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dimanche 27 novembre 2022

Le héros représentatif de la société, dissertation rédigée

 Dissertation

 

La lecture de L’Orphelin de la Chine de Voltaire dans le salon de Mme Geoffrin  

par Lemonnier en 1812

 

Sujet :

 

Le roman présente des héros représentatifs des aspects de la société de leur temps. Montrez cela à travers plusieurs exemples.

 

 

          Modèle de bravoure ou personnage médiocre, le héros est un ingrédient essentiel du roman qui se forge autour de cette entité élémentaire. Si le héros ne laisse pas le lecteur indifférent, s'identifiant à lui, ou bien le stigmatisant, c'est surtout parce qu'il reflète des facettes de la société humaine. Ainsi nous montrerons en quoi le roman présente des héros représentatifs des aspects de la société de son temps. Nous verrons d'abord que ces héros sont représentatifs de la pensée de l'époque, puis nous aborderons le fait qu'ils reflètent la réalité sociale de l'époque, avant de nuancer le propos et d'observer l'existence de héros atemporels.

 

 

          Tout d'abord, le roman met en scène des héros représentatifs de la pensée de leur temps.

          Ces héros peuvent s'imposer comme les porte-parole des rêves et espoirs de la société et traduisent alors un idéalisme collectif. La Renaissance, véritable révolution culturelle où l'Homme foisonnant d'inventivité s'efforce de comprendre le monde, a sans conteste délivré un message idéaliste fort. L'écrivain anglais Thomas More dans L'Utopie (1516) se lance ainsi dans l'ostentatoire description d'une société parfaite et pacifique. Et tout cet univers idyllique est fondé par Utopus, génial concepteur à l'initiative de cette prospérité où « les Utopiens ont la guerre en abomination ». Dans un élan comique, son confrère français Rabelais narre en 1532 et 1534 les aventures de deux géants, personnages éponymes, dans Gargantua et Pantagruel. Le géant est le symbole même de l'idéalisme de la Renaissance. Son féroce appétit est évidemment à transposer à l'appétit intellectuel des humanistes.

          Au contraire, les héros de roman peuvent être représentatifs du désenchantement de l'époque. Le Romantisme du XIXe siècle est emblématique. Ce tenace « mal du siècle » comme l'écrit Chateaubriand trouve ses racines dans la fin brutale de la glorieuse ère napoléonienne et aux acquis de la Révolution, balayés par le retour de la monarchie. Le même auteur, dans le roman semi-autobiographique René (1802), relate la vie du héros éponyme exilé dans la tribu indienne des Natchez. René est à la recherche d'une identité qu'il ne trouve pas, obsédé par cette quête infructueuse, dominé par des forces qui le dépassent. Dans une atmosphère teintée de mysticisme, il ressent le « vague des passions », et surtout une profonde mélancolie. René est donc emblématique du héros romantique, errant dans la psyché, qui « étouffe dans l'univers » comme le déclarait si bien Rousseau.

          Les héros de roman permettent aussi de cerner la mentalité de l'époque. A travers leur progression dans l'histoire et les interactions entretenues avec les autres personnages, ils se font les révélateurs des lois morales qui régissent la société. Ainsi dans La Lettre écarlate (1850), l'Américain Nathaniel Hawthorne conte le martyr d'Hester Prynne, jeune femme vivant dans une communauté puritaine à Boston dans le Massachusetts, condamnée à porter sur la poitrine la lettre A pour Adultère. L'auteur se lance alors dans un pamphlet virulent contre la société puritaine, débarquée dans le Nouveau Monde en 1620 et fondatrice des treize colonies de la côte-est. Les dures épreuves endurées par l'héroïne tendent à pointer du doigt l'intolérance de cette communauté, persistante dans la culture américaine du XIXe siècle, et l'hypocrisie de ses dirigeants, soucieux de maintenir un équilibre moral digne mais incapables de voir les travers de ses membres. Au final, Hawthorne dénonce cette « tendance à devenir cruel », détentrice du « pouvoir de faire souffrir »

 

         De cette façon, le roman présente des héros, reflet de la pensée de leur temps. Ces héros traduisent l'idéalisme de la société, ou bien sa désillusion. Ils révèlent aussi la mentalité de l'époque, et permettent de déceler une société figée et conservatrice. Cependant, le héros de roman peut être représentatif de la réalité sociale de l'époque.

 

Gargantua (gravure de Gustave Doré)  

         

Son parcours dans l'histoire renseigne le lecteur sur l'organisation de la société. Le héros permet donc d'identifier les codes de la société. Observons les péripéties du héros de Maupassant Georges Duroy dans Bel-Ami (1885), jeune arriviste propulsé dans les dures exigences de la conquête de Paris. C'est alors la complexité de la réussite sociale qui est abordée, dont les clefs sont détenues par l'aristocratie, cet univers impitoyable constitué de mondanités, d'anoblissement frauduleux, de relations, d'adultère, où capitalisme, politique et influence des femmes sont étroitement liés : « Le Monde est aux forts. Il faut être fort. Il faut être au-dessus de tout. » Maupassant dépeint également, à travers le métier de journaliste de Duroy à La Vie française, le monde de la presse. La presse au XIXe siècle devient fondamentale, capable de faire ou défaire les carrières politiques. C'est l'émergence de ce qu'on appellera au siècle suivant le « quatrième pouvoir ».

