optimiste de Leibniz par le monde parfait du génie et la citation de Memnon : « tout est bien ». De plus, la sagesse est, dans ce texte, synonyme de privations (voir les résolutions de Memnon pour devenir sage).

L’apparition d’un génie hors du commun entraîne la critique implicite des croyances mais ouvre un dialogue philosophique.


II. Dialogue philosophique

A) La fausse morale du génie :

- Au début, le génie a l’avantage : il tient le rôle du professeur et utilise un registre didactique qui lui permet d’instruire Memnon et de répondre à ses questions (mise en place d’un schéma question-réponse). Il est écouté avec attention par Memnon.

- Cependant, les paroles du génie dénotent conservatisme, religiosité et optimisme béat (allusion à Leibniz) puisque, lorsque Memnon affirme : « certains philosophes ont donc grand tort de dire que tout est bien », le génie répond qu’« ils ont grande raison ». De plus, le génie apparaît dans « la fièvre », au beau milieu de la nuit, ce qui peut faire penser à un songe (ou un cauchemar !) sorti tout droit de l’imagination du personnage plutôt qu’à une rencontre réelle. Enfin, le raisonnement et l’enseignement du génie sont fondés sur de simples croyances, donc sur des faits que l’on ne peut constater et vérifier.

- En revanche, Memnon et le génie sont en accord sur un point : on ne peut être parfait (jeu sur l’adverbe « parfaitement » et répétition de celui-ci).


B) La morale de Voltaire :

- Memnon prend enfin l’avantage en se détachant des croyances du génie pour penser par lui-même : « Ah ! Je ne croirai cela […] que quand je ne serai plus borgne ».

- L’auteur fait alors transparaître la véritable morale qui est celle de la juste mesure, celle du plaisir sans excès. Pour Voltaire, l’homme est perfectible mais indéniablement imparfait. En outre, il privilégie une morale pratique qui tire un enseignement de ses actes.

- L’homme n’est donc pas un pur esprit (cf. Pascal, Les Pensées : « L’homme n’est ni ange ni bête mais le malheur veut que celui qui veut faire l’ange fait la bête ».

- Memnon nous rappelle encore la légende d’Œdipe. En effet, en perdant un œil, il retrouve sa vérité intérieure et garde, à la fois, un œil sur le monde réel, et un autre sur le destin et la philosophie, qui l’empêchent de s’aveugler.

  

En conséquence, la fausse morale du génie est supplantée par la morale tirée des erreurs de Memnon.

        

Voltaire tourne le merveilleux en dérision par l’évocation d’un génie inhabituel pour critiquer les croyances et ouvrir un dialogue philosophique qui oppose la morale erratique du génie à celle de Memnon : la morale du juste milieu. C’est pourquoi ce passage est une leçon ambiguë de sagesse et de bonheur.

Ouverture : Les autres contes philosophiques de Voltaire (Babouc ou le monde comme il va, Micromégas, Jeannot et Colin…).

Julie 1S1 (juin 2010)

mardi 23 février 2021

Le Sacre de la nuit de Jean Tardieu commentaire

 

Commentaire du Sacre de la nuit

 

 de Jean Tardieu



         

