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jeudi 28 mars 2013

Le Désert de la Grâce de Claude Pujade-Renaud : notes de lecture


Le Désert de la Grâce de Claude Pujade-Renaud
éditions Actes Sud. (2007)


            Difficile de résumer ce livre et d’en faire un compte-rendu linéaire tant il est morcelé par les différentes voix qui lui donnent vie. Toute l’histoire évolue autour de l’Abbaye de Port-Royal des Champs, fief de la foi janséniste, réprimée et décimée par Louis XIV. C’est l’histoire de toute une lignée de femmes appartenant à des familles de renom : Arnauld, Le Maistre, Pascal, Racine, ces Messieurs et ces Dames de Port-Royal qui allaient ébranler la foi catholique par leur rigorisme dans la foi. C’est l’histoire de la persécution contre cet ordre jusqu’à son éradication en 1709 par la destruction de Port-Royal des Champs. Et pourtant, malgré la congrégation anéantie, les religieuses dispersées dans d’autres couvents, privées des sacrements si elles ne signaient pas un formulaire de renonciation, tout un réseau de soutien, de sympathie se met en place pour sauver les archives de Port-Royal, les écrits des Grands Maîtres. Et c’est une petite aristocrate, Françoise de Joncoux, surnommée «  L’Invisible » qui orchestre tout cela, travaillant inlassablement à la copie des Lettres entre les membres de la communauté : elle déchiffre et recopie les liasses de documents, de manuscrits du monastère, sauvés avant la destruction de Port-Royal.

            A côté de Mme de Joncoux, on trouve Claude Dodart, médecin à la cour mais fils d’un médecin attaché à l’Abbaye de Port-Royal. Les points de vue se croisent, se complètent, interfèrent. On trouve également celui de Marie- Catherine Racine qui a été novice à Port-Royal, arrachée à l’Abbaye au moment de son démantèlement puis mariée et mère de deux jeunes enfants. Marie- Catherine s’interroge sur son père Jean Racine, ses liens avec Port-Royal, sa rupture avec le monastère puis sa réconciliation avant sa demande d’y être enterré. Autant de questions qu’elle se pose. Elle recherche un manuscrit de son père, introuvable. Néanmoins, elle découvrira dans les correspondances les traces de la liaison de Racine avec l’actrice la Champmeslé, le fait que celle-ci ait attendu un enfant de Racine, ait absorbé une poudre propre à la faire avorter. C’est l’époque de l’Affaire des Poisons dans laquelle sont impliqués plusieurs courtisans. Racine fait profil bas et doit retirer sa fille Marie-Catherine de Port-Royal à la demande de Mme de Maintenon. C’est ce qu’elle découvrira.


            Ce roman au titre évocateur Le Désert de La Grâce  fait revivre à travers les différentes voix qui le traversent l’atmosphère de piété, de sérénité qui entourait ce lieu clos : havre de paix, de prières, d’étude, de communion spirituelle, de fraternité pour ceux et celles qui y étaient admis. Dans ce lieu de la vallée de Chevreuse, si justement nommé Port-Royal des Champs, rayonnait cette indépendance des consciences et des âmes, que le monarque, fût-il le Roi-Soleil, ne pût fléchir. L’œuvre de «  L’Invisible » et de ses aides allait perdurer au-delà du Grand-Siècle.

            L’écriture s’allie à la hauteur du sujet traité. La délicatesse de l’évocation, des mots employés rendent le sujet poignant. On entre dans ce tourment des moniales, on pénètre leurs angoisses d’être arrachées à ce lieu de paix et de prières mais on quitte ce livre avec le sourire de la Grâce.
            Un bel ouvrage en vérité, qui mérite toute votre attention.  Une écriture éblouissante.

                                                                                  Josseline G. G.  (15 /02 / 2013)

mercredi 27 mars 2013

Correction sujet argumentation EAF : la liberté de l'homme


Objet d'étude : La question de l'Homme dans les genres de l'argumentation du XVlème siècle à nos jours.
                    Texte A : LA FONTAINE, Fables, Livre l, V, 1668, « Le Loup et le Chien ».
                    