          Loin du prestige et la richesse des élites sociales, le héros se fait souvent figure emblématique du bas peuple. Le roman réaliste mis à l'honneur dès1850 se veut une peinture fidèle de la société, et inévitablement des classes populaires majoritaires. Dans un contexte de Révolution Industrielle, Zola dans Germinal (1885) s'attache à relater le quotidien d'Etienne Lantier, jeune homme qui aux mines de Montsou dans le Nord de la France découvre les conditions de travail effroyables, la « lenteur des minutes monotones, qui passaient une à une, sans espoir ». Le héros, au contraire plein d'espoir, pousse les mineurs à la grève contre la Compagnie des Mines pour rétablir la justice sociale et inspirer « la vision rouge de la Révolution ». Etienne Lantier est bien sûr en référence directe au vent marxiste qui souffle sur l'Europe, poussant le prolétaire écrasé dans la lutte contre l'exploitant bourgeois.

          Le héros de roman permet également d'aborder des problèmes d'actualité, typiques de l'époque. Même si Louis-Ferdinand Céline dans Voyage au bout de la nuit (1932), dans un élan de pessimisme absolu, fait de son héros, Bardamu, le champion de la provocation, ce dernier n'en dénonce pas moins les maux de la société, critiquant le militarisme et ses « soldats gratuits », l'Etat-Nation, ce concept patriotique qui lance la « Patrie n°1 » à l'assaut de la « Patrie n°2 » dans un carnage total, ou encore l'avancée de l'American Way of Life et son fordisme, ce système qui « broie les individus, nie même leur humanité et les réduit à la misère ». D'autre part, le héros joue aussi un rôle politique. D'autant que les romans du XX e siècle, dénonciation virulente des totalitarismes, sont abondants. Le récit du paysan russe, condamné au goulag dans Une journée d'Ivan Denissovitch (1962) d'Alexandre Soljenitsyne, est poignant. Il est le symbole de ces innocents écrasés par l'absurdité du régime soviétique, ayant restreint leur humanité aux besoins élémentaires de subsistance, accrochés à l'espoir de survivre, jour après jour : « Une journée de passée. Sans un seul nuage. Presque de bonheur. »

 

          Ainsi, le héros de roman est représentatif de la réalité sociale de l'époque, parfois dure, à travers ses problèmes, son organisation et ses codes. Pourtant il existe aussi des héros atemporels.

 

 

          Loin de mettre en scène un héros représentant divers aspects de la société de son temps, le roman peut présenter un héros atemporel, dans lequel l'Homme se reconnaît quelle que soit l'époque, porteur de valeurs universelles. Henri Charrière, le célèbre malfrat, dans Papillon (1963), met en avant le désir éternel de liberté de l'Homme. Au travers de cette œuvre humaniste, l'auteur évoque sa vie de prisonnier au bagne de Cayenne. Clamant son innocence pour un crime qu'il n'a pas commis, ce « papillon » tentera de s'évader à maintes reprises, aussi bien mentalement que physiquement : « Je m'envole dans les étoiles ». L'amour, véritable topos de la littérature, revêt aussi un caractère universel. Ce sentiment qui traverse les âges trouve matière à faire débat, s'opposant souvent à l'argent, à l'image de l'endogamie aristocratique où le mariage va dans le sens de l'intérêt. Gabriel Garcia Marquez relate ainsi dans L'Amour au temps du Choléra (1987) une histoire d'amour de cinquante ans, où dans les Caraïbes de la fin du XIXe siècle, un homme attend sa bien-aimée, mariée à un riche médecin. Repoussé par Fermina, Florentino se réfugie dans la poésie. Sa vie est tournée vers le seul but de se faire un nom pour mériter celle qu'il ne cessera jamais d'aimer. L'amour rayonne ici dans toute sa noblesse, se heurtant aux clivages sociaux. « Le cœur possède plus de chambres qu'un hôtel de putes » écrit d'ailleurs avec humour l'auteur.

          A l'inverse, les héros de roman peuvent révéler les défauts de l'Homme et traduisent sa médiocrité persistante. L'Or (1925) de Blaise Cendrars pointe de facto la soif de richesse inaltérable de l'Homme, à travers l'histoire tragique du Général Suter. Cet homme qui fit fortune en Californie grâce à l'agriculture dans la première moitié du XIXe siècle, se retrouve ruiné par la découverte d'or sur son territoire en 1848 et la grande ruée vers l'or qui s'en suit, dévastant tout ce qu'il a construit à coups de prospecteurs malhonnêtes. Le récit est poignant : « L'Or l'a ruiné ». La soif de richesse est dans cette œuvre d'autant plus tragique qu'elle ne provoque pas la perte des truands qui en sont atteints, mais, dévastatrice, celle d'un homme innocent qui mourra fou, tristement, en plein Washington.

