Translate

Affichage des articles dont le libellé est Commentaires de romans. Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est Commentaires de romans. Afficher tous les articles

mardi 16 janvier 2024

L'Histoire comique des États et Empires de la Lune de Cyrano de Bergerac vers 1650, le pouvoir aux jeunes

  L'Histoire comique des États et Empires de la Lune (l'Autre monde)  est une nouvelle initiatique relatant un voyage imaginaire sur la lune. Prétexte à une satire de son temps, ce texte fut écrit par Cyrano de Bergerac vers 1650.




Dans cet extrait, la gérontocratie est critiquée et chez les Sélénites, le pouvoir appartient aux jeunes, ainsi le fils gouverne le père et le jeune homme supplante le vieillard au pouvoir.

 "Les deux Professeurs que nous attendions entrèrent presque aussitôt, et nous allâmes nous mettre à table où elle étoit dressée, et où nous trouvâmes le jeune garçon dont il m’avoit parlé qui mangeoit déjà. Ils lui firent grande saluade (93), et le traitèrent d’un respect aussi profond que d’esclave à seigneur ; j’en demandai la cause à mon Démon, qui me répondit que c’étoit à cause de son âge, parce qu’en ce Monde-là les vieux rendoient toute sorte de respect et de déférence aux jeunes ; bien plus que les pères obéissoient à leurs enfans aussitôt que par l’avis du Sénat des Philosophes, ils avoient atteint l’âge de raison.


 « Vous vous étonnez, continua-t-il, d’une coutume si contraire à celle de votre pays ? mais elle ne répugne point à la droite raison ; car en conscience, dites-moi, quand un homme jeune et chaud est en force d’imaginer, de juger et d’exécuter, n’est-il pas plus capable de gouverner une famille qu’un infirme sexagénaire, pauvre hébété, dont la neige de soixante hivers a glacé l’imagination et qui ne se conduit que par ce que vous appelez expérience des heureux succès, qui ne sont cependant que de simples effets du hasard contre toutes les règles de l’économie de la prudence humaine. Pour du jugement il en a aussi peu, quoique le vulgaire de votre Monde en fasse un apanage de la vieillesse ; mais pour se désabuser il faut qu’il sache que ce qu’on appelle « prudence » en un vieillard n’est autre chose qu’une appréhension panique, une peur enragée de rien entreprendre qui l’obsède. Ainsi quand il n’a pas risqué un danger où un jeune homme s’est perdu, ce n’est pas qu’il en préjugeât la catastrophe, mais il n’avoit pas assez de feu pour allumer ces nobles élans qui nous font oser ; au lieu que l’audace en ce jeune homme étoit comme un gage de la réussite de son dessein, parce que cette ardeur qui fait la promptitude et la facilité d’une exécution étoit celle qui le poussoit à l’entreprendre.


 Pour ce qui est d’exécuter, je ferois tort à votre esprit de m’efforcer à le convaincre de preuves. Vous savez que la jeunesse seule est propre à l’action ; et si vous n’en étiez pas tout à fait persuadé, dites-moi, je vous prie, quand vous respectez un homme courageux, n’est-ce pas à cause qu’il vous peut venger de vos ennemis, ou de vos oppresseurs ? et est-ce par autre considération que par pure habitude que vous le considérez, lorsqu’un bataillon de septante Janviers a gelé son sang, et tué de froid tous les nobles enthousiasmes dont les jeunes personnes sont échauffées pour la justice (94) ? Lorsque vous déférez au plus fort, n’est-ce pas afin qu’il vous soit obligé d’une victoire que vous ne lui sauriez disputer ? 


Pourquoi donc vous soumettre à lui, quand la paresse a fondu ses muscles, débilité ses artères, évaporé ses esprits, et sucé la moelle de ses os ? Si vous adoriez une femme, n’étoit-ce pas à cause de sa beauté ? Pourquoi donc continuer vos génuflexions après que la vieillesse en a fait un fantôme à menacer les vivants de la mort ? Enfin lorsque vous aimiez un homme spirituel, c’étoit à cause que par la vivacité de son génie il pénétroit une affaire mêlée et la débrouilloit, qu’il défrayoit par son bien dire l’assemblée du plus haut carat, qu’il digéroit les sciences d’une seule pensée ; et cependant vous lui continuez vos honneurs, quand ses organes usés rendent sa tête imbécile, pesante et importune aux compagnies, et lorsqu’il ressemble plutôt à la figure d’un Dieu Foyer qu’à un homme de raison. Concluez donc parla, mon fils, qu’il vaut mieux que les jeunes gens soient pourvus du gouvernement des familles que les vieillards.


 D’autant plus même que selon vos maximes, Hercule, Achille, Épaminondas, Alexandre et César, qui sont presque tous morts au deçà de quarante ans, n’auroient mérité aucuns honneurs, parce qu’à votre compte ils auroient été trop jeunes, bien que leur seule jeunesse fût seule la cause de leurs belles actions, qu’un âge plus avancé eût rendues sans effet, parce qu’il eût manqué de l’ardeur et de la promptitude qui leur ont donné ces grands succès. Mais, direz-vous, toutes les lois de notre Monde font retentir avec soin ce respect qu’on doit aux vieillards ? Il est vrai, mais aussi tous ceux qui ont introduit des lois ont été des vieillards qui craignoient que les jeunes ne les dépossédassent justement de l’autorité qu’ils avoient extorquée et ont fait comme les législateurs aux fausses religions un mystère de ce qu’ils n’ont pu prouver."

vendredi 8 septembre 2023

Chef-d’œuvre inconnu de Balzac, commentaire


 Honoré de Balzac, Le Chef-d'œuvre inconnu (1831) : portrait du peintre Frenhofer

 [L'action de ce roman se déroule en 1612. Fraîchement débarqué à Paris, un jeune peintre ambitieux, Nicolas Poussin, se rend au domicile de Maître Porbus, un célèbre peintre de cour, dans l'espoir de devenir son élève. Arrivé sur le palier, il fait une étrange rencontre.]
 
  "Un vieillard vint à monter l'escalier. À la bizarrerie de son costume, à la magnificence de son rabat1 de dentelle, à la prépondérante sécurité de la démarche, le jeune homme devina dans ce personnage2 ou le protecteur ou l'ami du peintre ; il se recula sur le palier pour lui faire place, et l'examina curieusement, espérant trouver en lui la bonne nature d'un artiste ou le caractère serviable des gens qui aiment les arts ; mais il aperçut quelque chose de diabolique dans cette figure, et surtout ce je ne sais quoi qui affriande3 les artistes. Imaginez un front chauve, bombé, proéminent, retombant en saillie sur un petit nez écrasé, retroussé du bout comme celui de Rabelais ou de Socrate ; une bouche rieuse et ridée, un menton court, fièrement relevé, garni d'une barbe grise taillée en pointe, des yeux vert de mer ternis en apparence par l'âge, mais qui par le contraste du blanc nacré dans lequel flottait la prunelle devaient parfois jeter des regards magnétiques au fort de la colère ou de l'enthousiasme. Le visage était d'ailleurs singulièrement flétri par les fatigues de l'âge, et plus encore par ces pensées qui creusent également l'âme et le corps. Les yeux n'avaient plus de cils, et à peine voyait-on quelques traces de sourcils au-dessus de leurs arcades saillantes. Mettez cette tête sur un corps fluet et débile4, entourez-la d'une dentelle étincelante de blancheur et travaillée comme une truelle à poisson5, jetez sur le pourpoint6 noir du vieillard une lourde chaîne d'or, et vous aurez une image imparfaite de ce personnage auquel le jour faible de l'escalier prêtait encore une couleur fantastique. Vous eussiez dit d'une toile de Rembrandt7 marchant silencieusement et sans cadre dans la noire atmosphère que s'est appropriée ce grand peintre."