                    Texte B : ROUSSEAU, Emile ou de l'Education, livre IV, 1762.
Texte C : ZOLA, Germinal, 3ème Partie, 3, 1885.
Texte A : LA FONTAINE, Fables, Livre l, V, 1668, « Le Loup et le Chien ».
   LE LOUP ET LE CHIEN
Un Loup n'avait que les os et la peau,
Tant les chiens faisaient bonne garde.
Ce Loup rencontre un Dogue aussi puissant que beau,
Gras, poli1, qui s'était fourvoyé par mégarde.
L'attaquer, le mettre en quartiers,
Sire Loup l'eût fait volontiers.
Mais il fallait livrer bataille;
Et le Mâtirr2 était de taille
A se défendre hardiment.
Le Loup donc l'aborde humblement,
Entre en propos, et lui fait compliment
Sur son embonpoint, qu'il admire.
« Il ne tiendra qu'à vous, beau sire,
D'être aussi gras que moi, lui repartit le Chien.
Quittez les bois, vous ferez bien :
Vos pareils y sont misérables,
Cancres, hères3, et pauvres diables,
Dont la condition est de mourir de faim.
Car quoi ? Rien d'assuré; point de franche lippée4 :
Tout à la pointe de l'épée.
Suivez-moi : vous aurez un bien meilleur destin. »
Le Loup reprit : « Que me faudra-t-il faire ?
- Presque rien, dit le Chien : donner la chasse aux gens
Portants5 bâtons, et mendiants;
Flatter ceux du logis, à son maître complaire;
Moyennant quoi votre salaire
Sera force reliefs6 de toutes les façons :
Os de poulets, os de pigeons,
Sans parler de mainte caresse. »
Le Loup déjà se forge une félicité
Qui le fait pleurer de tendresse.
Chemin faisant, il vit le cou du Chien pelé :
« Qu'est-ce là ? lui dit-il. - Rien. - Quoi rien? - Peu de chose.
- Mais encor ? - Le collier dont je suis attaché
De ce que vous voyez est peut-être la cause.
- Attaché ? dit le Loup : vous ne courez donc pas
Où vous voulez ? - Pas toujours, mais qu'importe ?
- Il importe si bien que de tous vos repas
Je ne veux en aucune sorte,
Et ne voudrais pas même à ce prix un trésor. »
Cela dit, maître Loup s'enfuit, et court encor.
1. poli : le poil luisant.
2. mâtin : chien puissant.
3. cancres, hères : hommes misérables et de peu de considération.
4. franche lippée : nourriture abondante et facile.
5. portants : orthographe de l'époque, même remarque pour mendiants.
6. reliefs: restes.

Illustration de Granville (détails) 
Texte B : ROUSSEAU, Emile ou de l'Education, livre IV, 1762.

   Encore un coup, les plaisirs exclusifs sont la mort du plaisir. Les vrais amusements sont ceux qu'on partage avec le peuple; ceux qu'on veut avoir à soi seul, on ne les a plus : si les murs que j'élève autour de mon parc m'en font une triste clôture, je n'ai fait à grands frais que m'ôter le plaisir de la promenade; me voilà forcé de l'aller chercher au loin. Le démon de la propriété infecte tout ce qu'il touche. Un riche veut être partout le maître et ne se trouve bien qu'où il ne l'est pas; il est forcé de se fuir toujours. Pour moi, je ferai là-dessus dans ma richesse ce que j'ai fait dans ma pauvreté. Plus riche maintenant du bien des autres que je ne serai jamais du mien, je m'empare de tout ce qui me convient dans mon voisinage; il n'y a pas de conquérant plus déterminé que moi; j'usurpe1 sur les princes mêmes; je m'accommode sans distinction de tous les terrains ouverts qui me plaisent; je leur donne des noms, je fais de l'un mon parc, de l'autre ma terrasse, et m'en voilà le maître; dès lors je m'y promène impunément, j'y reviens souvent pour maintenir la possession; j'use autant que je veux le sol à force d'y marcher, et l'on ne me persuadera jamais que le titulaire du fonds que je m'approprie tire plus d'usage de l'argent qu'il lui produit que j'en tire de son terrain. Que si l'on vient à me vexer par des fossés, par des haies, peu m'importe; je prends mon parc sur mes épaules et je vais le poser ailleurs; les emplacements ne manquent pas aux environs, et j'aurai longtemps à piller mes voisins avant de manquer d'asile.
  Voilà quelque essai du vrai goût dans le choix des loisirs agréables; voilà dans quel esprit on jouit; tout le reste n'est qu'illusion, chimère, sotte vanité. Quiconque s'écartera de ces règles, quelque riche qu'il puisse être, mangera son or en fumier et ne connaîtra jamais le prix de la vie.
   On m'objectera sans doute que de tels amusements sont à la portée de tous les hommes, et qu'on n'a pas besoin d'être riche pour les goûter : c'est précisément à quoi j'en voulais venir. On a du plaisir quand on en veut avoir; c'est l'opinion seule qui rend tout difficile, qui chasse le bonheur devant nous, et il est cent fois plus aisé d'être heureux que de le paraître. L'homme de goût et vraiment voluptueux n'a que faire de richesse; il lui suffit d'être libre et maître de lui. Quiconque jouit de la santé et ne manque pas du nécessaire, s'il arrache de son cœur les biens de l'opinion, est assez riche : c'est l'aurea mediocritas2 d'Horace. Gens à coffres-forts, cherchez donc quelque autre emploi de votre opulence3, car pour le plaisir elle n'est bonne à rien. Émile ne saura pas tout cela mieux que moi, mais, ayant le cœur plus pur et plus sain, il le sentira mieux encore, et toutes ses observations dans le monde ne feront que le lui confirmer.

