Translate

jeudi 2 juin 2022

Le surréalisme, Breton, Ma femme

 

André Breton, « Ma femme » in L’union libre (1931).




 

André Breton (1896-1966) est le chef de file du surréalisme qu’il a théorisé dans deux Manifestes (1924 et 1929). Il s’inspire de Mallarmé, Lautréamont, Rimbaud. Il s’agit de trouver un nouveau langage poétique, libéré de toute contrainte et qui laisse s’exprimer l’inconscient : « Automatisme psychique pur […] Dictée de la pensée, en l’absence de tout contrôle exercé par la raison, en dehors de toute préoccupation esthétique ou morale. »

La revue Révolution surréaliste ayant lancé une enquête sur l’amour (« Quelle sorte d’espoir mettez-vous dans l’amour ? »), Breton y répond par ce long poème, sans nom d’auteur. Il était alors dans une période d’instabilité amoureuse. Ce texte surprend par sa très grande liberté, au niveau du sens et de la forme : absence de ponctuation comme chez Apollinaire, vers libres, blason très osé du corps féminin, litanie anaphorique rythmée, aux images surprenantes qui rappelle le Cantique des Cantiques.

 

 

Ma femme à la chevelure de feu de bois

Aux pensées d'éclairs de chaleur

A la taille de sablier

Ma femme à la taille de loutre entre les dents du tigre

Ma femme à la bouche de cocarde et de bouquet d'étoiles de dernière grandeur

Aux dents d'empreintes de souris blanche sur la terre blanche

A la langue d'ambre et de verre frottés

Ma femme à la langue d'hostie poignardée

A la langue de poupée qui ouvre et ferme les yeux

A la langue de pierre incroyable

Ma femme aux cils de bâtons d'écriture d'enfant

Aux sourcils de bord de nid d'hirondelle

Ma femme aux tempes d'ardoise de toit de serre

Et de buée aux vitres

Ma femme aux épaules de champagne

Et de fontaine à têtes de dauphins sous la glace

Ma femme aux poignets d'allumettes

Ma femme aux doigts de hasard et d'as de cœur

Aux doigts de foin coupé

Ma femme aux aisselles de martre et de fênes

De nuit de la Saint-Jean

De troène et de nid de scalares

Aux bras d'écume de mer et d'écluse

Et de mélange du blé et du moulin

Ma femme aux jambes de fusée

Aux mouvements d'horlogerie et de désespoir

Ma femme aux mollets de moelle de sureau

Ma femme aux pieds d'initiales

Aux pieds de trousseaux de clés aux pieds de calfats qui boivent

Ma femme au cou d'orge imperlé

Ma femme à la gorge de Val d'or

De rendez-vous dans le lit même du torrent

Aux seins de nuit

Ma femme aux seins de taupinière marine

Ma femme aux seins de creuset du rubis

Aux seins de spectre de la rose sous la rosée

Ma femme au ventre de dépliement d'éventail des jours

Au ventre de griffe géante

Ma femme au dos d'oiseau qui fuit vertical

Au dos de vif-argent

Au dos de lumière

A la nuque de pierre roulée et de craie mouillée

Et de chute d'un verre dans lequel on vient de boire

Ma femme aux hanches de nacelle

Aux hanches de lustre et de pennes de flèche

Et de tiges de plumes de paon blanc

De balance insensible

Ma femme aux fesses de grès et d'amiante

Ma femme aux fesses de dos de cygne

Ma femme aux fesses de printemps

Au sexe de glaïeul

Ma femme au sexe de placer et d'ornithorynque

Ma femme au sexe d'algue et de bonbons anciens

Ma femme au sexe de miroir

Ma femme aux yeux pleins de larmes

Aux yeux de panoplie violette et d'aiguille aimantée

Ma femme aux yeux de savane

Ma femme aux yeux d'eau pour boire en prison

Ma femme aux yeux de bois toujours sous la hache

Aux yeux de niveau d'eau de niveau d'air de terre et de feu

 

 

André Breton, « Ma femme » in L’union libre (1931).





 

Révolutionner l’amour

Les surréalistes ont mis à l’honneur le concept de l’« amour fou » et le culte de la femme, à la fois muse et médiatrice entre le monde naturel et les hommes. Les associations d’idées, l’exploration du rêve et de l’inconscient, la levée des tabous sexuels renouvellent les images galantes traditionnelles. Ainsi, dans son poème « L’Union libre » (1931), André Breton fait entendre une longue litanie, construite sur les reprises anaphoriques lancinantes de « Ma femme », suivies de compléments de noms surprenants. Le poète revisite le blason amoureux de manière plus explicite encore que l’avait fait les poètes de la Renaissance ou du xixe siècle  « Ma femme aux fesses de printemps/ Au sexe de glaïeul ».

La joie d’aimer

Cet érotisme intense, présent chez Aragon ou Éluard, n’est jamais vulgaire, et les déclarations d’amour réciproques excluent le dolorisme du service d’amour d’antan. Même le malheur et la perte sont surmontés et le sentiment amoureux abolit les barrières du temps : « Je t’aime pour toutes les femmes que je n’ai pas connues/ Je t’aime pour tous les temps où je n’ai pas vécu », déclare Éluard à Dominique qui a fait renaître en lui une émotion  qu’il croyait disparue.

En toute liberté

La liberté formelle va de pair avec le thème de la libération amoureuse. Apollinaire a aboli la ponctuation au début du xxe siècle et le vers libre, apparu au siècle précédent, est généralisé par les surréalistes et les poètes qui gravitent autour d’eux. Les vers sont donc irréguliers, sans rimes systématiques ni ponctuation. La reprise de mots ou d’expressions rappelle les refrains chantés ou les versets du Cantique des Cantiques, comme dans le poème de Léopold Sédar Senghor, « Femme nue, femme noire » (Chants d’ombre, 1945).

La conception de l’amour chez les poètes surréalistes pourrait être résumée par ce vers de René Char : « Je veux être pour vous la liberté et le vent de la vie », dans son poème « Marthe » (1947). Ainsi, quand les poètes courtois avaient fait du sentiment amoureux une religion, les surréalistes en font une révolution[.