         Enfin, certains héros de roman ne semblent s'inscrire dans aucune société. C'est le cas de Meursault, protagoniste de L'Etranger (1942) d'Albert Camus. Le titre est explicite. Ce personnage passif, indifférent à la mort de sa mère, avouant ouvertement et sincèrement sa culpabilité dans le meurtre de l'« Arabe » tué à cause de la chaleur harassante du soleil d'Algérie, malencontreusement, et résolu à être exécuté, est un héros absurde. C'est là le point de départ des œuvres de Camus qu'il nommera « cycle de l'absurde ». Ce héros atypique semble ne pas se soumettre aux lois de la société. Camus s'expliquera d'ailleurs plus tard : « Il est étranger à la société où il vit […] Meursault ne joue pas le jeu. Il refuse de mentir. »

 

 

En conclusion, le roman présente des héros représentatifs des aspects de la société de leur temps. Ces héros sont porteurs de la pensée de l'époque dans son idéalisme ou sa désillusion et sont révélateurs de la mentalité de la société. Par ailleurs, ces héros informent de la réalité sociale de l'époque, son organisation et ses difficultés. Néanmoins il existe des héros atemporels qui traversent les époques, porteurs de valeurs, ou au contraire de défauts, persistants chez l'Homme à travers l'Histoire. D'autres encore s'imposent comme de véritables intrus qui ne s'inscrivent dans aucune société. En tout cas, le héros apparaît comme un élément essentiel pour le roman, création pure de l'Homme, miroir de ses pensées et aspirations. Malgré tout cette importance est relative. Il est intéressant d'observer que certains romans ne s'organisent autour d'aucun héros véritable. Citons pour cela le courant du Nouveau Roman (1942-1970) où le héros devient subsidiaire, souvent nommé par ses initiales, dans l'optique pour ses membres de renouveler le genre romanesque, à l'image d'Histoire (1967) de Claude Simon, collage de souvenirs mêlant grande Histoire et vie personnelle.


François 1ière S2 (décembre 2010)

Dissertation sur le roman autobiographique

 

L’autobiographie : une célébration de l’ego ?



 

Dissertation rédigée


Dissertation

 

Sujet : Le roman autobiographique n’est qu’une célébration de l’ego.

Partagez-vous cette opinion ?

 

 

Le roman autobiographique est un genre littéraire qui a mis beaucoup de temps à se définir et à s’imposer. Même s’il existe de nombreuses œuvres anciennes s’apparentant au genre, telles que Les Confessions de Saint Augustin, c’est à la fin XVIIIe siècle qu’est publiée la première véritable autobiographie : Les Confessions de Jean Jacques Rousseau (1782). Le genre se définit comme un récit rétrospectif que l’auteur fait de sa propre existence. C’est donc un « récit de vie » où le narrateur, le personnage et l’auteur ne font qu’un. Cependant, l’auteur ne cherche pas toujours à retranscrire la stricte vérité et la fiction est parfois bien présente. Nous pouvons donc nous demander si celui-ci a uniquement pour but de flatter son ego à travers l’écriture d’un roman autobiographique ou s’il a des aspirations autres qu’un pur besoin narcissique. En premier lieu, nous examinerons ce qui ressemble à une satisfaction personnelle puis les éléments qui présentent d’autres aspects du roman.

 

***

 

Pour un auteur, l’écriture d’un roman autobiographique est une satisfaction évidente : en effet, la publication du récit de sa vie est un bon moyen de laisser une trace écrite permanente de son existence. Ainsi, Romain Gary nous fait part de sa jeunesse difficile et de sa participation active à La Seconde Guerre Mondiale dans La Promesse de L’Aube, paru en 1960. Retranscrire sa fierté d’avoir obtenu le grade de capitaine est très glorifiant pour lui-même. Pour de nombreux auteurs, leur passé est une fierté qu’ils expriment dans l’écriture.

D’autre part, les héros de ces romans sont les représentations à l’identique de leurs auteurs : ils portent les mêmes valeurs et idéaux qu’eux, et ont en commun parfois jusqu’à la ressemblance physique. Ils sont donc à la fois un moyen pour l’auteur de s’exprimer mais aussi de se montrer, de célébrer son image. Bardamu est l’alter ego de Louis-Ferdinand Céline dans Voyage au Bout de la Nuit : tous deux ont connu la guerre des tranchées, ont le même prénom Ferdinand et un fort tempérament (leur seule différence est leur opinion politique opposée). On retrouve également Rastignac, l’alter ego de Balzac dans Le Père Goriot. L’alter ego est un moyen de célébrer l’ego de l’auteur l’ayant créé.

Ecrire un roman autobiographique traduit également le besoin de combler une faille narcissique pour l’auteur qui souhaite être reconnu. Ce dernier effectue une sorte de thérapie sur lui-même, prend du recul et réfléchit sur sa propre personne et éprouve également le besoin de se connaître. Socrate disait : Connais-toi toi-même au Ve siècle avant J-C. Hervé Bazin fait le récit de son enfance difficile, qu’il a très mal vécue avec sa mère Folcoche dans Vipère au poing, paru en 1948. Le traumatisme vécu est l’élément déclencheur de l’écriture : « Où peut-on être mieux qu’au sein d’une famille ? Partout ailleurs ! » dit Hervé Bazin. Cette réflexion sur soi est une réflexion rendue publique : on peut parler d’une mise en avant personnelle, donc d’un grossissement de l’ego. Enfin, le roman est le plus souvent rédigé à la première personne du singulier : le narrateur crée un lien fort avec le lecteur, qui vit l’histoire à travers ses yeux. L’auteur fait passer ses idées et ses valeurs au premier plan, il se met donc en avant.