1. j'usurpe : je m'empare de ce qui ne m'appartient pas.
2. aurea mediocritas : « médiocrité dorée », art de vivre dans la juste mesure.
3. opulence : richesse.
 
Texte C : ZOLA, Germinal, 3ème Partie, 3, 1885.

 [Etienne Lantier, mineur logé chez les Maheu, discute avec eux chaque soir des conditions de vie des mineurs.]

   Un silence se faisait, tous soufflaient un instant, dans le malaise vague de cet horizon fermé. Seul, le père Bonnernort1, s'il était là, ouvrait des yeux surpris, car de son temps on ne se tracassait pas de la sorte: on naissait dans le charbon, on tapait à la veine2, sans en demander davantage; tandis que, maintenant, il passait un air qui donnait de l'ambition aux charbonniers.
  - Faut cracher sur rien, murmurait-il. Une bonne chope est une bonne chope ... Les chefs, c'est souvent de la canaille; mais il y aura toujours des chefs, pas vrai ? inutile de se casser la tête à réfléchir là-dessus.
  Du coup, Etienne s'animait. Comment! la réflexion serait défendue à l'ouvrier ! Eh ! justement, les choses changeraient bientôt, parce que l'ouvrier réfléchissait à cette heure. Du temps du vieux, le mineur vivait dans la mine comme une brute, comme une machine à extraire la houille, toujours sous la terre, les oreilles et les yeux bouchés aux événements du dehors. Aussi les riches qui gouvernent, avaient-ils beau jeu de s'entendre, de le vendre et de l'acheter, pour lui manger la chair: il ne s'en doutait même pas. Mais, à présent, le mineur s'éveillait au fond, germait dans la terre ainsi qu'une vraie graine; et l'on verrait un matin ce qu'il pousserait au beau milieu des champs: oui, il pousserait des hommes, une armée d'hommes qui rétabliraient la justice. Est-ce que tous les citoyens n'étaient pas égaux depuis la Révolution ? puisqu'on votait ensemble, est-ce que l'ouvrier devait rester l'esclave du patron qui le payait ? Les grandes Compagnies, avec leurs machines, écrasaient tout, et l'on n'avait même plus contre elles les garanties de l'ancien temps, lorsque les gens du même métier, réunis en corps, savaient se défendre. C'était pour ça, nom de Dieu ! et pour d'autres choses, que tout péterait un jour, grâce à l'instruction. On n'avait qu'à voir dans le coron3même : les grands-pères n'auraient pu signer leur nom, les pères le signaient déjà, et quant aux fils, ils lisaient et écrivaient comme des professeurs. Ah ! ça poussait, ça poussait petit à petit, une rude moisson d'hommes, qui mûrissait au soleil ! Du moment qu'on n'était plus collé chacun à sa place pour l'existence entière, et qu'on pouvait avoir l'ambition de prendre la place du voisin, pourquoi donc n'aurait-on pas joué des poings, en tâchant d'être le plus fort ?

1. Bonnemort : surnom d'un vieux mineur, Vincent Maheu, grand-père d'une famille nombreuse employée à la mine.
2. veine : désigne la couche de charbon, le filon de houille.
3. coron : habitat dans lequel logent les familles des mineurs.

I) Après avoir lu tous les textes du corpus, vous répondrez
à la question suivante (4 points) :
                    Qu'est-ce qui, selon les quatre textes du corpus, permet à l'homme d'être libre ?

II) Vous traiterez ensuite, au choix, l'un des sujets suivants (16 points) :
  • Commentaire : Vous commenterez le texte de La Fontaine (texte A) 

  • Dissertation : Comment la littérature, à travers différents genres littéraires, permet-elle de questionner et d'améliorer la condition humaine ? Vous développerez votre propos en vous appuyant sur les textes du corpus, les oeuvres étudiées en classe et celles que vous avez lues.

  • Invention :  Dans une fable en prose, vous raconterez comment des personnages que vous définirez font des choix libérateurs.

 La question transversale


Qu'est-ce qui, selon les trois textes du corpus, permet à l’homme d’être libre ?