1 rabat : grand col rabattu porté autrefois par les hommes.
2. Ce vieillard s'appelle Frenhofer.
3. affriande : attire par sa délicatesse.
4 débile : qui manque de force physique, faible.
5 truelle à poisson : spatule coupante servant à découper et à servir le poisson.
6 pourpoint : partie du vêtement qui couvrait le torse jusqu'au-dessous de la ceinture.
7 Rembrandt : peintre néerlandais du XVIIe siècle. Ses toiles exploitent fréquemment la technique du clair-obscur, c'est-à-dire les effets de contraste produits par les lumières et les ombres des objets ou des personnes représentés.




Portrait probable du duc de Luynes par Pourbus (ou Porbus)
  

Corrigé du commentaire de l’extrait du Chef-d’œuvre inconnu de Balzac

La rencontre entre deux peintres, avec portrait du peintre Frenhofer

Lorsque paraît pour la première fois Le Chef-d’œuvre inconnu, la nouvelle  de Balzac, en 1831, dans la revue L’Artiste, l’époque est au désenchantement. C’est la seconde génération romantique qui ne trouve pas d’idéal à la mesure de son aspiration dans cette société bourgeoise et conformiste de la monarchie de juillet.  « Etre artiste ! » devient le mot d’ordre de la jeunesse. La notion d’artiste se dissocie de celle de l’artisan pour atteindre le statut de Créateur, de personnage mythique qui, par sa façon de penser et de vivre, se distingue du commun des mortels et surtout du type du bourgeois, exclusivement occupé à s’enrichir. Ainsi, Balzac prend-il ses distances avec son époque, en remontant le temps jusqu’à l’année 1612, pour introduire ses lecteurs dans l’atelier de peintres d’exception, qu’ils soient fictifs comme Frenhofer ou bien, ayant existé, comme Porbus ou Poussin. Dans l’extrait qui nous intéresse, et qui se situe presque au début de la nouvelle, un jeune homme, dont on suppose qu’il est peintre, (on apprendra plus tard qu’il s’agit du célèbre peintre Poussin) s’est décidé, après beaucoup d’appréhension à gravir l’escalier qui le mène à l’atelier d’un peintre de renom, Porbus. Alors qu’il est sur le palier et hésite à frapper à la porte du peintre, voici qu’un étrange vieillard « vint à monter l’escalier ». Cet homme énigmatique va être perçu par le double regard du romancier et du personnage. Cependant ce portrait étrange va bien au-delà d’une simple fonction informative ou décorative. Balzac a un projet artistique et même philosophique qu’il nous appartiendra de découvrir. D’abord, examinons l’art du portrait qui se voudrait réaliste mais qui tourne à l’étrange, voire au registre fantastique. Ensuite, l’apparition mystérieuse se métamorphose progressivement en tableau vivant ou, plus encore, en synthèse des arts. Nous verrons comment et pourquoi.

I) Un portrait réaliste qui échoue


A) Déchiffrer le vieillard par l’observation et la déduction, selon le regard du jeune homme

· Le portrait commence par le point de vue interne du jeune homme, avec des verbes de perception visuelle : « l’examina curieusement », « mais il aperçut quelque chose … ».
· Tout de suite, ce dernier se livre au jeu des devinettes, ce qui est rendu par des verbes d’interprétation : « le jeune homme devina », « espérant trouver en lui la bonne nature d’un artiste ».
· Il émet ainsi des hypothèses (en utilisant la conjonction de coordination « ou ») sur les qualités et le rôle de cet inconnu qui pourrait être « ou le protecteur ou l’ami du peintre », ayant « la bonne nature d’un artiste ou le caractère serviable des gens qui aiment les 
arts ».

Cependant, ce déchiffrement échoue car les suppositions du jeune peintre se heurtent à une contradiction marquée par la conjonction « mais », par l’effet de distanciation provoquée par l’adjectif démonstratif « cette » dans « cette figure » et par la locution « ce je ne sais quoi » : « mais il aperçut quelque chose de diabolique dans cette figure, et surtout ce je ne sais quoi qui affriande les artistes. ». Observer et déduire ne suffisent donc pas au jeune homme à saisir la nature du vieillard qui demeure énigmatique, l’attirant et l’inquiétant simultanément.

B) Déchiffrer le vieillard par un portrait organisé, selon le regard de l’écrivain-artiste Balzac


· Le changement de point de vue s’effectue avec les injonctions : «  Imaginez […] Mettez cette tête […] entourez-la […]  jetez sur le pourpoint … » qui dirigent le regard du lecteur et l’interpellent : « Vous aurez une image imparfaite de ce personnage […] Vous eussiez dit d’une toile de Rembrandt … ».  On note néanmoins que, malgré ce guidage visuel, le personnage conserve son mystère car l’image ainsi composée demeure « imparfaite ».

· L’ordre de la description est choisi pour susciter un double effet : l’enchâssement et le contraste. Le personnage est d’abord montré de l’extérieur par son habit étonnant et son allure générale imposante et riche : « A la bizarrerie de son costume, à la magnificence de son rabat de dentelle, à la prépondérante sécurité de la démarche ». Ensuite, le regard se concentre longuement sur les caractéristiques des traits du visage (le front, le nez, la bouche, le menton, la barbe, les yeux) et passe très vite sur le reste du corps : « un corps fluet et débile », ce qui provoque un contraste surprenant entre la tête abondamment décrite et le corps presque ignoré. Enfin, le regard se porte à nouveau sur l’extérieur, c’est-à-dire le costume et les accessoires de la toilette : « entourez-la d’une dentelle étincelante de blancheur et travaillée comme une truelle à poisson, jetez sur le pourpoint noir du vieillard une lourde chaîne d’or … ». Le personnage est donc « enchâssé ou camouflé » par son « paraître » constitué par ses habits, son statut social  autant que le signe d’une époque, le XVIIième siècle. Tout l’intérêt se porte sur les traits du visage et on sait l’importance accordée par Balzac à la physiognomonie comme « miroir de l’âme ». Aujourd’hui, on parle de morphopsychologie, pour décrypter le caractère d’un individu à partir de l’observation de ses traits et de ses attitudes. La phrase au présent de vérité générale : «  ces pensées qui creusent également l’âme et le corps » montre bien que l’art du portrait n’est pas purement à visée ornementale ou documentaire mais participe de la recherche de l’absolu , qui sera d’ailleurs le titre d’une autre nouvelle de Balzac.

Le double regard du jeune homme et du narrateur, Balzac, (qui ne semble pas omniscient ici) ne parvient pas à déchiffrer l’énigme incarnée par le vieillard. Les ressources de l’observation et du raisonnement ne suffisent pas à entrer dans le mystère de celui qui représente sans doute la création artistique, au sens mythique ou sacré du terme. C’est pourquoi, imperceptiblement, Balzac va changer de registre.

