Translate

mardi 31 mai 2022

Huis clos, Jean-Paul Sartre scène 5 (début de la scène)

 Huis clos, Jean-Paul Sartre, 1944

Scène 5


(de Garcin « Allons, pourquoi sommes-nous ensemble ? »

à Inès « Le bourreau, c’est chacun de nous pour les deux autres. »)

Voir le texte ICI

 

Coupables ou non coupables ?

Ou la comédie des faux aveux en déni de l’enfer

 

Voici deux commentaires de cette scène par deux élèves

Premier commentaire

Philosophe fondateur de revues, auteur d’essais, de récits et de pièces de théâtre, Jean-Paul Sartre s’engage dans les combats de son époque de la Seconde Guerre mondiale à la Guerre Froide. Il invente l’Existentialisme qui pose la question du sens de l’existence et de l’engagement. Sa pensée est exposée dans ses romans, La Nausée (1938) ou des pièces de théâtre, Les Mouches en 1943 et Huis clos un an plus tard. Dans cette pièce trois personnages sont condamnés à être ensemble pour l’éternité. Dans l’extrait de la scène 5 que nous étudierons, les trois personnages cherchent à se disculper en faisant des faux aveux. Tout commence lorsqu’ils se mettent à chercher la raison pour laquelle ils sont réunis et s’achève uniquement lorsqu’ils l’ont assimilée. Nous verrons comment le trio se retrouve piégé par la situation malgré les jeux de comédie qu’ils mettent en place. Tout d’abord, nous étudierons la comédie des faux aveux puis comment leur culpabilité éclate.

 

       I.            La comédie des faux aveux en déni de l’enfer

 

A. Un jeu de comédie

 

·          Face à l’interrogatoire d’Inès qui cherche à savoir pourquoi Estelle et Garcin sont en enfer, Estelle préfère nier les faits en répétant « je n’en sais absolument rien » et en s’exclamant « je ne sais pas du tout ! ».

·         Chacun d’eux joue à l’innocent. On peut l’observer par les pronoms interrogatifs « Quoi », mais aussi par le champ lexical de la stupéfaction « brusquement », « étonnée », « vivement » dans les didascalies.

·         Inès justifie la situation par un manque de « courage », mais ce n’est pas pour autant qu’elle avoue ce qu’elle a fait pour arriver en enfer.

 

B. La petite sainte et le héros sans reproche

 

·         Est-ce une simple erreur ? En tout cas c’est ce qu’Estelle préfère prétendre face à la situation « Est-ce qu’il ne vaut pas mieux croire que nous sommes là par erreur ? ». Elle raconte sa vie de manière dramatique : une femme qui était orpheline et pauvre et qui a dû faire des sacrifices. Afin de se disculper, elle emploie des questions oratoires : « Croyez-vous que ce soit une faute ? »

·          De même Garcin se fait passer pour un héros sans reproche qui a été fusillé, selon lui, pour avoir vécu « selon ses principes ». Il cherche, lui aussi, à se déculpabiliser par des questions oratoires « Où est la faute ? »

·         Inès ne dit toujours rien quant à la raison pour laquelle elle se trouve en enfer.

 

Ainsi les trois personnages cherchent-ils à se disculper et jouent-ils une comédie mensongère dont les autres ne sont pas dupes. Cependant, cela ne suffit pas en enfer.

 

    II.            Tous coupables !

 

A.    Se faire trahir par l’expression de ses sentiments

 

·          La part de culpabilité du trio se dessine par leur expression. En effet,  lorsque Estelle cherche à prouver son innocence, Inès et  Garcin se mettent à sourire : « Ne souriez pas » leur dit-elle.

·         Inès se montre ironique face à la situation. Ainsi nomme-t-elle Garcin « un Héros » alors qu’elle sait qu’il est un lâche. Elle utilise une antiphrase ironique.

·        L’échange entre les trois personnages est de plus en plus violent, en particulier à l’égard d’Inès. Estelle se comporte « avec insolence » et Garcin  se fait menaçant « la main levée ».

 

B.     L’enfer psychologique, un enfer redoutable

 

·         Inès est la plus lucide.  Elle sait et ne détourne pas la réalité. Elle utilise des exclamations et des répétitions afin de souligner qu’ils sont « entre assassins » et « en enfer » : « En enfer ! », « Damnés ! Damnés ! » et qu’il faut à présent « payer ». Elle se délecte à l’annoncer aux autres.

·          Elle est donc la première à avoir compris le principe de l’enfer : « Il n’y a pas de torture physique » et chacun d’entre eux est le bourreau pour les deux autres. Face à la réalité, Garcin et Estelle demandent à Inès de se taire « Taisez-vous », « Voulez-vous vous taire ! », « Est-ce que vous vous tairez ? ». Ce déni est bien inutile ...

·        Sartre donne une représentation de l’enfer qui déjoue les mythes religieux avec un enfer psychologique où « le bourreau c’est chacun de nous pour les deux autres ».

       Le trio refuse sa situation d’où les jeux de comédie que deux d’entre eux mettent en place. Dans un premier temps, les trois personnages cherchent à se disculper par le refus de la vérité et de la responsabilité, par le mensonge ou par le jeu de séduction ou de pouvoir, afin d’aveugler l’autre ou de se l’approprier. Cependant, cela ne suffit pas car ils savent qu’ils sont réunis en tant qu’assassins. Ainsi Sartre met-il en place un enfer psychologique (et non religieux) où doivent se confronter les personnages pour l’éternité. Il développe davantage sa théorie dans ses autres œuvres comme L’Existentialisme est un humanisme. Selon lui, « l’existence précède l’essence » donc « on est ce que l’on fait de sa vie ». Si on ne veut pas que l’enfer ce soit les autres, car on n’existe que par leur regard, il faut bien user de sa liberté pendant sa vie (« l’homme est condamné  à être libre »), être responsable de ses actes librement choisis, avoir du courage et être solidaire du genre humain, sinon l’Enfer pour toujours.