La Fontaine, Rousseau et Zola exposent dans leurs textes respectifs, Le Loup et le Chien (1668), Emile ou de l’éducation (1762) et Germinal 1885) des situations dans lesquelles l’individu ou le groupe exprime ou défend sa liberté. Cependant la notion de liberté n’est pas considérée sous le même angle dans les trois textes. Après avoir examiné ce que les auteurs comprennent sous le terme de « liberté » et à quelles formes de servitude ils l’opposent, on examinera comment ils s’y prennent pour illustrer leur propos et pour convaincre le lecteur.

I) De quelle libertés est-il question ?

A) La liberté de se déplacer sans entrave
La Fontaine et Rousseau font tous deux l’éloge de la libre circulation. Le loup de la fable, apercevant le cou pelé du chien bien nourri mais à la chaîne, s’étonne : « vous ne courez donc pas où vous voulez ? » tandis que Rousseau « [s’] accommode sans distinction de tous les terrains ouverts qui [lui] plaisent » sans s’embarrasser de clôtures, comme le font les riches propriétaires.

B) La liberté  de réflexion et d’instruction
Zola met dans la bouche d’Etienne Lantier son désir de libération du travail abrutissant par la réflexion et la lutte pour améliorer la condition de mineur, assimilé jusque-là à « une machine à extraire la houille ».

Ces libertés sont d’après les auteurs préférables à l’inertie de la résignation et de l’ignorance du père Bonnemort de Germinal ou à la bonne chère prodiguée par le maître du chien enchaîné de la fable ou encore à la jouissance égoïste et sans joie du riche propriétaire qui s’enferme dans ses terres d’après Rousseau.


II) Des situations qui prennent valeur d’exemples

A) La liberté individuelle face à la servitude volontaire
« Etre libre et maître de lui » tel est le secret du bonheur de l’homme selon Rousseau pourvu qu’il bénéficie de la santé et du nécessaire pour vivre. Le philosophe insiste sur le «  partage avec le peuple » pour obtenir du plaisir et de l’amusement et pour le montrer il se sert de son exemple personnel qu’il appliquera à son élève Emile. Il fustige la propriété exclusive car « le démon de la propriété infecte tout ce qu’il touche » et le riche ne trouve pas en elle la satisfaction et « est forcé de se fuir toujours ». Il se fait le prisonnier de ses biens et n’en retire aucun plaisir.
 Quant à La Fontaine, il présente un chien-esclave satisfait, prêt à toutes les bassesses comme « donner la chasse […] aux mendiants » pour obtenir «  une franche lippée » de son maître. Le loup, insensible aux arguments tentateurs du chien préfère mourir de faim dans les bois et ne voudrait « pas même à ce prix un trésor » d’où sa course éperdue et libre.

B) La liberté collective de se défendre et de progresser dans la justice sociale
Très clairement, Zola dans cet extrait de Germinal incite à la révolte ouvrière, à la prise de conscience de l’abrutissement dans lequel le patronat maintient les mineurs et à la libération par la réflexion et l’instruction : « Comment ! la réflexion serait défendue à l’ouvrier ! » Son texte est militant et annonce la naissance des syndicats et du droit du travail pour humaniser les conditions de travail.

Ainsi, ces trois textes présentent des aspects différents de la liberté : liberté de subvenir à ses propres besoins malgré les difficultés, liberté de se déplacer librement et de ne pas être asservi par des possessions matérielles, liberté de penser, de se défendre contre les abus et de progresser socialement. Rousseau et Zola ont des intentions politiques et philosophiques et insistent sur la fraternité et le collectif tandis que La Fontaine propose un exemple moral et une leçon individuelle. La fable, le roman et l’essai ont dans leurs genres différents délivré un message efficace en présentant des situations concrètes. Le théâtre, la poésie de combat ou l’apologue peuvent faire de même, comme le montrent Candide, Le Mariage de Figaro ou Les Châtiments.
        Céline Roumégoux


 ***
  Dissertation :

Comment la littérature, à travers différents genres littéraires, permet-elle de questionner et d'améliorer la condition humaine ? Vous développerez votre propos en vous appuyant sur les textes du corpus, les oeuvres étudiées en classe et celles que vous avez lues.

I L’écriture au service de l’homme

1) Tous les genres littéraires peuvent questionner le lecteur en exprimant la défense des causes qui sont chères à l’écrivain :

La Fontaine  dans Le loup et le chien critique les comportements humains en faisant réfléchir aux valeurs essentielles : la liberté plutôt qu'une servitude confortable !