 
l'homme
Allez à la fenêtre, ma beauté, mon amour - et dites ce que vous voyez. 
la femme
J'aperçois une étoile dans le ciel.
l'homme
Ne voyez-vous vraiment qu'une seule étoile ?
la femme
J'en vois une autre maintenant... Et même plusieurs... Et même une multitude !
l'homme
Ne voyez-vous rien d'autre sous le ciel ?
la femme
Rien d'autre, mon ami.
l'homme
Pas même un pauvre nuage ?
la femme
Pas même un pauvre nuage.
l'homme
Pas même un malin petit esprit, moitié homme, moitié chauve-souris ?
la femme
Pas même un malin petit esprit.
l'homme
Ne voyez-vous rien sur la terre ?
la femme
Je vois des nappes de clarté, sur les arbres des fils d'argent, l'eau qui luit entre les branches, les toits qui scintillent, la route qui va.
l'homme
Et pas même, dans tout ceci, des fourgons masqués, ni des troupes en marche, ni des bêtes cornues dressées sur leurs jambes d'hommes ?
la femme
Rien de tout cela, mon ami : ni fourgons, ni troupes, ni bêtes cornues.
l'homme
Alors, que la paix soit au monde ! Alors, aimez-moi comme cette lumière aime cette campagne !
La femme
Je vous aime ainsi, mon amour.
l'homme
Remontez vers le ciel ! Donnez-moi sa clarté dans votre voix, dans vos paroles.
la femme
J'entends, il me semble... il me semble entendre...
l'homme
Qu'entendez-vous ?
la femme
J'entends le froissement léger de l'herbe des étoiles, le vol de la vapeur de l'eau, le souffle retenu de l'air.
l'homme
J'entends ton regard dans ta voix. Je n'ai pas besoin de me retourner ni de regarder. Cette fenêtre t'appartient. Par toi je sais ce qui se passe au-dehors.
la femme
Il n'y a rien d'autre que le temps. L'espace le contient et l'endort. Je te les donne à pleines brassées.
l'homme
C'est à nous de veiller, de veiller sans relâche et sans peur. C'est à nous d'héberger cette nuit suspendue à nos lèvres. Ouvre encore une fois les yeux pour moi, mon amour.
la femme
J'ouvre les yeux pour que tu voies
l'homme
Élève ton regard, mon amour !
la femme
J'élève mon regard aussi loin qu'il peut aller.
l'homme
Il va plus loin que lui-même. Il va beaucoup plus loin que toi. Il va même plus loin que ta pensée, ou que tes songes si tu dors.
la femme
Je ne dors pas, je veille à tes côtés.
l'homme
Tu veilles par amour et ton regard atteint ce que tu ne peux connaître, puisqu'il plonge dans cette nuit.
la femme
Je sens comme un immense bien-être, dans mes yeux, sur mon front, puis dans tout mon corps 
l'homme
C'est la nuit de l'espace qui se mélange à ton regard.
la femme
Mon cœur résonne d'une joie inconnue, haute et profonde comme une voûte.
l'homme
C'est l'espace éternel qui descend dans ton esprit et ouvre toutes ses fenêtres.
la femme
Ma bouche ne peut plus parler. Mon âme chante.
l'homme
C'est le Sacre ! (Un silence. Reprenant à voix plus basse.) Les démons et les dieux sont en fuite. Tu as fait alliance avec l'espace nocturne, tu es entrée en communion avec l'innocence du monde. Réjouis-toi dans ce bain de lumière, de miel et de fraicheur. Renais, blanche et parée pour l'amour, portée sur des ailes du temps immobile, légère dans ma nuit qui t'adore. Viens.
 la femme
Je t'accompagne sur la route sans fin.
l'homme
Quand viendra le jour, à notre rencontre, souviens-toi que la nuit nous a donné le secret !

 

 

 

        La nuit, thème repris par bon nombre d’auteurs, est propice à l’émergence des angoisses de l’âme. Jean Tardieu, sujet à des crises névrotiques à l’âge de dix-sept ans, extériorise son anxiété par l’écriture. Dans sa pièce très courte Le Sacre de la nuit, il prend le contre-pied de son mal en glorifiant cette nuit qui le terrorise par la mise en scène d’une complicité amoureuse. Nous nous demanderons comment ce duo amoureux célébrant le sacre de la nuit parvient à transporter le spectateur dans un autre monde. Nous étudierons d’abord cette célébration, puis nous verrons l’expression de la complicité amoureuse, et nous finirons par appréhender la dimension fantastique de l’œuvre.

______________________________________________________________________

 


______________________________________________________________________

        

       Ce texte est tout d’abord fondé sur une véritable célébration de la nuit.

         En effet, on remarque un décor épuré. L’espace scénique se compose d’une unique pièce vide, sans décor avec deux personnages immobiles :  l’homme assis face au public et la femme de dos, face à une fenêtre ouverte sur la nuit. Ainsi, l’adverbe « rien », répété à plusieurs reprises par la Jeune Femme, dans sa description du paysage vu par la fenêtre,  montre-t-il un certain dépouillement du décor et apporte-t-il une sensation de « paix » à la scène. C’est un paysage épuré qu’elle aperçoit, seulement composé de « temps » et d’ « espace ».

         Par ailleurs, on note un fort contraste en clair-obscur caractéristique des pièces de Tardieu. Dans la mise en scène, l’auteur précise un décor « plongé dans l’obscurité » où seuls les personnages sont éclairés. Cela permet au spectateur de se concentrer sur les personnages et leurs répliques. De plus, ce paysage nocturne décrit par la voix de la femme, à la demande de l’homme, comporte un champ lexical dominant de la lumière. Effectivement, la Femme distingue des « nappes de clarté », des arbres aux « fils d’argent » ainsi que « l’eau qui luit » et « les toits qui scintillent » dans la nuit.