II) A la porte du Mystère de l’Art : le glissement fantastique


A) Une rencontre initiatique et mystérieuse : le secret


  • Le mystère plane sur les identités réelles des personnages en présence dans cet extrait puisqu'ils ne sont désignés que par leur âge : « Un vieillard […] le jeune homme ». Cependant des indices sont donnés sur leur probable profession. Etant donné qu’ils se trouvent tous deux devant la porte d’un peintre, on peut supposer qu’ils sont de cette corporation. Les mots « artiste » et « arts » reviennent d’ailleurs à plusieurs reprises. Cette rencontre de deux « artistes », l’un vieux et opulent, l’autre, jeune, et débutant, prélude-t-elle à une future relation maître-élève ? On peut le supposer.
  • Les lieux de la rencontre sont, eux aussi, symboliques : « l’escalier […] le palier ». Ce sont des lieux de passage, entre le dedans et le dehors, une sorte d’entre-deux, de non lieu. Les deux personnages sont aussi sur le seuil de l’atelier d’un peintre, Porbus, comme au début d’une aventure commune, voire d’une initiation du plus jeune au mystère de l’Art. On attend que la porte s’ouvre et que se révèle la Vérité.
  • Pourtant, aucun échange verbal ne se produit entre le vieillard et le jeune homme. La communication passe par la gestuelle et le regard. L’adverbe « silencieusement » dans la dernière phrase du texte le souligne. Les mouvements des personnages sont significatifs des rapports qui s’instaurent entre eux immédiatement. Le vieillard « vint à monter l’escalier » comme s’il accomplissait une ascension solennelle et « la prépondérante sécurité de la démarche » dénote l’assurance, la majesté de « ce personnage ». Aussitôt, le jeune homme est impressionné et « il se recula sur le palier pour lui faire place ». Ce qui ne l’empêche d’ailleurs pas de « l’examiner curieusement ».

Une rencontre apparemment banale entre un vieil homme et un jeune homme sur le palier d’un immeuble prend l’allure d’une sorte de rendez-vous secret, d’un rapprochement ésotérique entre un maître initié de l’Art et un jeune postulant. Pourtant, ce maître-là présente des aspects bien étranges et inquiétants.


B) Un personnage mythique et fantastique qui fascine et inquiète


·  Le lexique de l’étrange est omniprésent pour caractériser le vieil homme : « la bizarrerie de son costume […] ce je ne sais quoi qui affriande les artistes […] singulièrement flétri par les fatigues de l’âge […] une couleur fantastique ».
· Ce vocabulaire est en relation d’association avec celui de la vieillesse et de la décrépitude : « Un vieillard […] un front chauve […] une bouche […] ridée […] une barbe grise […] des yeux […] ternis en apparence par l’âge [le visage […] singulièrement flétri par les fatigues de l’âge […] un corps fluet et débile ».
·  Mais, plus surprenant, ces champs lexicaux de l’étrange et de la vieillesse sont également mêlés au lexique du diable (ou de la figure de Faust, si prisé des Romantiques) : « quelque chose de diabolique […] une barbe […] taillée en pointe […] des yeux vert de mer […] des regards magnétiques au fort de la colère ou de l’enthousiasme […] les yeux n’avaient plus de cils ». De plus, la disproportion entre la tête et le corps et le peu d’intérêt marqué pour ce dernier, décrit en cinq mots, rendent le personnage monstrueux car il ne semble exister que par sa tête et ses habits, à peine incarné et pourtant délabré  par la vieillesse.

Ainsi, ce vieillard vêtu de noir, aux yeux verts et magnétiques, sans cil (pour mieux ouvrir les yeux, pour voir au-delà du visible ou du sensible ?), nimbé d’une couleur fantastique, alternant le rire et la colère et marchant dans une noire atmosphère a tout du diable : le Méphistophélès de Goethe (ou de son âme damnée, Faust). S’il incarne l’Art absolu, cela pourrait signifier que, pour Balzac, l’art total est un mystère diabolique ou en tout cas dangereux et on ne s’en approche pas sans risque. A moins que le faste du personnage ne l’exclue de la « catégorie » du véritable artiste, forcément pauvre et incompris, selon les Romantiques des années 1830 …





III) La recherche de l’absolu par la fusion des arts


A) En « peignant » d’abord un tableau littéraire ou écrire comme on peint (ekphrasis) …


·  Le portrait du vieillard se construit comme un tableau, avec les formes et les traits qui se dessinent progressivement : « Imaginez un front […] Mettez cette tête sur un corps […] entourez-la d’une dentelle […] jetez sur le pourpoint […] et vous aurez une image imparfaite de ce personnage ». Le vieil homme est ainsi esquissé, mais aussi fabriqué ou monté comme s’il s’agissait d’une statue ou d’un mannequin en pièces détachées, voué à devenir vivant. On retrouve, là encore, un thème fantastique, celui du Golem. A présent, il convient d’ajouter la couleur.
·  Le romancier procède par touches de couleur : « une barbe grise […] des yeux vert de mer […] le contraste du blanc nacré […] une dentelle étincelante de blancheur […] le pourpoint noir […] une lourde chaîne d’or ». La gamme des couleurs est froide, seul l’or apporte une touche chaude, mais il s’agit d’un objet, et même d’une chaîne ! Serait-ce un symbole de servitude ou d’attachement indéfectible à l’Art parfait ?
·  Enfin, la lumière apportée par « le jour faible de l’escalier », qui pourtant fait ressortir « le blanc nacré » (de la cornée ?) « dans lequel flottait la prunelle » (pupille ou iris ?) du vieillard et qui rend « une dentelle étincelante de blancheur », est contredite par « la noire atmosphère » finale. C’est donc un tableau en clair-obscur qui est composé progressivement.
   
Ce tableau trouve son apothéose dans la dernière phrase du texte : « Vous eussiez dit d’une toile de Rembrandt marchant silencieusement et sans cadre dans la noire atmosphère que s’est appropriée ce grand peintre. » Le tableau, ainsi achevé par la « magie » des mots, devient vivant et la référence à Rembrandt en fait une œuvre d’art magistral, tout en faisant glisser le réel dans le fantastique. Le romancier, tout comme le peintre, par sa perception  subtile de la nature des êtres et des choses, transforme, transcende et sublime le réel. Le regard de l’artiste est Créateur. Mais Balzac veut aller encore plus loin et opérer la fusion des arts, comme une sorte d’alchimie dont l’or de la chaîne serait un symbole.


B)  En faisant enfin une synthèse artistique : le rêve de l’esthétique romantique


·  Par la fusion des époques de référence en matière d’art : Antiquité, Renaissance, Age classique, Balzac rapproche des facettes du génie créatif. Frenhofer a des allures de Socrate et de Rabelais : « […] un petit nez écrasé, retroussé au bout comme celui de Rabelais ou de Socrate … ». L’âge classique est incarné par Rembrandt : « Vous eussiez dit d’une toile de Rembrandt … ».
·  Par la fusion des arts : littérature (Rabelais et Balzac, lui-même en train d’écrire), philosophie (Socrate), peinture (Rembrandt), sculpture dans le « montage et façonnage » pièce par pièce du personnage Frenhofer, Balzac tente de capter l’essence même de l’idéal de perfection artistique. Manque la musique, puisque tout est silencieux !
·   Ainsi Balzac réalise-t-il  le rêve de l’esthétique romantique par un essai de totalisation et de complémentarité des arts, ce qui n’exclut pas l’alliance des contraires : le grotesque (« un petit nez écrasé retroussé du bout […] une bouche rieuse et ridée […] un corps fluet et débile […] une dentelle étincelante de blancheur et travaillée comme une truelle à poisson » et le sublime (« un front chauve, bombé, proéminent […] un menton court, fièrement relevé […] une toile de Rembrandt marchant silencieusement … »). Mais aussi l’opposition entre la jeunesse et la vieillesse (le jeune homme et le vieillard), le recours au mélange des « croyances » : le mythe antique de Pygmalion (qui donne vie à sa statue), le mythe romantique de Faust (initié par Goethe), le diable des monothéistes (surtout chrétiens).