 




Vénus à son miroir de Diego Vélasquez (1648) National Gallery Londres

 

Malgré cela, les romans autobiographiques sont nombreux et abordent donc de nombreux thèmes : leurs sujets ne concernent pas uniquement la personnalité de leurs auteurs. Ils sont l’objet d’un réflexion de ceux-ci sur eux-mêmes mais peuvent avoir une visée universelle et contiennent également une réflexion sur les autres ou la société. Ainsi, Jean-Jacques Rousseau entreprend une réflexion philosophique sur la nature de l’homme et l’esprit humain dans Les Rêveries du promeneur solitaire (en 1782), où il présente une vision philosophique du bonheur : « Je sais et je sens que faire du bien est le plus vrai bonheur que le cœur humain puisse trouver ». Le roman autobiographique n’est donc pas tourné uniquement vers son propre auteur, mais aborde aussi des thèmes beaucoup plus larges.

De plus, l’auteur laisse dans son roman un témoignage, où il dépeint avec précision la société de son époque, et nous apporte de nombreux renseignements dans la description de sa vie quotidienne : ces romans sont donc parfois de véritables documentaires. C’est le cas de La Place (1983), dans lequel Annie Ernaux nous plonge dans la vie quotidienne des classes populaires puis moyennes pendant le XXe siècle, ainsi que l’élévation du niveau de vie. Elle écrit d’une « écriture plate » et reste effacée : « Ecrire, c’est d’abord ne pas être vu ».  Le Journal d’Anne Franck (1947) est également un témoignage très prenant de la vie des Juifs cachés pendant la Seconde Guerre Mondiale. Dans ces romans, l’auteur reste discret, et met l’accent sur des détails de sa société plutôt que sur sa propre personne. Le roman autobiographique est aussi un moyen d’expression, qui permet à l’auteur de faire valoir une vision critique de sa société et de donner son avis sur des thèmes, sujets aux polémiques. Il a parfois une visée morale, comme Adolphe (1816) de Benjamin Constant, qui traite de thèmes tels que la fatalité, la responsabilité en matière amoureuse : «  Le cœur seul peut plaider sa cause », et qui critique la vie mondaine.

Le roman autobiographique est un genre récent, et il a donné naissance à un sous-genre nouveau et moderne : le roman d’autofictionoù l’auteur mêle réalité et fictionPour Stéphanie Michineau (XXIe siècle) : « L’écrivain se montre sous son nom propre dans un mélange savamment orchestré de fiction et de réalité ».  Le roman fiction permet donc de se détacher de la vie de l’auteur, strictement basée sur la réalité, et qui n’occupe plus le thème central de l’œuvre. Tristan Vaquette s’improvise héros de la résistance française pendant l’occupation nazie dans Je gagne toujours à la fin (2003) et développe les thèmes de l’intégrité intellectuelle et la liberté d’expression. L’autofiction est alors une occasion pour l’auteur de se projeter dans un personnage qu’il a créé, mais différent de son alter ego. Le roman  d’autofiction met donc une distance entre l’ego de l’auteur et les sujets abordés dans son roman : l’auteur ne s’y représente pas. L’autofiction est également un bon moyen pour l’auteur de surmonter des difficultés de mémoire. En effet, une mémoire très précise est nécessaire pour retranscrire toute une vie. Franklin Jones dit, au début du XXe siècle :  « Une autobiographie révèle généralement que tout va très bien chez son auteur, sauf la mémoire ». Dans W ou le souvenir d’enfance, Georges Pérec mêle sa vraie vie et une sorte de fiction utopique pour combler ses troubles de la mémoire.

Enfin, dans certains cas, publier un roman autobiographique ne fait pas l’objet pour certains auteurs d’une satisfaction personnelle mais est au contraire une façon de se confesser, de justifier ses erreurs commises dans l’espoir de se les faire pardonner. Les Confessions sont une sorte de rédemption pour Jean-Jacques Rousseau qui désire se faire absoudre de ses péchés.

***

 

Pour conclure, l’écriture d’un roman autobiographique semble être pour de nombreux auteurs une façon de célébrer leur ego, à travers leurs personnages jouant le rôle d’alter ego. Malgré tout, cette mise en avant est légitime : décrire sa réussite et la rendre publique est une chose glorifiante : qui n’en serait pas fier ? C’est également instructif pour le lecteur, qui peut s’en inspirer et même s’identifier. De plus, de nombreux éléments montrent que le roman autobiographique aborde de nombreux autres thèmes que l’unique « récit de vie ». Parfois, grâce à sa précision documentaire, le roman autobiographique est un vrai témoignage que laisse l’auteur sur la société dans laquelle il a vécu, et gagne ainsi un intérêt historique. De plus, les romans autofictions, de plus en plus nombreux ces dernières années, remettent en question la véracité de l’autobiographie : « L’autobiographie qui paraît au premier abord le plus sincère de tous les genres, en est peut-être le plus faux » dit Flaubert. Cette incertitude des limites entre réel et fiction remet une fois de plus l’auteur lui-même au second plan. On peut donc dire que même si le roman autobiographique porte souvent sur la vie de l’auteur lui-même, ce n’en est pas forcément le thème principal, et il traite de multiples sujets. Le roman autobiographique n’est donc pas qu’une célébration de l’ego. On ne peut pas en dire autant de certaines autobiographies, à la recherche de la plus formelle vérité, comme Ma Vie (1929), où Léon Trotsky narre avec exhaustivité sa vie politique.

 

Odile 1ière S2 (décembre 2010)

samedi 26 novembre 2022

Le héros de romans aux XVIIe et XIXe siècles (La Princesse de Clèves, Madame Bovary, René, Le Rouge et le Noir )

 

Commentaire comparé question transversale 

sur le héros de roman entre idéal et réalité

 

Corpus de quatre textes :

La Princesse de Clèves, Madame Bovary, René, Le Rouge et le Noir     

 

Le héros de romans aux XVIIe et XIXsiècles

 

Question transversale :

Entre idéal et réalité, quelles perspectives pour nos héros ?