         C’est ainsi que cette célébration trouve son apogée dans la « communion » qui se crée entre la Femme et la nuit et la femme et l’homme.

         On trouve la notion d’ascension lorsque l’Homme demande à la Femme de « remonte[r] vers le ciel » et « d’éleve[r] [s]on regard ». Cela permet à celle-ci de se détacher des choses matérielles de la terre, d’élever et de libérer son esprit pour entrer en communion avec la nuit.

         Cette alliance commence par une attirance irrépressible vers la nuit. Le regard de la Femme « plonge » dans la nuit, ce qui est souligné par la répétition de « plus loin » et de l’hyperbole « beaucoup plus loin »  : «  va même plus loin que [l]a pensée ». Cela montre la libération des sens de la Femme. Ensuite, « la nuit […] se mélange à [s]on regard » et lui procure un « immense bien-être » qui s’étend à « tout le corps » et fait « résonne[r] » son cœur. Puis, cette communion arrive à son comble : la Femme est possédée par la nuit. Elle « ne peu[t] plus parler ». Cette dépossession de soi montre que la Femme est en symbiose avec le monde. L’exclamation « c’est le Sacre ! » est ainsi la phrase clef et le point culminant de la pièce.

         Cette célébration est donc fondée sur un décor épuré, un contraste clair-obscur et une alliance entre la Femme et la nuit. Ce sacre aboutit naturellement à la complicité des deux protagonistes.

 

                  

Le couple devient alors fusionnel et de ce fait, on retrouve le registre lyrique avec l’expression du « je », du « tu » et l’union par le "nous" final associé aux sentiments de l’Homme et de la Femme. En effet, la Femme a le « cœur [qui] résonne d’une joie inconnue ».  Des métaphores telles que « les arbres [aux] fils d’argent » soulignent les liens entre eux. De plus, la description du paysage faite par la Femme présente l’esthétique du lyrisme et le thème de la nature avec « les arbres » ou « l’eau » et la représentation des quatre éléments.

On retrouve un champ lexical de l’amour très présent. Effectivement, les protagonistes s’appellent mutuellement « mon amour » à plusieurs reprises, l’Homme désigne la Femme comme « [s]a beauté » et lui demande de l’aimer « comme cette lumière aime cette campagne ! ».

         D’autre part, la Femme transmet sa vision de la nuit à l’Homme uniquement par des paroles. Elle décrit le paysage en utilisant le champ lexical de la vue. L’Homme lui demande de décrire ce qu’elle « voi[t] » et « aperçoi[t] ». Elle use d’un discours descriptif et se sert de ses sensations en faisant appel aussi à l’ouïe. Elle « entend » des « froissement[s] », des « vol[s], des « souffle[s] ». Parallèlement, les personnages passent du vouvoiement au tutoiement grâce à cette relation plus intime. L’association des sens dans « j’entends ton regard dans ta voix » illustre ce lien inhabituel qui les unit. La Femme dit  aussi : « j’ouvre les yeux pour que tu voies ».

         Par conséquent, la complicité amoureuse dans cette scène se caractérise par le registre lyrique, le champ lexical de l’amour, et la transmission de la vision du paysage par la voix et le regard. En outre, cette atmosphère nocturne favorise les phénomènes étranges et présente ainsi une dimension fantastique.

        

         Dans la description du paysage, l’Homme pose à la Femme des questions allant du rationnel vers l’irrationnel pour atteindre le sacré. Pour le ciel, il parle d’abord d’ « étoile » et de « nuage » puis de « malin petit esprit ». Pour la terre, après « les arbres » et « l’eau », l’Homme parle de « fourgons », de « troupes » et de « bêtes cornues ». Ainsi, utilise-t-il le registre fantastique en introduisant l’étrange dans l’univers de la normalité, et fait référence à la mythologie antique en évoquant des être mi-hommes, mi-bêtes comme l’esprit « moitié homme, moitié chauve-souris ». Il a besoin de s’assurer que la nuit est délivrée de tous ses démons pour que s’accomplisse "le sacre de la nuit".