 Leïla (classe de 1S5, mai 2012)

 

 

Deuxième commentaire

 Huis clos de Jean-Paul Sartre (scène 5)

             Jean-Paul Sartre est un des fondateurs de l’Existentialisme en France. Il a importé ce mouvement allemand où seuls les actes sont pris en compte et non pas les intentions. C’est ainsi que dans la pièce de théâtre Huis clos écrite en 1944, Sartre montre que l’homme doit prendre conscience de la notion de liberté ainsi que de la responsabilité de chacun. En effet, Huis clos présente l’enfer sartrien qui consiste à vivre sous le regard  des autres. Par conséquent dans la scène 5, les trois protagonistes, Garcin, Inès et Estelle, sont réunis dans une pièce dans laquelle ils vont devoir « vivre ». On pourra se demander comment ils vont essayer de se cacher leur culpabilité pour s’inventer des vies vertueuses. Nous étudierons d’abord la comédie des faux aveux dans un interrogatoire mené par Inès puis le début de leur descente en enfer.

       I.            Les faux aveux

 

1)      L’interrogatoire

 

·         Dès le début de l’extrait Inès, qui prend le rôle de procureur d’un procès, commence l’interrogatoire de Garcin et d’Estelle. Elle pose donc des questions brutes pour connaître les actes que ces deux personnages ont commis pour être arrivés en enfer. Par exemple, elle demande : « Qu’avez-vous fait ? Pourquoi vous ont-ils envoyés ici ? »

·         Suite à ces questions, Estelle va nier en prétendant : « Mais je ne sais pas, je ne sais pas du tout ». Elle suppose qu’elle s’est retrouvée ici seulement à cause d’une « erreur » provoquée par « des employés sans instruction ».

·         Devant ces questions embarrassantes, Estelle et Garcin se sentent mal à l’aise d’où la répétition de « ne souriez pas ». Ils vont donc choisir la facilité en racontant leur histoire de manière à les rendre innocents.

  

2)      Une comédie mensongère

 

·         Estelle et Garcin vont raconter des faux récits pour se présenter comme de simples innocents.

Lors de son histoire, Estelle utilise un registre pathétique pour inspirer la pitié et ainsi se montrer comme étant une victime. Celle-ci emploie donc un vocabulaire qui permet de tourner son récit en drame comme « orpheline », « pauvre », « sacrifier ».

·         Estelle veut expliquer son innocence en montrant ses sacrifices faits pour son frère malade ainsi que sa « jeunesse [donnée] à un vieillard ». De plus, cette jeune femme veut être déculpabilisée d’où les nombreuses questions oratoires : « Qu’auriez-vous fait à ma place ? ».

·         Quant à Garcin, il prétend être mort pour avoir vécu selon ses principes. Lui aussi utilise des questions oratoires telles que « Que faire ? » et « Où est la faute ? ».

·         Suite à ces faux récits, Inès use d’ironie en les appelant « Un Héros » et « la petite sainte ».

 

Lors de cet interrogatoire agressif d’Inès, les accusés vont se présenter de manière valorisante dans leurs récits. Ils refusent donc d’accepter la vérité. C’est ainsi que va commencer la sensation d’enfer entre ces personnages.  

   

    II.            Le début de l’enfer

 

1)      Des rapports de force se dessinent

 

·         Estelle et Garcin se sentant persécutés par les nombreuses questions d’Inès vont s’entraider face à celle-ci. En effet, ils recourent à une solidarité en approuvant ce que chacun d’eux raconte. Cependant cette solidarité ne va pas se prolonger étant donné qu’elle s’appuie sur des mensonges, même si Estelle feint d’absoudre Garcin en disant : «  Il n’y a pas de faute ».

·         C’est pourquoi Garcin et Estelle se liguent contre Inès en lui ordonnant de se taire. Estelle ordonne à plusieurs reprises : « taisez-vous » et Garcin appuie : « est-ce que vous vous tairez ». Nous pouvons donc voir que des tensions commencent à se créer.

·         Les échanges entre les protagonistes deviennent rudes, marqués par une ponctuation forte dans les apostrophes d’Inès : « Damnés !», « En enfer !».

 

2)      La vérité de l’enfer dévoilée

 

·         C’est Inès qui est la première à comprendre la vérité sur l’enfer. Elle va donc en informer ses deux camarades avec cynisme. Elle  affirme que l’enfer : « c’est chacun d’eux pour les deux autres ».

·        Elle explique ce principe en comparant l’enfer à un hôtel « en self service », d’où l’emploi du vocabulaire de l’hôtellerie en rapport avec le lieu singulier où ils se trouvent réunis : « une économie de personnel », « clients », « services ». Cette image est évidemment ironique et réduit l’enfer traditionnel à une réalité prosaïque.

·         La révélation se fait donc par Inès qui leur apprend aussi qu’ils sont tous des « assassins ». Elle explique qu’ici « ils [la direction de l’hôtel] ont réalisé une économie » puisque ce sont les clients qui occupent alternativement la fonction de bourreaux pour les autres.

  

Ainsi Sartre nous présente-t-il un interrogatoire conduit par Inès dans lequel elle souhaite faire dire aux deux autres la vérité puisqu’elle a déjà admis qu’elle-même était damnée et méchante. Mais tout cela entraîne une montée de violence entre les personnages. C’est Inès qui amorce la philosophie de Sartre en prétendant que l’enfer c’est les autres car on n’existe que par leurs jugements. Selon l’auteur, il faut être responsable de ses actes car « l’existence précède l’essence » donc « on est ce que l’on fait » et mentir ne sert à rien : on ne peut rien cacher en enfer ! De plus, nous devons user courageusement de la liberté dont on dispose vivant, puisque « l’homme est condamné à être libre ». Ainsi les principes existentialistes essentiels sont d’avoir du courage, d’être responsable de ses actes et d’être solidaire du genre humain. Cette pièce sera reprise au cinéma en 1954 par Jacqueline Audry avec néanmoins quelques différences. Mais dans les deux versions les rapports de force et la philosophie sartrienne sont bien présents.