I) Visions de femmes

1) La Princesse de Clèves (1678) de Madame de Lafayette :


Georges Callot, l’Attente (1886) musée de Cholet

 

La présentation à la cour ou le premier portrait de la princesse de Clèves

Tome I

 

« Il parut alors une beauté à la cour, qui attira les yeux de tout le monde, et l’on doit croire que c’était une beauté parfaite, puisqu’elle donna de l’admiration dans un lieu où l’on était si accoutumé à voir de belles personnes. Elle était de la même maison que le Vidame de Chartres et une des plus grandes héritières de France. Son père était mort jeune, et l’avait laissée sous la conduite de Mme de Chartres, sa femme, dont le bien, la vertu et le mérite étaient extraordinaires. Après avoir perdu son mari, elle avait passé plusieurs années sans revenir à la cour. Pendant cette absence, elle avait donné ses soins à l’éducation de sa fille ; mais elle ne travailla pas seulement à cultiver son esprit et sa beauté, elle songea aussi à lui donner de la vertu et à la lui rendre aimable. La plupart des mères s’imaginent qu’il suffit de ne parler jamais de galanterie devant les jeunes personnes pour les en éloigner. Mme de Chartres avait une opinion opposée ; elle faisait souvent à sa fille des peintures de l’amour ; elle lui montrait ce qu’il a d’agréable pour la persuader plus aisément sur ce qu’elle lui en apprenait de dangereux ; elle lui contait le peu de sincérité des hommes, leurs tromperies et leur infidélité, les malheurs domestiques où plongent les engagements ; et elle lui faisait voir, d’un autre côté, quelle tranquillité suivait la vie d’une honnête femme, et combien la vertu donnait d’éclat et d’élévation à une personne qui avait de la beauté et de la naissance ; mais elle lui faisait voir aussi combien il était difficile de conserver cette vertu, que par une extrême défiance de soi-même et par un grand soin de s’attacher à ce qui seul peut faire le bonheur d’une femme, qui est d’aimer son mari et d’en être aimée. Cette héritière était alors un des grands partis qu’il y eût en France ; et quoiqu’elle fût dans une extrême jeunesse, l’on avait déjà proposé plusieurs mariages. Mme de Chartres, qui était extrêmement glorieuse, ne trouvait presque rien digne de sa fille ; la voyant dans sa seizième année, elle voulut la mener à la cour. Lorsqu’elle arriva, le Vidame alla au-devant d’elle ; il fut surpris de la grande beauté de Mlle de Chartres, et il en fut surpris avec raison. La blancheur de son teint et ses cheveux blonds lui donnaient un éclat que l’on n’a jamais vu qu’à elle ; tous ses traits étaient réguliers, et son visage et sa personne étaient pleins de grâce et de charmes. »

 

2) Madame Bovary (1857) de Flaubert, partie I chapitre 7

« Elle songeait quelquefois que c’étaient là pourtant les plus beaux jours de sa vie, la lune de miel, comme on disait. Pour en goûter la douceur, il eût fallu, sans doute, s’en aller vers ces pays à noms sonores où les lendemains de mariage ont de plus suaves paresses ! Dans des chaises de poste, sous des stores de soie bleue, on monte au pas des routes escarpées, écoutant la chanson du postillon, qui se répète dans la montagne avec les clochettes des chèvres et le bruit sourd de la cascade. Quand le soleil se couche, on respire au bord des golfes le parfum des citronniers ; puis, le soir, sur la terrasse des villas, seuls et les doigts confondus, on regarde les étoiles en faisant des projets. Il lui semblait que certains lieux sur la terre devaient produire du bonheur, comme une plante particulière au sol et qui pousse mal tout autre part. Que ne pouvait-elle s’accouder sur le balcon des chalets suisses ou enfermer sa tristesse dans un cottage écossais, avec un mari vêtu d’un habit de velours noir à longues basques, et qui porte des bottes molles, un chapeau pointu et des manchettes Peut-être aurait-elle souhaité faire à quelqu’un la confidence de toutes ces choses. Mais comment dire un insaisissable malaise, qui change d’aspect comme les nuées, qui tourbillonne comme le vent ? Les mots lui manquaient donc, l’occasion, la hardiesse. Si Charles l’avait voulu cependant, s’il s’en fût douté, si son regard, une seule fois, fût venu à la rencontre de sa pensée, il lui semblait qu’une abondance subite se serait détachée de son cœur, comme tombe la récolte d’un espalier quand on y porte la main.

Mais, à mesure que se serrait davantage l’intimité de leur vie, un détachement intérieur se faisait qui la déliait de lui. La conversation de Charles était plate comme un trottoir de rue, et les idées de tout le monde y défilaient dans leur costume ordinaire, sans exciter d’émotion, de rire ou de rêverie. Il n’avait jamais été curieux, disait-il, pendant qu’il habitait Rouen, d’aller voir au théâtre les acteurs de Paris. Il ne savait ni nager, ni faire des armes, ni tirer le pistolet, et il ne put, un jour, lui expliquer un terme d’équitation qu’elle avait rencontré dans un roman.