         De plus, la nuit est décrite comme un « espace nocturne », « espace éternel » ou encore « nuit de l’espace ». Toutes ces périphrases mettent en valeur le mot « espace » qui donne la notion d’autres dimensions, d’un endroit infini et inconnu où le « regard atteint ce qu’[on] ne peut connaître ». Et l’inconnu attire, c’est pourquoi la Femme se laisse emporter par la nuit et son mystère.

         Mais encore, la notion du temps n’est pas la même  le jour et la nuit. Ici, l’absence de mouvement des personnages ainsi que le paysage qui paraît figé où même l’air retient son souffle, donne l’impression d’un « temps immobile », arrêté, et les protagonistes « veille[nt] » en goûtant à la quiétude de la nuit.

         A la fin, les didascalies nous indiquent « un silence » puis une reprise « à voix plus basse ». Cela symbolise la rupture avec le domaine fantastique, comme si l’Homme et la Femme se réveillaient d’un rêve pour revenir à la réalité. Cependant, on remarque que « la nuit [leur] a donné [un] secret ! », le secret de l’amour et de l’alliance avec le monde qui montre que cette scène n’était pas seulement fantastique mais bien vécue. Désormais, main dans la main, ils peuvent poursuivre leur chemin, la nuit les a initiés à son mystère ...

         De ce fait, cette scène présente un aspect irréel fondé sur un registre fantastique. La nuit est perçue dans une autre dimension, ainsi que le temps en suspens, avant le retour à la réalité avec une conscience élargie.

        

       Pour conclure, l’auteur essaie de calmer ses angoisses en faisant l’éloge de la nuit, et ce sacre entraîne une complicité amoureuse entre les protagonistes. Mais ce thème comporte une certaine dimension fantastique. Le spectateur est alors emporté dans un monde de chimères duquel il ne sort qu’à la fin de la pièce. Apollinaire dans La Chanson du mal aimé choisit un autre sujet de célébration : la ville moderne. Cependant, ces deux textes ont des buts bien semblables. En effet, ils permettent tous deux à l’auteur de ne pas sombrer soit dans le chagrin, soit dans l’angoisse. La poésie serait-elle ainsi une échappatoire aux tourments de l’âme et un moyen de catharsis ?

 

Julie 1ière S1 (novembre 2009)

dimanche 21 février 2021

Commentaire de Oswald et Zénaïde de Jean Tardieu

 

Commentaire composé de Oswald et Zénaïde

de Jean Tardieu

 

 Dominique Ratonnat, Nathalie Robert

mise en scène Didier Chaix

  Voir le texte ICI
 
 

               Jean Tardieu est un dramaturge, qui remettant en cause les conventions des genres, tourne en dérision les codes langagiers. Dans Oswald et Zénaïde (1954), il peint une société où le signifiant devient plus important que le signifié, ce qui aboutit à une communication sans compréhension. Il détourne le langage et les situations stéréotypées. Nous verrons en quoi cette courte pièce est une parodie du conformisme bourgeois, en ce qui concerne le mariage des enfants. Dans un premier temps, nous examinerons la parodie de l’aveu impossible et dans un second temps, la parodie de la mise à l’épreuve de l’amour.

              

        Cette courte pièce parodie des aveux impossibles, où la parole est empêchée par égard pour l’autre. En effet, les deux amoureux redoutent de s’annoncer mutuellement que leurs parents s’opposent à leur mariage.

Ils utilisent donc un dialogue stéréotypé qui se transforme en banalités, ce qui crée un effet comique. Dès le début, Oswald et Zénaïde, formant pourtant un couple, se saluent avec des salutations d’usage, telles que «Bonjour, Oswald ! » ou «Bonjour, Zénaïde ! », ce qui est totalement ridicule. Cette absence d’intimité dérape même vers l’absurde, quand Oswald s’étonne ridiculement de trouver Zénaïde chez elle, alors qu’il frappe à sa porte : «Vous, vous, Zénaïde ! ». Leur dialogue est rempli de banalités, telles que des considérations sur l’heure : «Cinq heures ! », sur le jour ou la nuit : «Il fait encore jour ! » et sur le printemps : «C’est le printemps, Zénaïde ! » qui sont sans intérêt et reprises avec insistance : «Il fait jour ! Vous l’avez déjà dit, Zénaïde ! ». Les didascalies renforcent ce sentiment avec le long défilement des heures. De même, le dialogue est vide, il n’a aucun intérêt et les phrases sont incomplètes. Zénaïde dit : «Ah ! bon ! je croyais… » et même quand le dialogue s’accélère avec des stichomythies, leur contenu est néant : «Mais encore ? – Presque rien ! ». Il s’agit de la fonction phatique du langage. Lorsqu’ils se délivrent de leur secret, ils le font en chœur, ce qui rend l’aveu inaudible et incompréhensible par eux. La faillite de la communication vient donc de la réticence de la parole mais aussi du brouillage quand on parle en même temps sans s’écouter. Retenir ses mots mène à la folie et à l’incompréhension. Enfin, les noms des protagonistes Oswald et Zénaïde sont empruntés à l’exotisme des pièces d’autrefois de Marivaux et de Molière, pour se moquer. Par conséquent, le couple tient des propos sans intérêts, amplifiant le comique de situation qui caractérise la pièce.