 

Pauline (classe de 1S5, mai 2012)

Voir le commentaire de la fin de la scène ICI

dimanche 29 mai 2022

Trois petites sœurs de Suzanne Lebeau, commentaire du Prologue

 

Trois petites sœurs  (éditions Théâtrales / Jeunesse, 2017)

 de Suzanne Lebeau

 

En guise de prologue

La famille





ALICE .– Ils sont là, avec moi, les personnages de l’histoire.
Je les laisse se présenter eux-mêmes.
Ça, ils peuvent le faire.
Ils peuvent raconter... aussi...
Mais si je les laisse seuls, tous les quatre,
ils ne pourront pas dire le plus important.
Il faut du temps, beaucoup de temps
pour trouver les bons mots
et les bons silences.

LA MÈRE .– Je suis la mère...
La mère d’Alice.
La mère de la petite Alice.
Les regards changent quand je prononce les mots.
Autour de moi, les voix se font plus douces,
timides,
effrayées.
Effroyablement distantes !
On ne me demande pas comment je vais.
Jamais !
Personne ne veut entendre la réponse, je crois.
Ils ont peur...
Oui, ils ont peur que je donne une vraie réponse...

que j’avoue simplement : « Je ne vais pas bien,
pas bien du tout. »
Les regards se baissent, se détournent, regardent au loin...
cherchent une excuse pour partir,
pour fuir.
J’ai envie de hurler :
« Restez, restez, s’il vous plaît,
je ne suis pas contagieuse.
J’ai besoin de vous.
Ne partez pas ! »

LE PÈRE .– Je suis le père...
Le père d’Alice.
Le père de la petite Alice.
Les clichés sont tenaces : les hommes ne pleurent pas.
« Tu es un homme !
Retiens-toi un peu ! »
Combien de fois je l’ai entendu,
avec ou sans la petite tape sur l’épaule.
« On te comprend, c’est sûr.
Mais c’est... la vie. »
Le dernier mot est dit avec un sourire gêné.
« Tu dois revenir sur terre.
À la réalité.
Au travail.
Au quotidien. »
Je ne dois pas pleurer, je dois faire comme si...
Être fort.

Je sais ce que l’on attend de moi.
Je le sais jusqu’au bout des doigts.
Faire semblant.
Pour les filles, mes belles filles...
Faire semblant pour elles.
Je fais semblant...
mais... je ne m’habitue pas.
Je ne m’habitue pas... ne m’habitue pas.
(Il est interrompu par ses propres sanglots qui lui
montent à la gorge )

[...]


Suzanne Lebeau

 

Commentaire du début du Prologue

des Trois petites sœurs de Suzanne Lebeau

 

         Dans le prologue de Antigone (1944) d’Anouilh, un seul personnage s’adresse directement au public pour présenter les protagonistes de la pièce et pour en décrire le déroulement et l’issue tragique. L’intérêt ne réside donc pas dans l’histoire qui est connue d’avance avec la mort annoncée d’Antigone mais dans les relations entre les personnages et leurs rapports à la vie, à l’autorité, à la cité et à la mort. Dans la pièce de Suzanne Lebeau Trois petites sœurs (2017), les personnages se présentent eux-mêmes à tour de rôle. Il s’agit aussi d’une famille dont on apprendra au cours de la pièce que la fille cadette, Alice, va mourir d’une tumeur au cerveau. Il sera intéressant d’examiner pourquoi, dans cette scène d’exposition en prose, les personnages se présentent de manière énigmatique, sans vraiment communiquer entre eux et avec le public, dans une sorte de complainte de l’indicible. Quel tabou doivent-ils taire ou exprimer et pourquoi ?

 

 

I) La présentation énigmatique des personnages par eux-mêmes dans cette scène d’exposition

 

A) Alice, maîtresse du jeu dramatique

 

            - Le premier personnage à s’exprimer est Alice mais elle ne donne pas son prénom aux spectateurs, ni son âge, ni ses liens de parenté avec les autres personnages. Elle les désigne comme «  les personnages de l’histoire » et précise leur nombre, en plus d’elle même : «  tous les quatre ». Le spectateur apprend donc qu’il y a cinq protagonistes dans cette histoire. Alice annonce qu’elle les « laisse se présenter eux-mêmes » et « raconter... aussi... ». Son rôle consiste à favoriser leurs paroles par sa présence : « Mais si je les laisse seuls, tous les quatre, ils ne pourront pas dire le plus important. »

            Elle joue donc le rôle de médiatrice et ne fournit pas d’explication sur l’histoire ni sur elle-même. Le spectateur voit cependant par son aspect physique dans la représentation théâtrale qu’elle est une petite fille. Ce qui compte pour elle c’est de faire « trouver les bons mots et les bons silences ». A ce stade, le spectateur est intrigué et attend avec impatience les mots des autres personnages et leurs liens entre eux, sachant, selon les termes d’Alice, qu’il « faut du temps, beaucoup de temps pour trouver les bons mots et les bons silences. »

 

B) La mère, incarnation de la douleur et du rejet par les autres

 

            - Le deuxième personnage à prendre la parole indique d’emblée : « Je suis la mère...
La mère d’Alice. 
» sans qu’on sache son prénom. Le spectateur commence à comprendre qu’il s’agit d’une histoire de famille, que les rôles familiaux semblent primer sur l’identité individuelle et que les protagoniste se positionnent par rapport à Alice qui paraît être le personnage central. Le spectateur est surpris de voir que les adultes ne prennent pas la parole en premier et que leur fille, Alice, affirme qu’elle est là pour qu’ils puissent « trouver les bons mots et les bons silences » Les grandes personnes auraient-elles quelque chose à cacher ou sont-elles incapables d’utiliser le langage pour dire ce qui, pour elles, est indicible ? Le spectateur est d’autant plus attentif au discours de la mère pour trouver des indices et des réponses.