Voltaire combat le fanatisme et l’intolérance dans Candide (l’autodafé) et Montesquieu dénonce l’esclavage : « Si j’avais le droit.. »

Hugo est contre la peine de mort ( Le Dernier jour d’un condamné) et le travail des enfants   (Melancholia) ; il s’insurge enfin contre le scandale de la misère (Les Misérables)

Zola dans Germinal interroge sur l’espoir de voir le peuple s’instruire et au-delà, devenir   l’artisan de son émancipation, de sa liberté, de sa dignité. Etienne fait prendre conscience aux mineurs de leur force collective.

                                                                                    

2) La littérature peut aussi proposer des modèles qui font prendre conscience au lecteur des dysfonctionnements de la société :

Les utopies construisent un monde idéal où règnent la tolérance, la liberté, l’abondance de biens comme dans l’Eldorado de Voltaire ou l’Abbaye de Thélème chez Rabelais dont la devise est « Fais ce que voudras » ; le théâtre montre à travers l’aventure des maîtres de l’Ile des esclaves que le traitement humain, sinon égalitaire, des serviteurs est un progrès pour l’homme et une morale du cœur nécessaire.

Le mythe du « bon sauvage » exploité au XVIIIe siècle permet une critique sociale et politique pour dénoncer les abus, l’intolérance, la corruption ou l’incompétence comme dans l’Ingénu et, chez Montesquieu, les absurdités des coutumes françaises à travers le regard étonné de deux étrangers dans les Lettres persanes.

La contre-utopie est l’occasion au contraire d’alerter le lecteur sur les dangers d’une société futuriste souvent  tyrannique : le Meilleur des mondes d’Aldous Huxley.


3) La littérature possède avec  les mots un puissant moyen d’action sur le lecteur :
Comment ne pas être sensible au verbe hugolien, à ses images fortes, au pathétique des situations ?(Melancholia)

L’ironie voltairienne est une arme redoutable qui met les rieurs du côté de l’écrivain en ridiculisant les discours et en discréditant l’adversaire. Les fables présentent de petites comédies au rythme vif, dans lesquelles les animaux endossent les défauts des hommes. Ainsi, le discours du chien est un savoureux plaidoyer en faveur de la soumission à autrui et de l’abandon de toute compassion envers les plus faibles. Ce discours habilement conçu est destiné à endormir la méfiance du loup. La Fontaine rend le lecteur sensible à cette argumentation grâce à des registres variés et à des mètres subtilement choisis Le ton polémique participe aussi à l’influence de la littérature sur la société : la véhémence du discours du Tahitien dans le Supplément au voyage de Bougainville permet au lecteur de mesurer l’injustice de la colonisation.


II Un pouvoir limité

1) Cependant, dénoncer et faire réfléchir n’est pas agir. La transformation de la société est lente et  les écrivains sont avant tout des « agitateurs » d’idées.

Si Rousseau a influencé son époque avec l’Emile en proposant des idées pédagogiques nouvelles et de bon sens comme adapter l’éducation à l’âge de l’enfant, ce fut dans un premier temps une question de mode dans les milieux cultivés. Le travail manuel qu'il préconise comme élément d’indépendance et de dignité sera repris plus tard par la Révolution française, mais exercer un métier pour qui n’en n’a pas besoin, restera longtemps une rêverie de philosophe. L’art de vivre dans la juste mesure, comme il est dit dans l’extrait du corpus, en  méprisant  la richesse et l’opinion, toujours subordonnée au paraître, sont des positions intellectuellement séduisantes mais peu suivies dans la réalité. Ces conceptions restent théoriques et qui se soucie de les appliquer dans un monde toujours en quête de biens et de vanité ? D’ailleurs, la vie de l’écrivain, jugée paradoxale par ses contemporains, sera l’objet de vives critiques.

L’écrivain  propose davantage une contribution théorique que pratique pour faire évoluer la société.

Les contes philosophiques de Voltaire participent à la remise en cause d’un système politique, ils ébranlent un monde fragilisé mais ne sont pas la source directe des changements à venir. Ils créent une atmosphère de contestation importante mais la révolution débordera les philosophes en faisant table rase des institutions.

Hugo fait de la politique en tant que député, doublant en fait son œuvre littéraire par une action concrète, sans doute plus efficace. Et il faudra presque un siècle avant que le peine de mort soit supprimée malgré les plaidoyers du poète !


2) Le lecteur  choisit de voir ou de comprendre ce qu'il veut bien voir.

On peut apprécier les fables sans avoir nécessairement envie d’en retenir la morale. Ainsi, le lecteur peut s’attarder sur la forme sans donner à l’œuvre toute sa portée.

De même, Les Misérables ne sont plus perçus comme une œuvre de combat .

Germinal n’est plus senti comme un appel au progrès social, à l’espérance de jours meilleurs (image de la germination du dernier chapitre) mais plutôt comme une remarquable épopée du monde ouvrier, riche d’émotions et d’humanité.