               Oswald et Zénaïde présente une abondance d’apartés, favorisés par la réticence du couple à se parler. Ils renseignent sur les sentiments des personnages, mais dérapent également dans l’absurdité, provoquant un comique du langage. En effet, les apartés sont significatifs de la fonction expressive du langage, où le lyrisme domine avec le champ lexical de l’amour : Oswald dit qu’il «a toujours aimé» et Zénaïde croit «entendre son cœur», le siège des sentiments. De plus, le couple souffre de ne pas pouvoir se parler sans secret, par peur de faire du mal à l’autre. Nous remarquons le champ lexical de la souffrance et l’utilisation du vocabulaire péjoratif : «supplice», «triste», «cruauté» ou encore «ce secret m’étouffe». Cette souffrance est même à son acmé, lorsqu’Oswald la qualifie «d’intolérable» et qu’il «devien[t] fou ! ». Il s’agit d’une hyperbole et d’une gradation. Par ailleurs, les protagonistes sont en symbiose, même s’ils n’osent pas se parler véritablement, ils pensent la même chose l’un après l’autre. Zénaïde : «jamais […] n’aura [ ] le courage de lui apprendre la triste vérité ! » et Oswald : «jamais […] n’aura [ ] la cruauté de lui avouer la grave décision». Leur amour est sincère, l’utilisation de périphrases pour désigner son ou sa bien-aimé(e) le confirme. Zénaïde qualifie Oswald de «trésor […] précieux». Néanmoins, leurs sentiments dérivent dans l’absurdité. En effet, le contraste des registres rend l’envolée lyrique de Zénaïde ridicule lorsqu’elle parle de «l’alcyon sur la mer écumante». De plus, leur souffrance les pousse chacun dans un délire, se mettant à réciter des listes hors-propos : Oswald raconte que «les Espagnols dansent la séguedille» par exemple, ou à parler de fantastique, avec l’utilisation de ce vocabulaire : «Feu et diable, sang et enfer ! Les sorcières» par exemple. Les apartés sont donc des moments de révélations sentimentales, mais aussi de crises de démence.

 


              

               Cette pièce est une double parodie, car la scène de mise à l’épreuve de l’amour l’est également.

               Le plus souvent, c’est le couple qui souhaite mettre son amour à l’épreuve, or ici ce sont les parents qui mettent l’amour de chacun de leur enfant à l’épreuve, cette pièce est donc déjà une parodie. Monsieur Pomméchon représente l’emploi comique. Son nom, tout d’abord, est d’origine française et assez drôle, mais c’est son apparence qui caractérise cet emploi. Il est qualifié dans les didascalies de «bourgeois ventripotent, cossu et jovial». Le caractère du personnage est cerné dès son entrée en scène. Néanmoins, ce rôle «bouffon» est avant tout lié à ses répliques où le comique de langage domine. Il surnomme en effet sa fille et Oswald de «petits poulets», «petits lapins», «petites carpes» et de «petits colibris» mais c’est surtout son expression fantaisiste et pleine d’humour, marquant l’étonnement : «sac à papier » répétée quatre fois, qui provoque l’hilarité, même si l’absence de ses fins de phrases participe au comique du personnage. De plus, son attitude est également un facteur comique : il «part [de la scène] en riant» après avoir donné une «bourrade amicale à Oswald», il s’agit du comique de geste. Son rôle «bouffon» est en accord avec le but de sa présence dans la pièce : il «vien[t] pour tout arranger», il permet un dénouement heureux.

               Cette pièce vise à tourner en dérision les conventions mondaines, et «les fins heureuses». En effet, dès le début de la pièce, le présentateur met implicitement la situation en place : il s’agit «d’établir un contraste comique» dû aux différences de longueur entre les apartés et les répliques «à haute voix» car la pièce exhibe la stupidité des conventions et codes langagiers, où le message est moins important que la façon dont on le dit.