En abolissant les limites entre l’art et la vie, entre l’humain et le mythe, entre la vie et la mort, le début et la fin de la vie, le bien et le mal, Balzac s’essaie à l’absolu. Une tentative risquée de synthèse impossible. Ce que fera Frenhofer pour réaliser son chef-d’œuvre inconnu : « Là […] finit notre art sur terre. Et de là, il va se perdre dans les cieux ». Cependant, la toile absolue est indéchiffrable : « Mais tôt ou tard, il s’apercevra qu’il n’y a rien sur sa toile, s’écria Poussin ». Ce à quoi répond Frenhofer, parlant de son œuvre finale, Catherine Lescault ou La Belle Noiseuse (selon les premières versions de la nouvelle) : «  Moi, je la vois ! cria-t-il, elle est merveilleusement belle ».
La dernière phrase de la nouvelle exprime les risques de l’art absolu qui peut conduire au néant, à la destruction, comme si la recherche de la perfection sur terre était une tentative dangereuse car inintelligible ou inaccessible au commun des mortels : « Cet adieu les glaça. Le lendemain, Porbus inquiet revint voir Frenhofer, et apprit qu’il était mort dans la nuit, après avoir brûlé ses toiles ».

Si Le Chef-d’œuvre inconnu est finalement classé par Balzac, en 1842, dans Les Etudes philosophiques, dans le plan d’ensemble de La Comédie humaine, c’est bien que le romancier, comme nous le disions en préambule, a un véritable projet artistique et philosophique. De la réflexion esthétique sur la nature de l’art (« La mission de l’art n’est pas de copier la nature mais de l’exprimer » dit Frenhofer à Porbus) et ses contradictions,  il glisse sur la fonction visionnaire de l’artiste, le don de seconde vue, de déchiffrement par l’artiste des signes au-delà du réel, jusqu’au chef-d’œuvre invisible à un œil de chair : un chef-d’œuvre méconnu plutôt qu’inconnu. Mais « Les peintres ne doivent méditer que les brosses à la main » prévient Porbus. Conception et exécution doivent aller de pair, au risque de l’inachèvement ou pire de la destruction : « le génie avorté » dont parle Zola dans L’œuvre. De La Belle Noiseuse, qui aurait dû être le chef-d’œuvre de Frenhofer, il n’apparaît  qu’un « pied délicieux, un pied vivant » qui « sortait de ce chaos de couleurs, de tons, de nuances indécises … ». Ainsi le montre Balzac, peintre-romancier, en faisant le « portrait vivant » de Frenhofer. Du portrait réaliste de Frenhofer qui échoue, à la recherche de l’absolu artistique qui totalise arts et époques de génie, en passant par la porte du mystère et du fantastique, il aboutit à la destruction du personnage et de son œuvre, à la fin de la nouvelle. L’art est une aventure spirituelle qui élève ou qui détruit, une sorte de grand œuvre alchimique : la boue transformée en or dont parlera Baudelaire, en se faisant Voyant, comme dira Rimbaud. Cependant, entre Porbus, peintre de cour et d’imitation et Frenhofer, génie fou, mi imposteur, mi spéculateur, Balzac s’identifie plutôt à Poussin qui emprunte la voie du milieu.

Céline Roumégoux 

Tous droits réservés






mercredi 19 avril 2023

Le nègre de Surinam, Voltaire, analyse linéaire extrait chapitre 19 de Candide

 Analyse linéaire

Candide (1759) de Voltaire extrait du chapitre 19



"En approchant de la ville, ils rencontrèrent un nègre étendu par terre, n'ayant plus que la moitié de son habit, c'est-à-dire d'un caleçon de toile bleue ; il manquait à ce pauvre homme la jambe gauche et la main droite. En approchant de la ville, ils rencontrèrent un nègre étendu par terre, n'ayant plus que la moitié de son habit, c'est-à-dire d'un caleçon de toile bleue ; il manquait à ce pauvre homme la jambe gauche et la main droite. « Eh, mon Dieu ! lui dit Candide en hollandais, que fais- tu là, mon ami, dans l'état horrible où je te vois ? -- J'attends mon maître, M. Vanderdendur, le fameux négociant, répondit le nègre. -- Est-ce M. Vanderdendur, dit Candide, qEn approchant de la ville, ils rencontrèrent un nègre étendu par terre, n'ayant plus que la moitié de son habit, c'est-à-dire d'un caleçon de toile bleue ; il manquait à ce pauvre homme la jambe gauche et la main droite. "Eh, mon Dieu ! lui dit Candide en hollandais, que fais-tu là, mon ami, dans l'état horrible où je te vois ? - J'attends mon maître, monsieur Vanderdendur, le fameux négociant, répondit le nègre.

- Est-ce M. Vanderdendur, dit Candide, qui t'a traité ainsi ?

- Oui, monsieur, dit le nègre, c'est l'usage. On nous donne un caleçon de toile pour tout vêtement deux fois l'année. Quand nous travaillons aux sucreries, et que la meule nous attrape le doigt, on nous coupe la main ; quand nous voulons nous enfuir, on nous coupe la jambe : je me suis trouvé dans les deux cas. C'est à ce prix que vous mangez du sucre en Europe. Cependant, lorsque ma mère me vendit dix écus patagons sur la côte de Guinée, elle me disait : "Mon cher enfant, bénis nos fétiches, adore-les toujours, ils te feront vivre heureux ; tu as l'honneur d'être esclave de nos seigneurs les blancs, et tu fais par là la fortune de ton père et de ta mère. " Hélas ! je ne sais pas si j'ai fait leur fortune, mais ils n'ont pas fait la mienne. Les chiens, les singes, les perroquets sont mille fois moins malheureux que nous. Les fétiches hollandais qui m'ont converti me disent tous les dimanches que nous sommes tous enfants d'Adam, blancs et noirs. Je ne suis pas généalogiste ; mais si ces prêcheurs disent vrai, nous sommes tous cousins issus de germains. Or vous m'avouerez qu'on ne peut pas en user avec ses parents d'une manière plus horrible.

- Ô Pangloss ! s'écria Candide, tu n'avais pas deviné cette abomination ; c'en est fait, il faudra qu'à la fin je renonce à ton optimisme. - Qu'est-ce qu'optimisme ? disait Cacambo.

- Hélas ! dit Candide, c'est la rage de soutenir que tout est bien quand on est mal." Et il versait des larmes en regardant son nègre, et, en pleurant, il entra dans le Surinam."