            Cependant, l’attente du spectateur est déçue car la mère reste énigmatique sur le sujet de son histoire. Elle constate avec regret que : « Les regards changent quand [elle] prononce les mots. » Quels mots ? Elle ne le précise pas. Elle se concentre sur la réaction des autres qui « cherchent une excuse pour partir, pour fuir. » Elle dit qu’elle a « envie de hurler » pour les retenir. Le spectateur commence à deviner que la mère vit quelque chose de grave et de douloureux et que personne ne peut vraiment l’aider.

 

C) Le père victime des préjugés masculins sur le droit de pleurer

 

            - Voici le troisième personnage qui se présente avec la même formule que la mère, en précisant : « Je suis le père d’Alice » mais il n’en dit guère plus. Il déplore les clichés qui imposent aux hommes de « faire semblant », d’être « forts » et de ne pas « pleurer ». Il affirme qu’il s’y efforce pour « les filles, mes belles filles... » mais qu’il ne « s’habitue pas ». Le spectateur découvre qu’Alice a donc deux sœurs, Trois petites sœurs d’après le titre de la pièce, et que le père, comme la mère, souffrent d’une situation terrible qui n’est pas dévoilée pour le moment. La tension monte pendant le discours du père qui ne raconte pas son histoire mais ses sentiments vis à vis de l’indifférence des autres. Tout comme la mère, son chagrin ne peut se partager et on devine un tabou social dans ce qu’il éprouve.

           

            Ainsi, cette présentation est lacunaire et le spectateur ne sait pas de quoi souffrent les parents et se demande pourquoi Alice tient tant à leur faire dire «  le plus important ». Cette scène d’exposition est donc originale par ses non-dits et la tension dramatique que cela provoque.

 

II) Une communication défaillante malgré les discours

 

A) Les obstacles à la parole vraie

 

            - Le vocabulaire de la parole est très fourni dans la bouche des trois protagonistes de ce début de prologue : « se présenter, raconter, dire, mots, les voix, prononcer, demander, réponse ». Néanmoins, les mots semblent échouer à dire et sont évités par ceux à qui ils sont adressés. Le lexique de l’empêchement fait concurrence à celui de la parole chez les personnages : «  ils ne pourront pas dire le plus important » et ils devront trouver « les bons silences ».

 

            - Le blocage vient d’abord de la crainte éprouvée par les gens à entendre le récit des malheurs des autres (« Ils ont peur. »), comme si les mots étaient « contagieux » selon l’expression de la mère, comme si écouter et compatir pouvaient attirer sur soi le même malheur. Ensuite, le conformisme, «  Les clichés sont tenaces » dit le père. Ce sont les pleurs d’un homme, la manifestation émotionnelle de sa souffrance que la société ne supporte pas. Un homme doit être « fort », doit revenir « à la réalité, au travail, au quotidien » c’est-à-dire à tous les dérivatifs d’une vie banale et donc « revenir sur terre ». Il faut donc « faire semblant » et se retenir.

 

B) L’incommunicabilité de la douleur

           

            - Malgré les discours rapportés dans les prises de parole de la mère puis du père, il n’y a pas de véritables échanges entre eux et les autres avec lesquels ils sont en relation. «  On ne me demande pas comment je vais / Personne ne veut entendre la réponse / Oui, ils ont peur que je donne une vraie réponse / On te comprend, c’est sûr. Mais c’est… la vie » Les sourires sont gênés, les regards se détournent et les gens fuient le malheur.

 

            - De même, les personnages ne dialoguent pas entre eux. Ils viennent les uns après les autres exposer leur douleur et l’incompréhension dont ils souffrent. S’ils utilisent les pronoms personnels du discours direct et de la locution, ce n’est pas dans le cadre d’un échange chaleureux entre eux, mais pour montrer leur rejet par les autres : « Tu dois revenir sur terre  / On te comprend mais ».

 

            - Plus inquiétant, alors qu’ils s’avancent à tour de rôle sur scène, ils ne s’adressent jamais à leur public comme s’ils étaient chacun dans la bulle de leur souffrance, comme s’ils se parlaient à eux-mêmes dans une forme d’introspection.

 

            Dès lors, le spectateur entre dans l’intimité des personnages sans encore connaître les causes de leur tourment. Il est partagé entre la curiosité de savoir et la pitié qu’il ressent pour le père et la mère. Peut-être même que ce qu’ils exposent le renvoie à des expériences personnelles de l’incommunicabilité d’une grande douleur morale, ce qui rend ces discours universels car riches de la psychologie humaine.

 

III) Une complainte de l’indicible

 

A) Une élégie

 

            - Le texte dans sa présentation s’apparente à un poème élégiaque. Le champ lexical de l’expression de la douleur est présent dans les discours des parents : « hurler, pleurer » et la mise en forme avec retour fréquent à la ligne pour le texte écrit rappelle la forme poétique.

 

            - Les répétitions : « Je suis la mère / Je suis le père / Restez / Restez / Faire semblant / Faire semblant pour elles / Je ne m’habitue pas / Je ne m’habitue pas… ne m’habitue pas. » résonnent comme des lamentations à l’oral et renforcent l’expression de la douleur.

 

            -  Les énumérations : « plus douces, timides, effrayées,  / à la réalité, au travail, au quotidien »  provoquent un effet de refrain qui appuie sur les redites de mots ou d’expressions et donne de la musicalité aux discours..