             De la même façon, les didascalies insistent sur ce point et précisent quelles conventions la pièce parodie : les conventions mondaines, car nous sommes «dans un salon bourgeois à la campagne, vers 1830». En effet, ces conventions sont exagérées : «Oswald agenouillé lui baise la main avec transport» alors qu’il n’arrive pas à lui déclarer son amour et malgré le fait qu’ils forment un couple, Oswald s’assoit «à quelque distance» de Zénaïde, ce qui est complètement ridicule. C’est ce que le père, bourgeois tout de même, leur fait remarquer : «à votre place, il y aurait longtemps que…je me serais embrassé ! », c’est-à-dire que même celui censé représenter la bourgeoisie et ses conventions ne les applique pas.

         Par ailleurs, la fin de la pièce est un méli-mélo burlesque, une parodie des «fins heureuses» de contes de fées : ils se marièrent, vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants car Oswald et Zénaïde n’ont pas déclaré leur amour tout le long de la pièce, mais ils se questionnent à la fin « - pour toujours ? – à la vie ? ». Cette «fin heureuse» est également tournée en dérision par l’utilisation des langues étrangères par Oswald et Zénaïde lorsqu’ils expriment leur bonheur, car cela rend cette situation légèrement ridicule. Enfin, c’est dans les apartés que l’assurance de leurs sentiments s’exprime, mais l’abondance du lyrisme : «elle est à moi, moi à elle, nous à nous» rend la situation pathétique. Cette pièce contient des préjugés sur le mariage car il ne faut pas «contredire» le mari et ne pas « contrarier» la femme ! L’homme a donc le monopole de la parole (contredire) et la femme, celui de l’humeur (contrarier)

              Cette pièce est une illustration de la stupidité des conventions mondaines et de «la fin heureuse».

              

              Cette courte pièce est une parodie du conformisme bourgeois en ce qui concerne le mariage des enfants, car elle parodie l’aveu impossible avec la présence d’un dialogue stéréotypé, rempli de banalités et des apartés dont la fonction est d’exprimer les sentiments des protagonistes, allant jusqu’à l’absurde. Cela crée donc un effet comique. Mais cette pièce parodie également la mise à l’épreuve de l’amour avec l’emploi comique du père, la dérision des conventions mondaines, des préjugés et de la «fin heureuse». Par conséquent, cette pièce étant une parodie, elle se rapproche de celles parodiées, c’est-à-dire celles de Marivaux avec ses mises à l’épreuve de l’amour, comme dans Le Jeu de l’amour et du hasard où Dorante et Silvia prennent la place de leur valet et servante respectifs pour tester leur amour, mais aussi celle de Molière comme Le Malade imaginaire, où Angélique ne peut pas épouser Cléante car Argan, son père, s’y oppose. On peut donc parler de «comédie du langage» et de «comédie de la comédie», selon les termes utilisées par Jean Tardieu.

 

Léa 1ière S1 (Janvier 2010)

samedi 20 février 2021

Les Fausses Confidences de Marivaux I, 8

 

Les Fausses Confidences, Marivaux, 1737

Acte I scène 8


"Ma personne ne m’appartiendra donc plus ?"


Arlequin ou la servitude en question


voir le texte ICI


La commedia dell’arte apparaît au XVIe siècle. Il s’agit de théâtre interprété par des comédiens professionnels, et ce genre connaîtra une immense popularité dès le XVIIe siècle particulièrement en Italie, mais également en France et en Espagne, bien que les gouvernements de ces deux derniers états aient cherché à réglementer, voire censurer cette forme théâtrale. Molière et Marivaux seront fortement inspirés par la commedia dell’arte, et jusqu’à 1740 les pièces de Marivaux sont destinées à des comédiens italiens. Aussi, c’est en 1737 qu’a lieu la première représentation des Fausses Confidences où Marivaux reprend un thème déjà exploré par Molière, notamment : il s’agit en effet des intrigues et manœuvres mises en place par Dubois, ancien domestique de Dorante, un jeune bourgeois désargenté, dans le but que son actuelle employeuse, une riche veuve nommée Araminte, tombe amoureuse de Dorante. Cette pièce est néanmoins originale dans le fait que les rapports sociaux sont bouleversés tout au long de la pièce. Dans la scène 8 de l’acte I, Araminte ordonne à l’un de ses valets, Arlequin, de servir Dorante, son intendant qu’elle vient d’embaucher. Nous verrons donc en quoi cette scène de dispute illustre le bouleversement des rôles sociaux dans lequel réside la particularité de l’œuvre. En premier lieu nous étudierons le rôle d’Arlequin, puis nous observerons la hiérarchie établie entre les domestiques.