La magie de l’écriture baudelairienne n’entraîne pas obligatoirement à s’interroger sur les aspects négatifs de la modernité.
Le lecteur crée du sens ou pas, selon ses désirs.


      III  Un pouvoir au-delà de l’action immédiate

1) C’est une action plus subtile qui s’exerce chez le lecteur : son cœur et/ou sa conscience s’enrichissent des  expériences d’autrui : la transformation touche d’abord l’individu avant d’avoir un quelconque impact sur la société.
Il faut changer l’homme pour influer sur le monde.

Rousseau demande à ses contemporains de changer leurs mœurs : pratiquer la vertu et rechercher le bonheur individuel en accord avec soi et sa conscience est un premier pas vers la transformation sociale. C’est un état d’esprit qu'il fait naître et qui perdurera en partie chez les romantiques.

De même, l’homme des Lumières, par l’exercice systématique de la raison, par ses connaissances et sa sociabilité, pourra  construire un monde plus juste. Il s’agit de former des hommes « éclairés » susceptibles d’œuvrer pour le bien de tous. Candide propose une petite société comme réponse au Mal qui ravage la terre ; L’Ingénu assume son rôle d’homme idéal par l’action et en présentant les épreuves subies comme autant de leçons bénéfiques. A chacun d’en tirer quelques enseignements utiles.

Entre Javert et Jean Valjean, qui représente la justice ? Un inspecteur sans pitié, appliquant la loi dans toute sa rigueur ou un bagnard qui passe sa vie à racheter sa faute, pourtant légère ? Le lecteur est invité à s’interroger sur la double face de la justice à travers ces personnages : il doit donc apprendre à nuancer sa pensée ce qui contribuera à former des citoyens responsables.

La Peste de Camus met en avant le besoin d’entraide des hommes face à la guerre et au Mal. L’absurde de la condition humaine est compensé par un humanisme qui redonne espoir.


2) La littérature enfin transforme le regard du lecteur.

Baudelaire grâce au verbe fait « de la boue de l’or », c’est un alchimiste qui transforme la laideur du monde en objet de beauté poétique.

Ponge permet de découvrir sous des apparences banales des paysages à partir d’un pain, d’entrevoir un monde dans le ruissellement des gouttières un jour de pluie ...

Le rythme lent et insidieux des phrases flaubertiennes distille la médiocrité de la société dans l’esprit du lecteur, désormais fasciné par la bêtise et l’échec de Mme Bovary. Le style est à lui seul un monde.

Le nouveau roman, par le choix de la neutralité, de l’anonymat de certains personnages, de l’absence de psychologie, pose un regard dérangeant sur l’époque moderne : l’écriture façonne la vision du lecteur, quitte à bousculer ses habitudes et à l’inquiéter.
Ce travail d’appropriation du monde à travers la création littéraire n’est pas spectaculaire mais il permet de faire avancer les mentalités. 

Madame Ronsse


***
Corrigé commentaire 

«Le Loup et le Chien», La Fontaine 



Jean de La Fontaine a écrit douze livres de fables, dont, au livre I, paru en 1668, Le Loup et le Chien, la cinquième. Elle raconte en quarante et un vers la confrontation entre deux animaux porteurs de valeurs très différentes, que le dialogue fait apparaître. Comment le fabuliste arrive-t-il ici à persuader et convaincre, double mouvement propre à l'apologue? Par l'intermédiaire d'un récit très vivant, où les personnages s'opposent en un dialogue contrasté, afin de permettre au lecteur de réfléchir.



La fable, hétérométrique, en rimes croisées, suivies, embrassées se divise en récit et discours : le premier, minoritaire, seize vers, s'efface au profit du second, vingt-cinq, rendant cette histoire très vivante. Le récit commence par nous présenter le loup à la troisième personne. Bref portrait à l'imparfait descriptif : «Un loup n'avait que» où le ne... que de la restriction accentue encore le thème de la maigreur puis le fait rencontrer le chien, rencontre inquiétante qu'il faudra neutraliser par la parole. Enfin, après la conversation entre ces animaux doués de parole arrivent les quatre derniers vers : trois au discours direct puis un alexandrin narratif au présent serviront de morale implicite. Le narrateur est omniscient mais ne nous introduit que dans l'esprit du loup, partialité qui n'est pas sans conséquence. Intéressons-nous d'abord au récit : au cours des douze premiers vers on passe du passé (v.1-2) au présent de la rencontre au vers trois. La situation initiale présente le loup au vers 1, personnage du conte, symbolisant la sauvagerie, la cruauté, comme famélique : «que les os et la peau», ce denier terme rimant avec le «beau» du comparatif qualifiant le chien : «aussi puissant que beau» au vers trois, plus long et ample que l'octosyllabe et le décasyllabe précédents puisqu'il s'agit d'un alexandrin. Le terme de «dogue», renforcé par «mâtin» un peu plus loin indique qu'il s'agit d'un animal volumineux, effrayant, qui aura droit à quatre qualificatifs, puisque l'enjambement permet de continuer : «gras, poli», ce dernier adjectif étant polysémique.