 

B) La mort indicible : « du temps pour trouver les bons mots  et les bons silences »

 

            - Cependant comme le dit Alice «  dire le plus important » demande du temps et autant pour le silence. Ne dit-on pas que les grandes douleurs sont muettes ? C’est pourquoi les personnages biaisent, ne parlent pas de l’objet de leur douleur qui est, on l’apprendra plus tard la maladie incurable d’Alice. Il s’agit donc d’un sujet tabou : la mort d’un enfant. Cette mort-là est inconcevable, elle est contre-nature et effraie au plus haut point et on préfère ne pas l’évoquer, surtout à l’époque moderne. Le prénom « Alice » fait penser au roman Les Aventures d'Alice au pays des merveilles de Lewis Carroll où l’héroïne s’apprête à faire un voyage onirique fabuleux qui peut ressembler au parcours d’Alice, ici, qui se prépare à la mort.

 

            - Le vocabulaire de la vérité s’oppose à celui du mensonge : « une vraie réponse / faire semblant ». La comédie sociale, l’évitement sont la règle pour occulter la tragédie de la mort. Le mot n’est d’ailleurs jamais prononcé. On préfère son contraire pour essayer de se rassurer. «  Mais c’est... la vie » disent les gens au père éploré.

 

            - La principale intéressée, Alice, ne dit rien de sa situation et se contente d’être présente. Elle laisse le soin à sa famille de se présenter et de « raconter... aussi... ». Elle semble tout autant impuissante à envisager sa mort et attend des autres qu’ils formulent l’informulable comme pour apprivoiser cette perspective, se préparer à l’inéluctable.

 

 

            Le tabou de la mort et surtout celle d’un enfant est donc le sujet de cette pièce. Suzanne Lebeau qui écrit pour la jeunesse a donc abordé ici un thème difficile et effrayant. Comment parler de la mort aux enfants ? Dans le prologue, elle laisse planer le mystère, le doute, distille des indices de la douleur des parents. La présentation énigmatique des personnages qui ne disent rien de la situation ni d’eux-mêmes intrigue, fait monter la tension dramatique, inspire de l’empathie, de la pitié et aussi une vague angoisse. On croit déjà deviner et on redoute la suite. Comme les personnages, on hésite à formuler la sinistre vérité. Est-il vraiment possible de partager avec les autres un malheur et un deuil personnel ? Faut-il parler de la mort aux autres ? Faut-il faire semblant de l’ignorer, de faire semblant, d’être fort ? Les voix du prologue s’élèvent comme une complainte du malheur, une élégie douloureuse et poétique malgré les termes simples employés, à cause des effets répétitifs, des accumulations de mots et de la présentation du texte à l’écrit. On s’identifie aux personnages et on se demande ce que l’on ferait à leur place. Finalement, la mort que les sociétés modernes tentent de retarder ou de dissimuler rattrape chacun d’entre nous, jeune ou vieux, riche ou pauvre et il faut bien l’envisager pour l’apprivoiser. Montaigne, au XVIe siècle disait que « philosopher c’est apprendre à mourir » mais on peut aussi apprendre en lisant et en allant au théâtre, même quand on est un enfant.

samedi 28 mai 2022

Le mythe du bon sauvage (De Léry, Montaigne, Bougainville, Diderot, Gauguin)

 

Synthèse sur le bon sauvage



D’où venons-nous ? Qui sommes-nous ? Où allons-nous ?

de Paul Gauguin, peint en 1897

A partir de la fin du XV siècle les navigateurs vont rendre compte de leurs découvertes du Nouveau Monde. Les quatre textes que nous allons étudier se rapprochent tous de ce concept. En effet, de Jean de Léry en 1578, avec Histoire d’un voyage en la terre du Brésil en passant par Michel de Montaigne avec Les Essais (Livre I chp.XXXI) en 1595 , Louis Antoine de Bougainville qui écrit en 1771 Voyage autour du monde (chp.VIII), puis finalement Denis Diderot, un an plus tard, avec son Supplément au voyage de Bougainville, les lecteurs français ont toujours apprécié les récits de voyage. Ces textes sont des récits argumentatifs et descriptifs du monde sauvage. L’exotisme plaît aussi beaucoup en Europe et surtout dans le domaine de la peinture, comme par exemple avec Paul Gauguin qui, dans son « testament pictural », nous livre son célèbre tableau : D’où venons nous ? Que sommes nous ? Où allons nous ?, peint en 1897. A partir de tous ces documents nous pouvons alors nous demander quelles images ces quatre textes et le tableau de Gauguin donnent de l’homme naturel et en quoi ces textes sont des leçons pour l’homme dit « civilisé » . Nous commencerons par voir en quoi ces auteurs font l’éloge de l’homme naturel puis les leçons que l’homme civilisé doit tirer de ce monde sauvage.


Les quatre textes livrent au lecteur une description détaillée, presque scientifique du physique des Indigènes. Diderot explique au lecteur qu’en effet les hommes sont «  droits, sains, et robustes », les hommes naturels sont aussi plus forts que les hommes civilisés, ainsi un seul Indigène suffit-il à tendre un arc quand il faudrait « un, deux, trois, quatre » marins pour tenter de le faire. Pour Jean de Léry, ils sont « plus forts, plus robustes et replets, plus dispos, moins sujets à maladie ». Quant aux femmes, « ces nymphe », comme Bougainville les appelle, « pour la beauté du corps pourraient le disputer à toutes (Les Européennes) avec avantage ». De plus, Diderot rajoute qu’elles sont « droites, saines, fraîches, belles ».