Un homme, au contraire, ne devait-il pas, tout connaître, exceller en des activités multiples, vous initier aux énergies de la passion, aux raffinements de la vie, à tous les mystères ? Mais il n’enseignait rien, celui-là, ne savait rien, ne souhaitait rien. Il la croyait heureuse ; et elle lui en voulait de ce calme si bien assis, de cette pesanteur sereine, du bonheur même qu’elle lui donnait.

Elle dessinait quelquefois et c’était pour Charles un grand amusement que de rester là, tout debout à la regarder penchée sur son carton, clignant des yeux afin de mieux voir son ouvrage, ou arrondissant, sur son pouce, des boulettes de mie de pain. Quant au piano, plus les doigts y couraient vite, plus il s’émerveillait. Elle frappait sur les touches avec aplomb, et parcourait du haut en bas tout le clavier sans s’interrompre.

Ainsi secoué par elle, le vieil instrument, dont les cordes frisaient, s’entendait jusqu’au bout du village si la fenêtre était ouverte, et souvent le clerc de l’huissier qui passait sur la grande route, nu-tête et en chaussons, s’arrêtait à l’écouter, sa feuille de papier à la main. »

II) Visions d’hommes

1) René (1802) de Chateaubriand

« Le frère d’Amélie [René], calmé par ces paroles, reprit ainsi l’histoire de son cœur :

" Hélas, mon père ! je ne pourrai t’entretenir de ce grand siècle dont je n’ai vu que la fin dans mon enfance, et qui n’était plus lorsque je rentrai dans ma patrie. Jamais un changement plus étonnant et plus soudain ne s’est opéré chez un peuple. De la hauteur du génie, du respect pour la religion, de la gravité des mœurs, tout était subitement descendu à la souplesse de l’esprit, à l’impiété, à la corruption.

" C’était donc bien vainement que j’avais espéré retrouver dans mon pays de quoi calmer cette inquiétude, cette ardeur de désir qui me suit partout. L’étude du monde ne m’avait rien appris, et pourtant je n’avais plus la douceur de l’ignorance.

[" Ma sœur, par une conduite inexplicable, semblait se plaire à augmenter mon ennui ; elle avait quitté Paris quelques jours avant mon arrivée. Je lui écrivis que je comptais l’aller rejoindre ; elle se hâta de me répondre pour me détourner de ce projet, sous prétexte qu’elle était incertaine du lieu où l’appelleraient ses affaires. Quelles tristes réflexions ne fis-je point alors sur l’amitié, que la présence attiédit, que l’absence efface, qui ne résiste point au malheur, et encore moins à la prospérité !] (Passage supprimé dans l’extrait étudié)

" Je me trouvai bientôt plus isolé dans ma patrie que je ne l’avais été sur une terre étrangère. Je voulus me jeter pendant quelque temps dans un monde qui ne me disait rien et qui ne m’entendait pas. Mon âme, qu’aucune passion n’avait encore usée, cherchait un objet qui pût l’attacher ; mais je m’aperçus que je donnais plus que je ne recevais. Ce n’était ni un langage élevé ni un sentiment profond qu’on demandait de moi. Je n’étais occupé qu’à rapetisser ma vie, pour la mettre au niveau de la société. Traité partout d’esprit romanesque, honteux du rôle que je jouais, dégoûté de plus en plus des choses et des hommes, je pris le parti de me retirer dans un faubourg pour y vivre totalement ignoré.

" Je trouvai d’abord assez de plaisir dans cette vie obscure et indépendante. Inconnu, je me mêlais à la foule : vaste désert d’hommes !

" Souvent assis dans une église peu fréquentée, je passais des heures entières en méditation. Je voyais de pauvres femmes venir se prosterner devant le Très-Haut, ou des pécheurs s’agenouiller au tribunal de la pénitence. Nul ne sortait de ces lieux sans un visage plus serein, et les sourdes clameurs qu’on entendait au dehors semblaient être les flots des passions et les orages du monde qui venaient expirer au pied du temple du Seigneur. Grand Dieu, qui vis en secret couler mes larmes dans ces retraites sacrées, tu sais combien de fois je me jetai à tes pieds pour te supplier de me décharger du poids de l’existence, ou de changer en moi le vieil homme ! Ah ! qui n’a senti quelquefois le besoin de se régénérer, de se rajeunir aux eaux du torrent, de retremper son âme à la fontaine de vie ! Qui ne se trouve quelquefois accablé du fardeau de sa propre corruption et incapable de rien faire de grand, de noble, de juste !

" Quand le soir était venu, reprenant le chemin de ma retraite, je m’arrêtais sur les ponts pour voir se coucher le soleil. L’astre, enflammant les vapeurs de la cité, semblait osciller lentement dans un fluide d’or, comme le pendule de l’horloge des siècles. Je me retirais ensuite avec la nuit, à travers un labyrinthe de rues solitaires. En regardant les lumières qui brillaient dans la demeure des hommes, je me transportais par la pensée au milieu des scènes de douleur et de joie qu’elles éclairaient, et je songeais que sous tant de toits habités je n’avais pas un ami. Au milieu de mes réflexions, l’heure venait frapper à coups mesurés dans la tour de la cathédrale gothique ; elle allait se répétant sur tous les tons, et à toutes les distances, d’église en église. Hélas ! chaque heure dans la société ouvre un tombeau et fait couler des larmes. »