 


Arlequin est l’un des domestiques d’Araminte qu’elle place sous les ordres de Dorante, mais c’est toujours à elle qu’il obéit en premier lieu et il n’accepte de servir Dorante que si, puisque ce dernier est également un valet, Dorante reçoit comme ordre d’Araminte d’avoir Arlequin comme valet : « C’est Madame qui donnera ordre à Monsieur de souffrir mon service, que je lui prêterai par le commandement de Madame. » C’est d’ailleurs Araminte qui doit continuer de le rémunérer, même si Arlequin s’y oppose dans la scène 9 de l’acte I.

Arlequin est un personnage de caractère : on observe en effet que celui-ci tient plus de répliques que tout autre personnage présent dans cette scène et il est à l’origine de la querelle. D’autre part, on observe que, malgré son statut de domestique, il tient tête à Araminte.

Ce personnage a malgré tout un rôle réduit dans l’intrigue : il n’apparaîtra que rarement dans la suite de la pièce, soit étant manipulé par Dubois, soit dans un rôle sans importance à propos du déroulement de l’histoire. Il joue le bouffon mais derrière ses apparentes niaiseries, il dit des vérités bien difficiles à admettre à cette époque ...

Malgré tout, on observe que ce personnage tient la première et la dernière réplique de la pièce, et on peut supposer que ce personnage illustre l’état d’esprit de Marivaux.

En premier lieu, dans cette scène, même si son statut est celui d’un simple domestique, il se considère comme l’égal de Dorante qui, bien que n’étant que l’intendant d’Araminte, semble posséder un statut supérieur. En effet, Arlequin refuse d’être le domestique de Dorante : il ne veut pas servir une autre personne que celle qui le paie et tergiverse à ce sujet jusqu’à ce que Marton lui explique qu’il sert Dorante car Araminte le lui ordonne, et qu’elle ordonne également à Dorante d’être servi par Arlequin ; ce dernier est ainsi au même statut que Dorante puisque tous deux agissent ainsi sous les ordres d’Araminte : « je serai le valet qui sert, et vous le valet qui sera servi par ordre » dit-il au début de la scène 9. C’est aussi rabattre les prétentions de Dorante que Arlequin a peut-être bien devinées ...

Il obtient cependant dans la scène 9 d’être en partie rémunéré par Dorante : « Tiens, voilà d’avance ce que je te donne. » Il est établi qu’Arlequin traite Dorante comme son égal : il le désigne en effet, en aparté, comme un « gracieux camarade » et non comme son maître ou la personne qu’il sert. Le valet est donc ici présenté comme l’égal du personnage principal, malgré leur différence de statut social, légère mais bien présente. Il refuse d’être considéré comme un objet ou une marchandise que l’on possède et qu’on échange, et on peut interpréter ce fait comme une condamnation de l’esclavage par Marivaux (la France considérait l’esclavage comme légal depuis le Code noir) à travers Arlequin. L’état de subalterne s’élargit ainsi à toutes les servitudes de l’Ancien Régime. On décèle cette intention dans la réplique d’Arlequin :

"Comment, Madame, vous me donnez à lui ! est-ce que je ne serai plus à moi ? Ma personne ne m’appartiendra donc plus ?"

 

 

Malgré le fait qu’Arlequin refuse d’avoir un statut inférieur à celui de Dorante,   se forme dans la scène 8 une hiérarchie interne aux domestiques. En effet, Marton et Dorante semblent posséder un statut particulier.

S’il est ruiné, Dorante n’est pas, à l’origine, un domestique, puisqu’il a souhaité être engagé par Araminte avec pour unique raison son amour pour elle. Son oncle, monsieur Rémy, est un riche procureur, et Dorante devrait à sa mort hériter de ses biens.

Il est malgré cela le domestique d’Araminte qui place Arlequin sous ses ordres, or on observe que ni Dubois, ni Marton, ni même Arlequin n’ont un domestique payé par Araminte à leur disposition, ce qui distingue Dorante des autres valets. D’autre part, Dorante, malgré son statut actuel, se permet par l’intermédiaire et sous les conseils de Dubois, de courtiser Araminte qu’il sert pourtant, en tant qu’intendant.