Les mœurs des sauvages sont idéalisées par les auteurs. Montaigne voit ces « sauvages » comme des « braves » « pour ce qui est des déroutes et de l’effroi, ils ne savent pas ce que c’est ». Diderot, quant à lui, présente leurs mœurs comme « plus sages et plus honnêtes » que celles des civilisés. Pour Jean de Léry, ils ne connaissent pas « l’envie et l’ambition » et « rien de tout cela ne les tourmente, moins les domine et les passionne». Ils vont nus sans se cacher, « sans signe d’en avoir honte ni vergogne ». Toutefois, « on découvrit quelque embarras » chez les femmes ce qui prouve bien leur innocence mais Bougainville va montrer la belle Tahitienne comme objet de désir pour ses marins. Gauguin, lui aussi, représente les Indigènes nus dans la pure nature originelle, libres de leurs corps tout comme Adam et Eve, allant nus, sans honte dans le Jardin d’Éden. Toutefois, Gauguin relativise son paradis exotique, en effet il nous montre que la vieillesse en fait partie. La nature représentée est peu florissante et les couleurs employées dans ce tableau sont des couleurs froides.

 

Tahiti


Les comparaisons entre les deux civilisations reviennent souvent dans les différents textes. Les Européens ont, depuis longtemps, eu la volonté de conquérir de nouveaux espaces inconnus et de réduire en esclavage les peuples s’y trouvant. Diderot souligne très clairement ce fait, par la voix du vieux Tahitien, lorsque les Navigateurs projettent dans leurs cœurs « le vol de toute une contrée ». Les Indigènes, eux, en revanche, ne s’intéressent pas à la possession et pratiquent le partage de tous leurs biens : « tout ce qui est nécessaire et bon, nous le possédons ». Ces derniers cherchent seulement à répondre à leurs besoins essentiels : « lorsque nous avons faim, nous avons de quoi manger, lorsque nous avons froid, nous avons de quoi nous vêtir ». Gauguin reprend cette idée, lui aussi, et présente des Indigènes sans bien superflu, vivant dans une certaine paix de l’esprit au bord de l’eau, alors que de leur côté, les Européens, par leur convoitise, imposent le travail, dénoncé par Diderot : « Quand finirons-nous de travailler ? ».


Une des questions souvent retrouvée dans ces œuvres est : qui de l’homme civilisé ou des Indigènes est le plus sauvage ? Ces auteurs ont tous pour objectif de combattre les idées reçues sur les prétendus sauvages. Bougainville décrit le chaleureux accueil délivré par les Otaïtiens à son arrivée : « tous venaient en criant « Tayo » et en nous donnant mille témoignages d’amitié. » De plus, ils n’hésitent pas à partager ce qu’ils possèdent « Ils nous pressaient de choisir une femme et de la suivre à terre ». Quant à la pratique du cannibalisme dont on les accuse, Michel de Montaigne répond que « Ce n’est pas comme on le pense pour s’en nourrir », « c’est pour manifester une très grande vengeance ». Il précise que les Européens, même s’ils appellent les Indigènes  « Barbares », « les surpassent en tous types de barbarie » et que « jugeant bien de leurs fautes, nous soyons si aveugles a l’égard des nôtres ». Si les Indigènes usent du cannibalisme au nom de la vengeance, les Européens utilisent d’autres méthodes encore plus barbares au nom de la Religion.



Tous les auteurs donnent une image idéalisée de l’homme sauvage en le présentant comme pur, innocent et par conséquent digne de respect. Ils utilisent pour cela un type de discours didactique et souvent épidictique. Ainsi, ils combattent les préjugés européens contre les sauvages en posant la question de l’altérité. L’homme civilisé a beaucoup à apprendre de ce monde sauvage encore préservé. Ces textes poussent le lecteur à la réflexion et au respect de l’autre, l’amenant à réfléchir sur l’être humain en général, ses besoins primaires et sur la relativité des mœurs ou des religions. La colonisation est aussi dénoncée comme un acte de brigandage et d’atteinte aux droits de l’homme. Comme Gauguin l’a peint sur son tableau, l’être humain ne rêve-t-il pas tout simplement d’un retour aux origines, un retour à une paix de l’esprit, en cohabitation avec la nature et les animaux ? Un retour au paradis tout simplement.


François (1S4) janvier 2012

vendredi 20 mai 2022

L'Ecume des jours de Boris Vian commentaire chapitre LXVIII dialogue final du chat et de la souris

 L'Ecume des jours, chapitre LXVIII (1947)

de Boris Vian

Le dialogue final entre le chat et la souris



- Vraiment dit le chat, ça ne m’intéresse pas énormément.

- Tu as tort, dit la souris. Je suis encore jeune, et jusqu’au dernier moment j’étais bien nourrie.

- Mais je suis bien nourri aussi, dit le chat, et je n’ai pas du tout envie de me suicider, alors tu vois pourquoi je trouve ça anormal.

- C’est que tu ne l’as pas vu, dit la souris.

- Qu’est-ce qu’il fait ? demanda le chat.

Il n’avait pas très envie de le savoir. Il faisait chaud et ses poils étaient tous bien élastiques

- Il est au bord de l’eau, dit la souris, il attend, et quand c’est l’heure il va sur la planche et il s’arrête au milieu. Il voit quelque chose.

- Il ne peut pas voir grand-chose, dit le chat. Un nénuphar peut-être.

- Oui, dit la souris. Il attend qu’il remonte pour le tuer.

- C’est idiot, dit le chat. Ça ne présente aucun intérêt.

- Quand l’heure est passée, continua la souris, il revient sur le bord, il regarde la photo.

- Il ne mange jamais ? demanda le chat.

- Non, dit la souris, et il devient très faible, et je ne peux pas supporter ça. Un de ces jours, il va faire un faux pas en allant sur cette grande planche.

- Qu’est-ce que ça peut te faire ? demanda le chat. Il est malheureux, alors ?...