Introduction

Voltaire, célèbre philosophe des Lumières, comme le plupart des auteurs du XVIIIème siècle est sensible aux droits humains, comme la liberté et l’égalité, qui sont des sujets principalement abordés dans ses écrits philosophiques. Le conte philosophique Candide de Voltaire raconte les mésaventures du personnage éponyme qui, chassé de son paradis originel, le château de son enfance, parcourt le monde et découvre après les catastrophes naturelles ou humanitaires que la doctrine que lui a enseignée son précepteur est fausse à savoir que : « Tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes ». L’auteur en profite pour dénoncer toutes les infamies de ce monde comme la guerre, le fanatisme religieux ou l’esclavage. C’est ainsi que dans le chapitre 19, il imagine une rencontre entre Candide et son serviteur Cacambo avec un esclave misérable. Ce dernier leur raconte son histoire sans rien cacher sur tous ceux qui se sont servis de lui et ont menti. Comment Voltaire lutte-il contre l’esclavage ? Le premier mouvement portera sur la présentation pathétique de l’esclave et le second sur le long discours de l’esclave dans lequel il raconte sa triste histoire avec un regard critique.

 

I. Présentation pathétique de l'esclave

- C’est un passage narratif qui vise à surprendre car il y a la mise en situation avec un gérondif : « en approchant de la ville »

- Ensuite une action au passé simple : « Ils rencontrèrent » puis « un nègre » et ce n’est donc qu’ensuite que le lecteur suppose que c’est un esclave puisqu’il est question d’un maître.

- Dès le départ, le portrait de ce personnage est repoussant et misérable on relève ainsi les extensions du nom nègre : « étendu par terre n’ayant plus que la moitié de son habit ». A noter l’emploi péjoratif de mot « nègre » mais qui ne choquait personne à l’époque.

L'esclave est donc décrit dans un état misérable et déplorable. L'horizontalité de sa position (« étendu par terre ») contraste avec la verticalité des voyageurs, mettant en évidence sa vulnérabilité et sa soumission. Le narrateur souligne également le manque de vêtements de l'esclave, qui porte seulement « la moitié de son habit », ce qui renforce son image d'objet dénué de valeur.

 

- Enfin, ce portrait misérable se termine par des références à des mutilations ou handicaps : « Il manquait la jambe gauche et la main droite »(l 2-3) signes de grande maltraitance et cruauté subies par ce pauvre homme.

- La première intervention de Candide au discours direct révèle la pitié du personnage qui correspond à celle de n’importe quel observateur empathique, on a d’abord des signes d’effroi par des exclamations : « Eh ! » ; « Mon Dieu ! »

- Candide qualifie l’état de cet esclave « d’horrible », mot qui appartient au champ lexical de l’horreur et qui marque le dégoût.

- La pitié de Candide s’accompagne de signes d’empathie comme l’apostrophe affective « mon ami ». L’empathie de Candide se manifeste aussi par la question qu’il pose, qui vise à s’informer sur le cas de cet esclave. Cela montre donc son intérêt sur l’esclavage.

- L'émotion de Candide face à la souffrance de l'esclave est palpable. Il s'exprime avec des phrases interrogatives et exclamatives, démontrant son empathie et sa consternation face à cette situation. Le registre pathétique est également présent à travers les réactions physiques de Candide, qui verse des larmes et pleure en entendant l'histoire de l'esclave. Cette réaction montre la prise de conscience du personnage principal de l'horreur de l'esclavage et de la réalité du monde dans lequel il vit.

- Le maitre de l’esclave est appelé : « M.Venderdendur » cette onomastique correspond à la réalité de l’esclavagiste. En effet, l’esclavage est fortement lié au commerce. Ce nom propre imite moqueusement la sonorité hollandaise derrière laquelle on entend vender à la dent dure, ce qui correspond à la réputation de ce négociant et aussi à un maitre intraitable.

- La question qui suit, paraît toujours aussi naïve : « Est-ce M. Vanderdendur, dit Candide, qui t'a traité ainsi ?» C’est une interrogation totale, qui permet d’introduire la maltraitance puisqu’il y a une réponse positive concernant le pauvre homme rencontré.

- Mais c’est aussi un cas à généraliser à tous les esclaves comme l’indique l’assertion « C’est l’usage ». Le terme usage est un euphémisme désignant une habitude, certainement un droit. Ici le droit en question est celui du code noir, pour tout acte de cruauté envers les esclaves.

 

II- Le long discours de l'esclave et sa critique du système esclavagiste

- L'esclave raconte son histoire avec une grande lucidité et dénonce les abus dont il a été victime. Il évoque les différentes étapes du commerce triangulaire, en commençant par la traite négrière et la capture d'esclaves parmi différentes ethnies africaines. Il décrit ensuite la violence des méthodes employées pour soumettre les esclaves et les conséquences dévastatrices pour eux, comme les mutilations et les chaînes. Enfin, il mentionne le rôle des Européens dans l'organisation et la perpétuation de ce système, en citant les nations impliquées, telles que les Hollandais et les Français.

- Relation entre l'esclave et le sucre. Raccourci efficace « c'est à ce prix que vous mangez du sucre en Europe ». Ici aussi distorsion, décalage entre la notion de plaisir en Europe et les conditions de vie inhumaines pour les esclaves. Dénonciation du commerce triangulaire qui enrichit les nations occidentales en exploitant honteusement les Africains.

- Insistance sur l'hypocrisie des prêtres. Le mot « fétiche » est une impropriété de terme afin d'éviter la censure. Ils ont convaincu la mère de l’esclave de le vendre pour son bien et celui de ses parents, ce qui est un odieux mensonge et montre l’exploitation de la misère des Africains par les prêtres missionnaires.

- Voltaire met en évidence la contradiction « nous sommes tous enfants… » alors qu'on pratique l'esclavage. Cette contradiction trahit l'hypocrisie des prêtres qui ne pratiquent pas la charité chrétienne qu’ils enseignent.

- Le discours de l'esclave est empreint d'ironie et d'antiphrase, ce qui permet de renforcer sa critique du système esclavagiste. Par exemple, il parle de la « bonté » des Européens et de la « douceur » des Hollandais, soulignant ainsi l'hypocrisie et la cruauté de ces nations. Cette utilisation de l'ironie permet également de montrer l'intelligence et la perspicacité de l'esclave, qui est capable de prendre du recul sur sa situation et de dénoncer les injustices dont il est victime : « Les chiens, les singes et les perroquets sont mille fois moins malheureux que nous. »

 

Conclusion :

Dans cet extrait de Candide, Voltaire lutte contre l'esclavage en présentant un personnage d'esclave misérable et en dénonçant les abus du système esclavagiste à travers son discours critique. Cette rencontre permet également à Candide de prendre conscience de la réalité du monde et de remettre en question l'optimisme enseigné par Pangloss. Ainsi, Voltaire utilise le conte philosophique pour dénoncer les injustices et les souffrances engendrées par l'esclavage et pour proposer une réflexion sur la condition humaine, la quête du bonheur et la liberté. Montesquieu avait mené le même combat dans De l'esclavage des nègres  extrait du livre 15 De l'Esprit des Lois, publié en 1748.

dimanche 11 décembre 2022

L’Education sentimentale, Flaubert, Partie I chapitre 2, rencontre entre Deslauriers et Frédéric Moreau

 

L’Education sentimentale, Flaubert, Partie I chapitre 2, 

rencontre entre Deslauriers et Frédéric Moreau


L’EDUCATION SENTIMENTALE

de  Gustave Flaubert (1869)


Flaubert par Eugène Giraud

Première partie, Chapitre 2

« Ils ne s'étaient pas vus depuis deux ans ; et, leurs embrassades étant finies, ils allèrent sur les ponts afin de causer plus à l'aise.