On a donc un diptyque opposant deux mammifères à la fois voisins et antithétiques du point de vue physique : le loup et le chien. Les protagonistes, animaux comme souvent chez le fabuliste, sont campés. Le loup rencontre son homologue apprivoisé puisque celui-ci s'est «fourvoyé»(v.4) : cela entraîne de la part du premier une réflexion qui s'étend des vers cinq à neuf après quoi le loup adopte la stratégie du profil bas : vers 10, où l'adverbe de manière «humblement», modalisateur, en dit long sur la souplesse de son échine. Il apparaît au lecteur aussi rusé que réaliste. A partir de ce vers 10 le dialogue commence, au discours indirect puis direct. Le récit ne reprendra que dix-sept vers plus loin, pour nous donner la réaction du loup au long discours du chien, qu'il n'a interrompu que par une question. Ce discours vise à convaincre le loup de suivre la même voie que lui, s'il veut vivre bien nourri et heureux. Le loup est apparemment convaincu puisqu'il s'attendrit, jusqu'au revirement final. Entremêler ainsi discours et récit donne au lecteur une impression de grande vivacité : il voit et entend les personnages.






Si la description du début avait donné une idée de leur physique, le dialogue donne au lecteur toutes les indications sur le caractère de chacun. Le chien monopolise la parole, en neuf puis sept vers, avec une assurance encouragée par la relative «qu'il admire» du vers douze : complimenté par le loup sur son «embonpoint», on ne peut plus l'arrêter. Son discours se divise en deux parties : la condition sauvage de l'un, critiquée, puis la civilisée de l'autre, louée, qui consiste, moyennant salaire, à faire bonne garde, omettant d'ajouter que pour cela on est «attaché» (v.34) ce qui fera échouer son argumentation. Le chien connaît les usages : «beau sire» (v.13), captatio benevolentiae, indique qu'il est effectivement «poli», c'est-à-dire bien élevé. Or le loup, famélique, n'est pas «beau», lui, en tout cas pas physiquement. Le discours canin alterne vers longs et courts, ce qui évite toute monotonie, là aussi. Le chien, qui parle, donc, trait d'anthropomorphisme habituel des animaux chez La Fontaine, parle pour convaincre le loup qu'il peut devenir comme lui, c'est à dire «aussi puissant que beau» : il commence par une comparaison avec ses «pareils» (v.16), qualifiés de «misérables» et autres compliments au vers suivant qui consiste en une énumération péjorative presque pathétique, tandis qu'ensuite «mourir de faim» rime avec «bien meilleur destin» pour mieux souligner l'opposition entre la condition du loup et celle du chien. Le court octosyllabe qui s'intercale : «Tout à la pointe de l'épée.» donnant une nouvelle indication du caractère aristocratique de l'animal sauvage, ce loup à qui rien n'est donné et qui doit tout conquérir, se battre pour l'obtenir. Le «Car Quoi?» au début du vers 19 à l'intérieur même de ce discours direct du chien renforçant encore la tonicité du dialogue : il fait les questions et les réponses, toujours aussi sûr de lui, comme de ses impératifs (v.15, 21) bientôt remplacés par des infinitifs à valeur à peine moins injonctive (v.23, 25)...


Dans la deuxième partie de son long plaidoyer pour sa condition on apprend qu'en échange il devra «donner la chasse aux gens portants bâtons et mendiants» : premier volet, agressif, c'est le rôle du chien de garde. Deuxième volet, laudatif, courtisan : «Flatter ceux du logis, à son maître complaire» et le lecteur a l'impression de voir la cage dorée de Versailles s'élever sous ses yeux. Puis il évoque, aux vers 26 à 29, la délicieuse nourriture carnée, évoquée en termes concrets, à laquelle aurait droit son interlocuteur, outre «mainte caresse» pour l'aspect affectif de cette vie de «félicité» dont l'idée seule «fait pleurer le loup de tendresse» en conclusion, aux vers 30 et 31. Aux [k] agressifs du vers 6, consonne présente à l'initiale de «caresse», s'opposent le e ouvert et la finale sifflante de ces noms à la rime. La stichomythie de l'alexandrin du vers 33, où se retrouve le [k] dans les interrogations souligne que le loup se méfie, poussant le chien si sûr de lui dans ses retranchements, jusqu'à ce que la morale implicite renvoie chacun dans son camp : l'argumentation échoue, à cause d'une marque au «cou», encore un [k] et un [u], comme dans «loup» – du chien, «pelé», signe visible de sa sujétion, matérialisée par un «collier», où la même consonne explosive, martelée, se répète encore dans le terme «cause» qui met fin à la discussion puisque le loup comprend enfin qu'il ne court pas où il veut... Et le vers 39 clôt le dialogue sur un refus catégorique de l'animal sauvage, qualifié de «sire» au vers 6 : le lecteur réalise à quel point, maintenant, ce titre est finalement mérité. Ce pourrait bien être un aristocrate orgueilleux, jaloux de son indépendance, que ce loup-là.