Chateaubriand par Girodet (1808) musée de Saint-Malo

2) Le Rouge et le Noir (1830) de Stendhal

« En approchant de son usine, le père Sorel appela Julien de sa voix de stentor ; personne ne répondit. Il ne vit que ses fils aînés, espèces de géants qui, armés de lourdes haches, équarrissaient les troncs de sapin, qu’ils allaient porter à la scie. Tout occupés à suivre exactement la marque noire tracée sur la pièce de bois, chaque coup de leur hache en séparait des copeaux énormes. Ils n’entendirent pas la voix de leur père. Celui-ci se dirigea vers le hangar ; en y entrant, il chercha vainement Julien à la place qu’il aurait dû occuper, à côté de la scie. Il l’aperçut à cinq ou six pieds de haut, à cheval sur l’une des pièces de la toiture. Au lieu de surveiller attentivement l’action de tout le mécanisme, Julien lisait. Rien n’était plus antipathique au vieux Sorel ; il eût peut-être pardonné à Julien sa taille mince, peu propre aux travaux de force, et si différente de celle de ses aînés ; mais cette manie de lecture lui était odieuse, il ne savait pas lire lui-même.

Ce fut en vain qu’il appela Julien deux ou trois fois. L’attention que le jeune homme donnait à son livre, bien plus que le bruit de la scie, l’empêcha d’entendre la terrible voix de son père. Enfin, malgré son âge, celui-ci sauta lestement sur l’arbre soumis à l’action de la scie, et de là sur la poutre transversale qui soutenait le toit. Un coup violent fit voler dans le ruisseau le livre qui tenait Julien ; un second coup aussi violent, donné sur la tête, en forme de calotte, lui fit perdre l’équilibre. Il allait tomber à douze ou quinze pieds plus bas, au milieu des leviers de la machine en action, qui l’eussent brisé, mais son père le retint de la main gauche, comme il tombait.

Eh bien, paresseux ! tu liras donc toujours tes maudits livres, pendant que tu es de garde à la scie ? Lis-les le soir, quand tu vas perdre ton temps chez le curé, à la bonne heure.

Julien, quoique étourdi par la force du coup, et tout sanglant, se rapprocha de son poste officiel, à côté de la scie. Il avait les larmes aux yeux, moins à cause de la douleur physique, que pour la perte de son livre qu’il adorait.

« Descends, animal, que je te parle. » Le bruit de la machine empêcha encore Julien d’entendre cet ordre. Son père qui était descendu, ne voulant pas se donner la peine de remonter sur le mécanisme, alla chercher une longue perche pour abattre les noix, et l’en frappa sur l’épaule. À peine Julien fut-il à terre, que le vieux Sorel, le chassant rudement devant lui, le poussa vers la maison. « Dieu sait ce qu’il va me faire ! » se disait le jeune homme. En passant, il regarda tristement le ruisseau où était tombé son livre ; c’était celui de tous qu’il affectionnait le plus, le Mémorial de Sainte-Hélène.

Il avait les joues pourpres et les yeux baissés. C’était un petit jeune homme de dix-huit à dix-neuf ans, faible en apparence, avec des traits irréguliers, mais délicats, et un nez aquilin. De grands yeux noirs, qui, dans les moments tranquilles, annonçaient de la réflexion et du feu, étaient animés en cet instant de l’expression de la haine la plus féroce. Des cheveux châtain foncé, plantés fort bas, lui donnaient un petit front, et, dans les moments de colère, un air méchant. Parmi les innombrables variétés de la physionomie humaine, il n’en est peut-être point qui se soit distinguée par une spécialité plus saisissante. Une taille svelte et bien prise annonçait plus de légèreté que de vigueur. Dès sa première jeunesse, son air extrêmement pensif et sa grande pâleur avaient donné l’idée à son père qu’il ne vivrait pas, ou qu’il vivrait pour être une charge à sa famille. Objet des mépris de tous à maison, il haïssait ses frères et son père ; dans les jeux du dimanche, sur la place publique, il était toujours battu. »

 

Question transversale : Entre idéal et réalité, quelles perspectives pour les héros des romans étudiés ?

Le personnage de roman est souvent le reflet de la société de son temps même s’il est en décalage avec celle-ci, car elle ne correspond pas à ses aspirations. De La Princesse de Clèves (1678) à Madame Bovary (1857), de René (1802) à Julien Sorel in Le Rouge et le Noir (1830), ces héros de romans sont bien représentatifs de leur génération et de leur milieu. Entre idéal et réalité, comment vivent-ils leur singularité et quelles sont leurs perspectives dans la société de leur temps ? Après avoir examiné leurs attentes, il sera intéressant de comprendre comment ils composent avec le principe de réalité.

 

I) Des aspirations diverses selon les sexes

 

A) Visions de femmes : le sentiment domine

 

- La formation et l’éducation jouent un rôle primordial dans les romans d’héroïnes. Emma Bovary est conditionnée par ses lectures romanesques de couvent et se fait un tableau idyllique et mièvre de la lune de miel et de l’homme idéal qui « doit tout connaître » et « vous initier aux énergies de la passion ». La future princesse, elle, éduquée par sa mère, ne peut qu’être persuadée que le seul bonheur est « d’aimer son mari et en être aimée », à condition d’avoir de la « vertu » et de savoir la conserver.

- Toutes deux ont reçu une formation de l’esprit : si la princesse a été amenée « à cultiver son esprit et sa beauté », Emma dessine, lit, joue du piano (même si elle a plutôt l’air de « secouer le vieil instrument » selon les termes malicieux et à double sens de Flaubert !). Ces occupations les éloignent bien des contingences matérielles de la vie ordinaire des femmes de leur temps et les rend exigeantes, car elles ont conscience de leur singularité ou même de leur supériorité.