Le Capitaine, qui tenait maintenant un billard à Villenauxe, s'était fâché rouge lorsque son fils avait réclamé ses comptes de tutelle, et même lui avait coupé les vivres, tout net. Mais comme il voulait concourir plus tard pour une chaire de professeur à l'Ecole et qu'il n'avait pas d'argent, Deslauriers acceptait à Troyes une place de maître clerc chez un avoué. A force de privations, il économiserait quatre mille francs ; et, s'il ne devait rien toucher de la succession maternelle, il aurait toujours de quoi travailler librement, pendant trois années, en attendant une position. Il fallait donc abandonner leur vieux projet de vivre ensemble dans la Capitale, pour le présent du moins.

Frédéric baissa la tête. C'était le premier de ses rêves qui s'écroulait.

« Console-toi », dit le fils du capitaine, « la vie est longue : nous sommes jeunes. Je te rejoindrai ! N'y pense plus ! »

Il le secouait par les mains, et, pour le distraire, lui fit des questions sur son voyage.

Frédéric n'eut pas grand-chose à narrer. Mais, au souvenir de Mme Arnoux, son chagrin s'évanouit. Il ne parla pas d'elle, retenu par une pudeur. Il s'étendit en revanche sur Arnoux, rapportant ses discours, ses manières, ses relations ; et Deslauriers l'engagea fortement à cultiver cette connaissance.

Frédéric, dans ces derniers temps n'avait rien écrit ses opinions littéraires étaient changées : il estimait pardessus tout la passion ; Werther, René, Frank, Lara, Lélia et d'autres plus médiocres l'enthousiasmaient presque également. Quelquefois la musique lui semblait seule capable d'exprimer ses troubles intérieurs ; alors, il rêvait des symphonies ; ou bien la surface des choses l'appréhendait, et il voulait peindre. Il avait composé des vers, pourtant ; Deslauriers les trouva fort beaux, mais sans demander une autre pièce.

Quant à lui, il ne donnait plus dans la métaphysique. L'économie sociale et la Révolution française le préoccupaient. C'était, à présent, un grand diable de vingt-deux ans, maigre, avec une large bouche, l'air résolu. Il portait, ce soir-là, un mauvais paletot de lasting ; et ses souliers étaient blancs de poussière, car il avait fait la route de Villenauxe à pied, exprès pour voir Frédéric.

Isidore les aborda. Madame priait Monsieur de revenir, et, craignant qu'il n'eût froid, elle lui envoyait son manteau.

« Reste donc ! » dit Deslauriers.

Et ils continuèrent à se promener d'un bout à l'autre des deux ponts qui s'appuient sur l'île étroite, formée par le canal et la rivière.

Quand ils allaient du côté de Nogent, ils avaient, en face, un pâté de maisons s'inclinant quelque peu ; à droite, l'église apparaissait derrière les moulins de bois dont les vannes étaient fermées ; et, à gauche les haies d'arbustes, le long de la rive, terminaient des jardins, que l'on distinguait à peine. Mais, du côté de Paris, la grande route descendait en ligne droite, et des prairies se perdaient au loin, dans les vapeurs de la nuit. Elle était silencieuse et d'une clarté blanchâtre. Des odeurs de feuillage humide montaient jusqu'à eux ; la chute de la prise d'eau, cent pas plus loin, murmurait, avec ce gros bruit doux que font les ondes dans les ténèbres.

Deslauriers s'arrêta, et il dit :

« Ces bonnes gens qui dorment tranquilles, c'est drôle ! Patience ! un nouveau 89 se prépare ! On est las de constitutions, de chartes, de subtilités, de mensonges ! Ah ! si j'avais un journal ou une tribune, comme je vous secouerais tout cela ! Mais, pour entreprendre n'importe quoi, il faut de l'argent ! Quelle malédiction que d'être le fils d'un cabaretier et de perdre sa jeunesse à la quête de son pain ! »

Il baissa la tête, se mordit les lèvres, et il grelottait sous son vêtement mince.

Frédéric lui jeta la moitié de son manteau sur les épaules. Ils s'en enveloppèrent tous deux ; et, se tenant par la taille, ils marchaient dessous, côte à côte.

« Comment veux-tu que je vive là-bas, sans toi ? » disait Frédéric. L'amertume de son ami avait ramené sa tristesse. « J'aurais fait quelque chose avec une femme qui m'eût aimé... Pourquoi ris-tu ? L'amour est la pâture et comme l'atmosphère du génie. Les émotions extraordinaires produisent les oeuvres sublimes. Quant à chercher celle qu'il me faudrait, j'y renonce ! D'ailleurs, si jamais je la trouve, elle me repoussera. Je suis de la race des déshérités, et je m'éteindrai avec un trésor qui était de strass ou de diamant, je n'en sais rien. »

L'ombre de quelqu'un s'allongea sur les pavés, en même temps qu'ils entendirent ces mots :

« Serviteur, messieurs ! »

Celui qui les prononçait était un petit homme, habillé d'une ample redingote brune, et coiffé d'une casquette laissant paraître sous la visière un nez pointu .

« M. Roque ? dit Frédéric.

— Lui-même ! » reprit la voix.

Le Nogentais justifia sa présence en contant qu'il revenait d'inspecter ses pièges à loup, dans son jardin, au bord de l'eau.

« Et vous voilà de retour dans nos pays ? Très bien ! j'ai appris cela par ma fillette. La santé est toujours bonne, j'espère ? Vous ne partez pas encore ? »

Et il s'en alla, rebuté, sans doute, par l'accueil de Frédéric.

Mme Moreau, en effet, ne le fréquentait pas ; le père Roque vivait en concubinage avec sa bonne, et on le considérait fort peu, bien qu'il fût le croupier d'élections, le régisseur de M. Dambreuse.

« Le banquier qui demeure rue d'Anjou ? » reprit Deslauriers. « Sais-tu ce que tu devrais faire, mon brave ? »

Isidore les interrompit encore une fois. Il avait ordre de ramener Frédéric, définitivement. Madame s'inquiétait, de son absence.

« Bien, bien ! on y va », dit Deslauriers ; « il ne découchera pas. »

Et, le domestique étant parti :

« Tu devrais prier ce vieux de t'introduire chez les Dambreuse ; rien n'est utile comme de fréquenter une maison riche ! Puisque tu as un habit noir et des gants blancs, profites-en ! Il faut que tu ailles dans ce monde là ! Tu m'y mèneras plus tard. Un homme à millions, pense donc ! Arrange-toi pour lui plaire, et à sa femme aussi. Deviens son amant ! »

Frédéric se récriait.

« Mais je te dis là des choses classiques, il me semble ? Rappelle-toi Rastignac dans la Comédie humaine ! Tu réussiras, j'en suis sûr ! »

Frédéric avait tant de confiance en Deslauriers, qu'il se sentit ébranlé, et oubliant Mme Arnoux, ou la comprenant dans la prédiction faite sur l'autre, il ne put s'empêcher de sourire.

Le clerc ajouta :

« Dernier conseil : passe tes examens ! Un titre est toujours bon ; et lâche-moi franchement tes poètes catholiques et sataniques, aussi avancés en philosophie qu'on l'était au XIIe siècle. Ton désespoir est bête. De très grands particuliers ont eu des commencements plus difficiles, à commencer par Mirabeau. D'ailleurs, notre séparation ne sera pas si longue. Je ferai rendre gorge à mon filou de père. Il est temps que je m'en retourne, adieu ! — As-tu cent sous pour que je paye mon dîner ? »

Frédéric lui donna dix francs, le reste de la somme prise le matin à Isidore.