- Il n’est pas malheureux, dit la souris, il a de la peine. C’est ça que je ne peux pas supporter. Et puis il va tomber à l’eau, il se penche trop.

- Alors, dit le chat, si c’est comme ça, je veux bien te rendre ce service, mais je ne sais pas pourquoi je dis « si c’est comme ça », parce que je ne comprends pas du tout.

- Tu es bien bon, dit la souris.

- Mets ta tête dans ma gueule, dit le chat, et attends.

- Ça peut durer longtemps ? demanda la souris.

- Le temps que quelqu’un me marche sur la queue, dit le chat ; il me faut un réflexe rapide. Mais je la laisserai dépasser, n’aie pas peur.

         La souris écarta les mâchoires du chat et fourra sa tête entre ses dents aiguës. Elle la retira presque aussitôt.

- Dis donc, dit-elle, tu as mangé du requin, ce matin ?

- Ecoute, dit le chat, si ça ne te plaît pas, tu peux t’en aller. Moi, ce truc-là, ça m’assomme. Tu te débrouilleras toute seule.

         Il paraissait fâché.

- Ne te vexe pas dit la souris.

         Elle ferma ses petits yeux noirs et replaça sa tête en position. Le chat laissa reposer avec précaution ses canines acérées sur le cou doux et gris. Les moustaches noires de la souris se mêlaient aux siennes. Il déroula sa queue touffue et la laissa traîner sur le trottoir.

Il venait, en chantant, onze petites filles aveugles de l'orphelinat de Jules l’Apostolique.

*****

         L’Ecume des jours (1947) de Boris Vian (1920-1959) est un roman original qui utilise des éléments merveilleux et inquiétants, comme si le monde des héros, Colin et Chloé, se déréglait. Après une période de bonheur dans le couple, la maladie de Chloé, qui a un nénuphar qui pousse dans ses poumons, va apporter le malheur et le rétrécissement, au sens propre, de l’univers des jeunes gens. La mort de Chloé laisse Colin désespéré. L’épilogue du roman se présente sous la forme d’un dialogue proche d’un apologue entre le chat et la souris, les animaux familiers du couple. Comment, sous la légèreté d’un dialogue insolite, Boris Vian propose-t-il sa vision contrastée de la mort ?

 

I) Un dialogue insolite et une situation paradoxale

 

A) Une situation inhabituelle

 

-         Des animaux antagonistes qui semblent bien s’entendre : le chat et la souris. Cependant d’habitude, c’est plus le chat que la souris qui est l’animal du foyer proche de son maître.

-         Une demande saugrenue de la souris au chat : un suicide assisté. Pour cela, elle argumente en aiguisant l’appétit naturel du chat pour les souris, puis, parce qu’il est repu, en essayant de l’attendrir sur l’état désespéré de Colin qu’elle ne peut plus supporter.

-         La réaction réticente du chat : « ça ne m’intéresse pas énormément. »

 

B) L’absurdité des propos de la souris et de la situation selon le chat

 

- L’anormalité du suicide de la souris qui veut être mangée par le chat alors qu’il est bien nourri et « [qu]’il faisait chaud et [que] ses poils étaient tous bien élastiques. » Le chat dit : « Je trouve ça anormal. » Il a l’air de penser que manger et se prélasser au chaud suffit au bonheur de vivre et s’étonne à propos de l’attitude de Colin : « Il ne mange jamais ? »

- Le manque d’empathie du chat qui demande : « Qu’est-ce que ça peut te faire ? » lorsque la souris s’inquiète pour Colin. Cependant, le moment venu de « suicider » la souris, il fait preuve de beaucoup de précaution et de douceur : « Le chat laissa reposer avec précaution ses canines acérées sur le cou doux et gris. Les moustaches noires de la souris se mêlaient aux siennes. » Il y a une sorte de fusion finale entre les deux animaux par le biais des moustaches !

- L’incompréhension totale du chat : « je ne comprends pas du tout. »  et son indifférence apparente au sort des autres : « Moi, ce truc-là, ça m’assomme. »

 

C) L’humour des propos et des personnages

 

- Un dialogue qui commence in media res par une réponse du chat à une question ou une demande de la souris qui n’est pas donnée. Mais à la réplique suivante, on comprend très vite qu’elle se propose comme dîner au chat : « Tu as tort, dit la souris. Je suis encore jeune, et jusqu’au dernier moment j’étais bien nourrie. »

- La souris qui se plaint de l’odeur de la gueule du chat : « Dis donc, dit-elle, tu as mangé du requin, ce matin ? »

- Le niveau de langue familier et le ton détaché des protagonistes alors que la situation est tragique puisque la souris est dans la gueule du chat : « Ça peut durer longtemps ? demanda la souris. »

- Le stratagème du chat pour tuer la souris : « Le temps que quelqu’un me marche sur la queue, dit le chat ; il me faut un réflexe rapide. Mais je la laisserai dépasser, n’aie pas peur. »


 

II) Une conception contrastée de la mort

 

A) Une situation pathétique

 

- Le récit douloureux de la souris sur l’état de Colin : « il devient très faible, et je ne peux pas supporter ça. Un de ces jours, il va faire un faux pas en allant sur cette grande planche. » La souris craint pour la vie de Colin et veut se suicider avant lui car elle ne supporte pas de le perdre.

- La subtile distinction que fait la souris entre « malheureux » et « avoir de la peine » : « Il n’est pas malheureux, dit la souris, il a de la peine. C’est ça que je ne peux pas supporter» La souris fait la différence entre un état permanent de malheur et une cause précise et irréparable pour Colin : avoir de la peine à cause de la mort de Chloé à laquelle la souris ne peut apporter de consolation.

- La répétition de « je ne peux pas supporter » dans les deux cas justifie la décision de la souris de se suicider.