Enfin Marton, quant à elle, est traitée par Araminte malgré la rivalité amoureuse qui les oppose, « bien moins en suivante qu’en amie », comme le précise Monsieur Rémy dans la scène 3. On remarque également que Arlequin lui obéit comme à Araminte : « Quand je t’envoie quelque part ou que je te dis « fais telle ou telle chose », n’obéis-tu pas ? » (Marton, acte I scène 8)

On constate donc que Dorante, Dubois, Arlequin et Marton sont, mais à  des échelles différentes, tous les domestiques d’Araminte. C’est elle qui les rémunère. Malgré ses intrigues, Dubois lui obéit, de même que Marton même si elle est sentimentalement plus proche d’elle que les autres domestiques (en dépit de son attirance pour Dorante ). Enfin, si Dorante l’aime, il tente de se rapprocher d’elle en tant que son intendant et donc il la sert, même si cela contrecarre ses intentions, comme plus tard dans la scène 13 de l’acte II où il sera contraint d’écrire sous la dictée d’Araminte une fausse lettre au comte indiquant qu’elle s’est résolue à épouser ce dernier.

Si Arlequin refuse d’obéir à une autre personne qu’Araminte, en toute logique puisque c’est elle qui le paie, il l’accepte finalement si ce sont les ordres d’Araminte : il doit donc obéir à Marton et à Dorante, de qui il réussit malgré tout à obtenir un salaire. En revanche, les statuts de Dubois et d’Arlequin par rapport à Araminte semblent être égaux puisque l’on remarque entre eux une certaine rivalité au long de la pièce.

Dubois, quant à lui, est l’ancien valet de Dorante et se retrouve désormais au même statut de valet que son ancien maître. Fidèle à Dorante, il souhaite l’aider à séduire Araminte et se place ainsi comme le valet de Dorante, même s’il dirige l’intrigue ; il reste malgré tout plus son ami que son valet.


Ainsi, cette scène illustre la volonté du dramaturge de bouleverser les codes sociaux puisque la hiérarchie entre domestiques et maîtres est ici remise en cause. Arlequin est par exemple contraint d’obéir à d’autres domestiques qu’il considère pourtant comme ses pairs, et leur statut social est le même. Mais on remarque que Dorante a changé de statut social puisqu’il est désormais le valet d’Araminte tout comme Dubois dont il était autrefois le maître. Aussi une hiérarchie entre valets est présente, et si le statut de valet est le même pour chacun d’entre eux, leur histoire et l’amitié qui les lient parfois entre eux (Dorante et Dubois) ou à leur maîtresse (Marton et Araminte) ont le dessus sur leur statut social : c’est cette modification des codes sociaux, dominés finalement par les sentiments humains, qui fait l’originalité de l’œuvre par rapport au thème traité, les intrigues amoureuses des maîtres menées par leurs valets. Néanmoins, on comprend bien que Marivaux insinue que les rapports humains sont en train de se modifier et que la montée de la bourgeoisie est sur le point d’entraîner une « démocratisation » des relations de classes. Au final, la riche veuve Araminte dédaignera son prétendant noble et donnera son cœur à celui qui le mérite par ses talents et son obstination amoureuse : adieu donc les préjugés de castes et vive les femmes riches et libres ! Marivaux était allé plus loin encore dans la comédie Le Jeu de l’Amour et du Hasard, représentée pour la première fois en 1730, en inversant les rapports maître-valet puisque les maîtres échangent leur rôle avec leurs valets. Mais au dénouement, la hiérarchie sociale est rétablie puisque les maîtres épouseront les maîtres et que les valets épouseront les valets, respectant ainsi les rapports entre classes sociales différentes tout en étant en accord avec les intérêts sentimentaux des personnages. Mais, l’idée était dans l’air du temps, comme le ver est dans le fruit …

 

Voir l’entretien sur la pièce du metteur en scène Jean-Louis Thamin ICI (cliquer sur "plus d’infos")

(mise en scène  des Fausses Confidences filmée en 2005 où Cléribert Sénat, comédien de couleur interprète un savoureux Arlequin).


Shams 1S2 (avril 2011)


 

 Portrait de Marivaux par J.-B. Van Loo (Comédie Française)