Cependant à vingt toises des ponts, sur la rive gauche, une lumière brillait dans la lucarne d'une maison basse.

Deslauriers l'aperçut. Alors, il dit emphatiquement, tout en retirant son chapeau :

« Vénus, reine des cieux, serviteur ! Mais la Pénurie est la mère de la Sagesse. Nous a-t-on assez calomniés pour ça, miséricorde ! »

Cette allusion à une aventure commune les mit en joie. Ils riaient très haut, dans les rues.

Puis, ayant soldé sa dépense à l'auberge, Deslauriers reconduisit Frédéric jusqu'au carrefour de l'Hôtel-Dieu ; et, après une longue étreinte, les deux amis se séparèrent. »



Nogent-sur-Seine


C'est en 1840 que Flaubert place l'action du début de son roman L'Education sentimentale, publié en 1869. A cette époque, la génération romantique se partage en deux tendances : la militante et la sentimentale. Frédéric Moreau, le héros du roman, a dix-huit ans et incline vers la seconde, comme le laisse entendre le titre du roman. Au chapitre 2 de la première partie, il retrouve son ami de collège, Charles Deslauriers, venu le voir inopinément à Nogent-sur-Seine (environ à 100 km de Paris). Là, réside Madame Moreau, la mère de Frédéric. Ce dernier vient juste d'arriver après un voyage en bateau sur la Seine où il a fait une rencontre qui a ébloui ses yeux et frappé son cœur : « Ce fut comme une apparition ». Cependant, lors de ces brèves retrouvailles entre amis, les deux jeunes gens vont s'exprimer sur leurs projets et leurs rêves d'avenir. Nous examinerons quelle représentation de la jeunesse et de la société de l'époque Flaubert présente dans ce passage. D'abord, nous observerons cette scène de retrouvailles puis ce qu'elle nous apprend sur la génération de la Monarchie de Juillet.

I) Des retrouvailles amicales courtes et troublées

A) Une scène symbolique

- Cet épisode se déroule en boucle comme la promenade des deux garçons d'ailleurs. Au début, ils se saluent par des « embrassades » et à la fin se séparent après « une longue étreinte ». La nuance dans la manifestation affective est significative du renouvellement et de l'intensité de leur attachement après cette rencontre. Leur circuit est, lui aussi, répétitif et limité dans l'espace comme leur rencontre l'est dans le temps : « Et ils continuèrent à se promener d'un bout à l'autre des deux ponts qui s'appuient sur l'île étroite, formée par le canal et la rivière ». Cette clôture temporelle et spatiale montre bien que cette scène, dans sa brièveté est, en fait, une parenthèse importante et symbolique pour les deux garçons.

- Cependant leur entretien dans la nature se fait sur un lieu de passage, de transition : « les deux ponts » ; leur intimité s'en trouve perturbée par trois interventions de deux intrus : Isidore, le domestique de la mère de Frédéric qui vient lui porter un manteau et revient pour le sommer, sur ordre de la mère, de rentrer à la maison. Un certain monsieur Roque les croise aussi, sans doute à dessein : «  Le Nogentais justifia sa présence en contant qu'il revenait d'inspecter ses pièges à loup » et accable Frédéric de questions qui l'importunent : « Et il s'en alla, rebuté, sans doute, par l'accueil de Frédéric ». Ces interruptions ont leur importance car elles montrent l'influence de l'entourage et des relations sociales qui parasitent les rapports entre les deux jeunes gens. Il y a donc des empêchements dans leur réunion. D'abord, ils ne peuvent se rencontrer chez Frédéric car madame Moreau mère n'aime pas les manières et les idées de Deslauriers qu'elle a déjà reçu auparavant. Ensuite, la nécessité pour Deslauriers de travailler pour se payer des études retarde le projet des deux amis de vivre ensemble à Paris : « Il fallait donc abandonner leur vieux projet de vivre ensemble dans la Capitale, pour le présent du moins ». Cette brève rencontre est donc, en fait, une sorte de planification de leur avenir.

- Enfin, le lieu où ils se promènent est significatif. Flaubert ne fait jamais de descriptions inutiles. Nous avons vu la symbolique des ponts mais il y a plus. « Du côté de Nogent », on retrouve la thématique de la clôture : « les moulins de bois dont les vannes étaient fermées ; et, à gauche les haies d'arbustes, le long de la rive, terminaient des jardins », cette petite ville est fermée sur elle-même, « s'inclinant quelque peu » autour de l'église et des moulins. En revanche « du côté de Paris, la grande route descendait en ligne droite » : l'attirance vers la capitale est décelable par cet espace ouvert, cette « ligne droite » de tous les possibles. Mais « les vapeurs de la nuit » qui brouillent l'horizon connotent l'incertitude de ce destin parisien. Entre l'espace familier mais clos de Nogent et la grande ouverture aventureuse parisienne, le choix va s'imposer, non sans appréhension. C'est l'objet de la discussion entre les deux amis.

Un cadre symbolique, des retrouvailles perturbées par des interventions extérieures et une scène close sur elle-même : voilà qui pourrait faire tourner court cette rencontre et pourtant l'amitié est bien là.

B) Les rapports d'amitié entre les deux garçons

- C'est Charles Deslauriers qui prend le plus longuement la parole en discours direct (9 prises de parole directe contre 2 pour Frédéric). Ces interventions correspondent à des intentions impressives différentes vis-à-vis de Frédéric : le consoler (« Console-toi », dit le fils du capitaine, « la vie est longue : nous sommes jeunes. Je te rejoindrai ! N'y pense plus ! »), le conseiller et l'encourager (« Sais-tu ce que tu devrais faire, mon brave ? ») et le solliciter financièrement (« As-tu cent sous pour que je paye mon dîner ? »). Il répond même à la place de Frédéric à Isidore qui vient le chercher. Il a quatre ans de plus que Frédéric et cela lui donne de l'assurance et de l'expérience. Il semble jouer de l'ascendant qu'il a sur son ami et ses conseils ne sont pas tout à fait désintéressés : « Il faut que tu ailles dans ce monde là ! Tu m'y mèneras plus tard. ».

- Frédéric est donc en retrait, en attente, incertain. Ses paroles sont narrativisées (« Il s'étendit en revanche sur Arnoux, rapportant ses discours, ses manières, ses relations ») et il ne s'adresse à son ami que pour exprimer ses sentiments et ses doutes (« Je suis de la race des déshérités ») ou pour vérifier l'identité d'un importun (« M. Roque ? »). Il écoute les conseils de Deslauriers et même si son cynisme le choque (« Frédéric se récriait ») il finit par être touché (« Frédéric avait tant de confiance en Deslauriers, qu'il se sentit ébranlé »). Cette leçon donnée par Deslauriers va faire du chemin dans son esprit. En attendant, il lui manifeste son amitié concrètement en partageant son manteau avec lui, en lui donnant de quoi payer son dîner. Et Deslauriers n'est pas en reste d'affection : « il avait fait la route de Villenauxe à pied, exprès pour voir Frédéric » (soit une quinzaine de kms).

Ce rendez-vous presque clandestin entre les deux amis, puisque ils sont surveillés et désapprouvés par les autres, dans un décor symbolisant leur parcours (vers Nogent ou vers Paris) est une parenthèse préparatoire à leur avenir où le plus âgé sert de mentor plutôt cynique au plus jeune. Dans cette conversation se dévoilent leurs caractères et leurs aspirations différentes, bien représentatives de la génération de 1840 et aussi l'arrière plan social.