La morale se veut implicite à la fin, car La Fontaine se garde de trancher : lui-même est à la fois loup et chien, lorsque face à l'opposition du Roi-soleil, depuis l'affaire Fouquet, son premier mécène, il a dû chercher aide et protection chez différentes grandes dames de l'aristocratie française du dix-septième siècle. Le «loup» doit se faire «chien» pour ne pas mourir de faim, en effet. Le fabuliste, après avoir conté, nous aide à réfléchir avec un discernement équilibré entre les deux protagonistes du récit dialogué. «Il importe si bien que de tous vos repas / Je ne veux en aucune sorte.» : le début du vers 38 répond, comme au théâtre, en reprenant les termes mêmes de celui qui a parlé : «Qu'importe?» avait dit le chien à propos du «collier», et le loup répond qu'il importe tellement qu'il refuse cette nourriture entachée de servilité. Le dernier vers, au rythme ternaire, avec une assonance en [i], coupé de deux virgules, réconcilie dialogue et récit : «Cela dit, maître loup s'enfuit, et court encore.». Il se conclut, et la fable avec lui, sur un verbe d'action synonyme de liberté, ouvert sur cet «encore» donnant au héros, car ici le «maître» lui confirme ce statut héroïque – une existence indéfinie, qui n'est bornée ni dans le temps, ni dans l'espace, comme si ce présent de narration confinait à celui de vérité générale. Alexandrin plus noble que le décasyllabe dévalorisant du début : certes son aspect physique n'est guère engageant, mais il garde son indépendance morale , et c'est là l'essentiel. Le loup, si effrayant dans les contes, est ici héroïsé, à cause de son attachement à une valeur qui n'est pas celle du courtisan : la liberté.

En même temps on peut penser que cette fin est la plus vraisemblable, dans la mesure où chacun campe sur ses positions, le chien reste conforme à sa nature profonde : servile ou orgueilleuse, sans se renier. Le loup, personne ne l'apprivoise, pas plus que l'artiste. La Fontaine, longtemps exilé en province, loin de Paris et Versailles, interdit d'Académie par le Roi-Soleil, est lui aussi resté dans ses «bois» (v.15) de Chateau-Thierry. Là est le véritable aristocrate, peut-être, qui ne met pas son épée au service de la répression contre les «mendiants», à l'inverse de celle du chevalier, selon le code de la charité. Pour «courir» physiquement en toute liberté il faut faire preuve d'agilité intellectuelle : le loup a su dialoguer, au lieu de s'attaquer à plus fort que lui, ce qui lui permet de sauvegarder sa liberté. De même, La Fontaine n'a jamais attaqué frontalement le Roi, échaudé par le sort réservé à son ami de Vaux-le-Vicomte : argumentation indirecte des vers, de l'histoire dialoguée où chacun peut exprimer son point de vue, du détour par l'allégorie animale pour échapper à la censure... Chacun comprendra ce qu'il voudra, conformément à sa nature profonde, son désir de privilèges et de pensions royaux. Placere et docere, devise du classicisme, se trouve une fois de plus merveilleusement illustrée par une fable courte, au rythme nerveux, où l'implicite permet toutes les audaces, abrité derrière le pelage du loup comme autrefois Peau d’Âne...

Ainsi le fabuliste a-t-il su plaire par la vivacité du récit, tout en instruisant par la pertinence du dialogue, qui se clôt sur un renversement de situation, grâce au talent d'observateur du loup : défaut à la cuirasse de «l'embonpoint», ce cou pelé. Ici le loup devient le héros et héraut de la liberté. Dans Le Loup et l'Agneau, ce sera au contraire celui de la cruauté, symbole du dominant à la force incontestable, car alors l'agneau n'aura que faire d'argumenter... les Fables reflétant du monde des hommes la diversité.

Madame De Tienda


Pour le commentaire de la fable de La Fontaine Le Loup et le Chien voir aussi  ICI

       
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