- La surprenante sollicitude du chat : « Il est malheureux, alors ?... » et sa décision d’aider indirectement la souris à se suicider : « Alors, dit le chat, si c’est comme ça, je veux bien te rendre ce service ». Malgré son apathie, le chat se montre compatissant envers la souris, sans doute plus pour en finir et avoir la paix que par véritable empathie ou alors, il cache sa sensibilité.

 

 

B) Le destin aveugle et absurde

 

- Le désespoir de Colin se traduit par un comportement absurde : « Il attend qu’il [le nénuphar] remonte pour le tuer. » Vu que les nénuphars sont la cause de la mort de Chloé, Colin se venge en quelque sorte d’eux, ce qui est dans la logique de son monde surréaliste mais inepte pour le sens commun et surtout inefficace. Les nénuphars n’ont pas de conscience. Cependant dans la symbolique égyptienne, le nénuphar (lotus) représente la renaissance, la fleur est censée s’enfoncer dans l’eau la nuit et remonter au soleil du matin. Colin qui empêche les nénuphars de remonter tuerait ainsi toute chance de renaissance. Serait-ce une façon de tuer la vie et d’accepter la mort ?

- Le chat, intermédiaire d’un hasard programmé absurde pour tuer la souris à l’aide des jeunes filles insouciantes, innocentes et aveugles qui, en marchant sur sa queue, vont déclencher la fermeture de ses mâchoires sur le cou de la souris: « Il venait, en chantant, onze petites filles aveugles de l'orphelinat de Jules l’Apostolique. »

- Une solution déresponsabilisante pour le chat comme pour la souris : le hasard aveugle qui provoque la mort par réflexe et dans un temps non défini : « Ça peut durer longtemps ? demanda la souris. Le temps que quelqu’un me marche sur la queue, dit le chat. »

- Cependant dans la phrase finale : « Il venait, en chantant, onze petites filles aveugles de l'orphelinat de Jules l’Apostolique. » plusieurs détails retiennent l’attention. Le nombre onze dans la symbolique chrétienne est ambivalent ; il peut signifier une harmonie rompue ou une incomplétude par rapport au nombre douze, ainsi il ne reste que onze apôtres après la trahison de Judas. Cependant la parabole de Matthieu sur les ouvriers de la onzième heure, soit la fin du jour, montre la générosité de Dieu qui rétribue de la même manière ceux qui ont travaillé pour lui tout le jour et ceux qui n’ont fourni qu’une heure de labeur et sont arrivés en dernier. Le salut après la mort ou le néant ? Les petites filles sont orphelines et aveugles, c’est-à-dire sans guides et sans vision. Sont-elles comme le destin sans Dieu et sans dessein ? Enfin Jules l’Apostolique n'existe pas. Mais il existe un Julien l’Apostat, empereur romain du IVe siècle de notre ère qui renia le christianisme dans lequel il fut pourtant élevé et voulut rétablir le paganisme. Il fut aussi un des premiers à promulguer un édit de tolérance religieuse. Cette phrase finale reste donc énigmatique : faut-il y voir une moquerie iconoclaste contre la religion du salut ? Le destin et le hasard remplacent-ils Dieu ? Reste-t-il un espoir et Dieu guide-t-il les petites filles innocentes pour le meilleur ou pour le pire ?

- Reste que la mort n’est jamais nommée, seul le suicide est évoqué par le chat mais pour le réprouver : « je n’ai pas du tout envie de me suicider, alors tu vois pourquoi je trouve ça anormal. » Ce non-dit de la mort pourtant omniprésente dans le dialogue est à rapprocher du fait que Colin n’est jamais désigné par son prénom mais par le pronom personnel « il ». Le chat et la souris n’ont pas de nom, comme si ce dialogue était un apologue universel sans une morale claire. Comme si Boris Vian hésitait entre le rire et les larmes, le réel et l’imaginaire, l’absurdité et la raison, la foi et le doute ou l’ironie iconoclaste. La mort n’est pas décrite, elle est annoncée par la marche fatale des onze orpheline, le destin en marche en somme.

 

Ce dialogue se présente donc comme un apologue sur le sens ou le non-sens de la mort selon Boris Vian. On y retrouve de l’humour noir, du pathétique, de la tendresse, de l’ironie iconoclaste pour les croyances religieuses et surtout de l’absurde qu’il affectionnait tant. La mort est présentée comme une destruction aveugle et injuste, due au hasard cruel. Elle ravage les survivants et les conduit au suicide. Est évoqué aussi le droit à disposer de sa vie et la question de la responsabilité de son propre destin. Le choix du chat à « assister » la mort de la souris sans en prendre la responsabilité est aussi à prendre en compte. Lui, choisit de vivre dans la satiété et la volupté et de ne pas se poser de questions, sans être toutefois complètement insensible au sort des autres. Dans le roman, il y a un dialogue surréaliste entre Colin et Jésus sur sa croix dans l’église pour la messe de funérailles de Chloé où Jésus est singulièrement comparé à un « chat repu » comme celui du dialogue final :

– Pourquoi l’avez-vous fait mourir ? demanda Colin.

– Oh …dit Jésus. N’insistez pas.

Il chercha une position plus commode sur ses clous.

– Elle était si douce, dit Colin. Jamais elle n’a fait le mal, ni en pensée, ni en action.

– ça n’a aucun rapport avec la religion, marmonna Jésus en bâillant.

Il secoua un peu la tête pour changer l’inclinaison de sa couronne d’épines.

– Je ne vois pas ce que nous avons fait, dit Colin. Nous ne méritions pas cela.

Il baissa les yeux. Jésus ne répondit pas. Colin releva la tête. La poitrine de Jésus se soulevait doucement et régulièrement. Ses yeux s’étaient fermés et Colin entendit sortir de ses narines un léger ronronnement de satisfaction, comme un chat repu.