Pont Louis Philippe à Paris en 1840, bateaux à vapeur sur la Seine


II) Deux jeunes gens représentatifs de la jeunesse de l'époque face à la société

A) L'enthousiasme militant de Deslauriers, ses origines populaires et ses contradictions

- En analepse et en récit sous forme de sommaire, nous apprenons les soucis d'argent de Deslauriers et son conflit avec son père : « Le Capitaine, qui tenait maintenant un billard à Villenauxe, s'était fâché rouge lorsque son fils avait réclamé ses comptes de tutelle, et même lui avait coupé les vivres, tout net ». Lui-même avoue la honte, le regret et les difficultés qu'il éprouve pour sa condition sociale inférieure pour l'époque : « Quelle malédiction que d'être le fils d'un cabaretier et de perdre sa jeunesse à la quête de son pain ! ». Cette situation l'oblige à travailler et à différer de trois ans son départ à Paris. Il compte donc sur Frédéric pour se faire une place et lui préparer le terrain de la réussite sociale.

- Deslauriers se laisse aller à des envolées lyriques prophétiques qui dévoilent son intérêt pour les questions sociales et politiques de son temps et son ambition réformatrice : « Patience ! un nouveau 89 se prépare ! On est las de constitutions, de chartes, de subtilités, de mensonges ! Ah ! si j'avais un journal ou une tribune, comme je vous secouerais tout cela ! ». Il fait référence à Mirabeau pour encourager Frédéric à aller de l'avant. En cela, il est bien le représentant de la jeunesse militante romantique qui veut se lancer dans le combat politique pour reconquérir les acquis de la Révolution balayés par la Monarchie de Juillet.

- Néanmoins, Deslauriers compose avec la corruption de son époque et sait que l'argent est le nerf de la guerre : « Mais, pour entreprendre n'importe quoi, il faut de l'argent ! ». Il sait aussi que sans un réseau d'influence, quand on n'a pas de nom illustre, on ne peut réussir en France ou plutôt à Paris qui est incontournable. C'est pourquoi il conseille à Frédéric de cultiver des relations avec le riche Monsieur Arnoux nouvellement rencontré ou même avec ce Monsieur Roque, qu'ils ont croisé, parce qu'il est le régisseur d'un homme influent Monsieur Dambreuse. Il va plus loin, bafouant la morale puritaine officielle en suggérant : « Arrange-toi pour lui plaire, et à sa femme aussi. Deviens son amant ! ».

Ainsi, Deslauriers est à la fois militant enthousiaste et fait preuve d'un arrivisme consternant. Il incarne la jeunesse populaire obligée de se débrouiller pour s'instruire et s'élever socialement, y compris en faisant des compromissions avec la société de l'argent-roi de l'époque et en s'appuyant sur les femmes puissantes, comme le Rastignac de Balzac, qu'il cite d'ailleurs. Frédéric, lui, incarne un autre aspect des jeunes de ce temps-là.




B) Le romantisme sentimental de Frédéric, ses origines bourgeoises et son pessimisme

- Frédéric, sans  faire partie des nantis, appartient à la petite bourgeoisie de province. Sa mère est veuve mais mène un certain train de vie puisqu'elle emploie un domestique, Isidore. Elle a des préjugés sur la moralité qu'elle a transmis à son fils à propos de la situation de père Roque : « Mme Moreau, en effet, ne le fréquentait pas ; le père Roque vivait en concubinage avec sa bonne, et on le considérait fort peu, bien qu'il fût le croupier d'élections, le régisseur de M. Dambreuse. » C'est vrai que ce dernier a un nez pointu (de curiosité !) sous la visière de sa casquette (La casquette, chez Flaubert, c'est mauvais signe, cf. celle de Charles Bovary). Elle n'apprécie pas non plus que son fils fréquente Deslauriers, d'où cette rencontre à l'extérieur et ces pressions pour faire rentrer son fils à la maison. Cependant, Frédéric a quelques moyens financiers : il envisage d'aller faire ses études de droit à Paris sans être contraint de travailler avant. Il possède un bon manteau, est bien habillé (« Puisque tu as un habit noir et des gants blancs, profites-en ! ») alors que Deslauriers « grelottait sous son vêtement mince ». De plus, Frédéric est en mesure de régler à la place de son ami son dîner à l'auberge.

-  Leur différence se creuse sur le caractère et les aspirations. Alors que Deslauriers a « l'air résolu », Frédéric hésite car ses opinions et ses goûts sont changeants : « ses opinions littéraires étaient changées […] Quelquefois la musique lui semblait seule capable d'exprimer ses troubles intérieurs ; alors, il rêvait des symphonies ; ou bien la surface des choses l'appréhendait, et il voulait peindre. Il avait composé des vers, pourtant ; Deslauriers les trouva fort beaux, mais sans demander une autre pièce. ». En tout cas, il a l'âme d'un artiste et ses tendances le portent vers la passion romantique comme en témoignent les héros qu'ils affectionnent : WertherRené, FrankLara, Lélia. Il rêve à une muse inspiratrice et se sent repoussé d'avance : « L'amour est la pâture et comme l'atmosphère du génie. Les émotions extraordinaires produisent les œuvres sublimes. Quant à chercher celle qu'il me faudrait, j'y renonce ! D'ailleurs, si jamais je la trouve, elle me repoussera. » Il vient de rencontrer la belle Madame Arnoux et l'effet qu'elle lui a produit n'est pas étranger à son état émotionnel. Frédéric est bien le modèle du jeune homme romantique en proie au mal de vivre et au désespoir, avide de passions sublimes et pessimiste sur ses chances de réussite. Deslauriers, de manière désinvolte, se moque de ses engouements littéraires : « lâche-moi franchement tes poètes catholiques et sataniques, aussi avancés en philosophie qu'on l'était au XIIe siècle. Ton désespoir est bête. » Il lui conseille prosaïquement de passer ses examens et de se faire introduire dans la société dirigeante. On sent bien au sourire final de Frédéric qu'il a compris la leçon !

Un jeune homme plein d'images romantiques stéréotypées, hésitant, soumis encore à sa mère et pourtant attentif au pragmatisme de son ami et peut-être prêt désormais à suivre ses conseils : voilà l'état d'esprit de Frédéric dans cette scène capitale malgré son apparente banalité.

Dans cet épisode des brèves retrouvailles entre Frédéric Moreau et Charles Deslauriers, Flaubert confronte deux tendances opposées de la jeunesse de 1840 mais qui doivent s'arranger avec la société de classes, d'argent et d'influences de la Monarchie de juillet. Cette jeunesse qui rêve de refaire la Révolution comme Deslauriers ou qui voudrait se consacrer à l'art et à l'amour comme Moreau est désenchantée. La province est médiocre, curieuse, pleine de préjugés et vit en vase clos. Paris est une promesse d'avenir mais il faut pour y réussir abandonner ses idéaux de pureté, il faut intriguer, s'infiltrer. Paris, lieu de perdition ou de salut ? C'est déjà le défi que lançaient Rastignac ou Julien Sorel. Certains ont réussi, d'autres ont été anéantis. Quel sera donc le sort de Charles et Frédéric ? En tout cas, leur amitié demeurera indéfectible et c'est sans doute la seule valeur sûre dans cette société corrompue.

 

Céline Roumégoux