- Mais si, grâce à son monologue intérieur, on sait tout des rêveries romantiques d’Emma qui aspire à « respirer au bord des golfes le parfum des citronniers », « les doigts confondus » avec ceux de son amant (plutôt qu’avec ceux de son mari médiocre !), on ignore tout des pensées intimes de la Princesse. Cette dernière semble passive, se contentant d’écouter sa mère, de paraître à la cour et de se laisser admirer ! L’une semble gouvernée par le désir et l’imagination alors que l’autre est freinée par la raison et la morale janséniste.

 

On pourrait penser que la Princesse correspond à l’idéal d’Emma, petite bourgeoise de province. C’est presque une princesse de conte de fée qui vit à la cour dans le luxe et le raffinement. Pourtant, cette princesse de la Renaissance ne connaît encore rien de l’amour qui lui a été peint comme « dangereux » par sa mère ! Ces deux femmes sont donc ou ignorantes ou idéalistes en matière de sentiments amoureux. Les classes sociales et les époques les éloignent, tandis que leur candeur et leurs illusions les rapprochent.

 

B) Visions d’hommes : le social et la morale dominent

 

- Si Julien Sorel a un idéal d’ambition et d’élévation sociale avec un héros historique auquel il s’identifie, à savoir Napoléon, René, lui, est « désabusé » de tout « sans avoir usé de rien » selon la formule utilisée par Chateaubriand dans le Génie du Christianisme pour définir « le vague des passions » auquel les héros préromantiques sont en proie. René est « dégoûté de plus en plus des choses et des hommes » et Julien « haïssait ses frères et son père ». C’est dire leur misanthropie mais aussi leur souffrance.

- Tous deux sont inadaptés à leur temps et à leur milieu et sont rejetés. René est qualifié « d’esprit romanesque » par ses contemporains, tandis que Julien est traité de « paresseux » par son père car il lit au lieu de surveiller la scie, ce qui est inadmissible et incompréhensible pour le père Sorel.

- Aussi René tente-t-il de trouver du réconfort dans les voyages, l’isolement et la religion. Julien se réfugie dans l’étude, la lecture et l’ambition sociale pour échapper à son milieu.

 

Ces deux jeunes hommes, issus de milieux différents, se sentent incompris et si René développe « le vague des passions », Julien est animé de haine et de feu. Là encore, on pourrait penser que Julien aspire à la liberté et à la position sociale de René. Pourtant, l’un et l’autre sont malheureux.

 

Les hommes comme les femmes de notre étude semblent respecter les rôles traditionnels dévolus à leur sexe : importance du sentiment amoureux et du mariage pour les héroïnes et préoccupations sociales et morales pour les héros. Même si ces personnages se démarquent des comportements de leur époque, ils restent très imprégnés des mentalités de leurs contemporains.

 



 II) Le principe de réalité ou comment faire face

 

A) Echec de l’idéalisme sentimental chez les femmes

 

- La déception d’Emma vient du décalage entre ses rêves romanesques et la platitude du quotidien. Son mari ne correspond pas à ses attentes malgré l’amour qu’il lui porte. La Princesse est déjà prévenue contre la passion amoureuse par sa mère et ne peut en attendre que des difficultés.

- Le milieu où elles évoluent ne les aide en rien : la cour de France ne s’intéresse qu’aux apparences et à la fortune et la province normande est médiocre et médisante.

- Cet écart entre les illusions des jeunes femmes et leur environnement social les conduira à leur perte ou à leur effacement : la Princesse se retirera dans un couvent, renonçant à son amour secret, et Emma se suicidera pour échapper à la honte et au scandale de sa conduite.

 

Emma a cédé à la tentation, la Princesse a résisté, mais pour quel bénéfice ?

 

B) Echec social et moral chez les hommes

 

- René et Julien, tournés vers un passé glorieux (le siècle de Louis XIV et Napoléon) trouvent le présent insupportable. L’avilissement moral et la perte du religieux pour l’un, la violence et l’ignorance pour l’autre, les empêchent de s’épanouir et de s’adapter à leur époque.

- René tente des remèdes illusoires : voyager, s’isoler, méditer dans la religion. Finalement, il souhaite la mort. Julien se révolte en silence en désobéissant à son père, en cultivant sa haine et en suivant l’enseignement du curé du village.

- Si René a les moyens matériels d’entretenir sa mélancolie, Julien a besoin d’action pour se faire une situation sociale. L’un et l’autre se sentent étrangers à leur temps, à leur milieu et à leur vie.

 

René finira assassiné par un Indien de la tribu des Natchez et Julien sur l’échafaud : tristes destinées pour des idéalistes !

 

Si les femmes se préoccupent essentiellement d’elles, de leurs sentiments et de leur image et ne semblent pas vraiment agressées par leur milieu, les hommes, au contraire, paraissent beaucoup plus souffrir moralement et physiquement de leurs différences. Ils luttent pour s’imposer dans la société qui ne les comprend pas. Ces quatre personnages sont en rupture par idéalisme, sensibilité ou conditionnement romanesque ou moral. Au XXsiècle des Bardamu ou des Meursault prendront leur relève pour dire l’absurdité de l’existence en général et non seulement celle d’une époque.

 

Céline Roumégoux