André
Breton, « Ma femme »
in L’union libre (1931).
André Breton (1896-1966) est le chef de file du surréalisme
qu’il a théorisé dans deux Manifestes (1924 et 1929). Il s’inspire de Mallarmé,
Lautréamont, Rimbaud. Il s’agit de trouver un nouveau langage poétique, libéré
de toute contrainte et qui laisse s’exprimer l’inconscient : « Automatisme
psychique pur […] Dictée de la pensée, en l’absence de tout contrôle exercé par
la raison, en dehors de toute préoccupation esthétique ou morale. »
La revue Révolution surréaliste ayant lancé une enquête sur
l’amour (« Quelle sorte d’espoir mettez-vous dans l’amour ? »), Breton
y répond par ce long poème, sans nom d’auteur. Il était alors dans une période
d’instabilité amoureuse. Ce texte surprend par sa très grande liberté, au
niveau du sens et de la forme : absence de ponctuation comme chez Apollinaire, vers
libres, blason très osé du corps féminin, litanie anaphorique rythmée, aux
images surprenantes qui rappelle le Cantique des Cantiques.
Ma femme à la chevelure de feu de bois
Aux pensées d'éclairs de chaleur
A la taille de sablier
Ma femme à la taille de loutre entre
les dents du tigre
Ma femme à la bouche de cocarde et de bouquet
d'étoiles de dernière grandeur
Aux dents d'empreintes de souris
blanche sur la terre blanche
A la langue d'ambre et de verre
frottés
Ma femme à la langue d'hostie
poignardée
A la langue de poupée qui ouvre et
ferme les yeux
A la langue de pierre incroyable
Ma femme aux cils de bâtons d'écriture
d'enfant
Aux sourcils de bord de nid
d'hirondelle
Ma femme aux tempes d'ardoise de toit
de serre
Et de buée aux vitres
Ma femme aux épaules de champagne
Et de fontaine à têtes de dauphins
sous la glace
Ma femme aux poignets d'allumettes
Ma femme aux doigts de hasard et d'as
de cœur
Aux doigts de foin coupé
Ma femme aux aisselles de martre et de fênes
De nuit de la Saint-Jean
De troène et de nid de scalares
Aux bras d'écume de mer et d'écluse
Et de mélange du blé et du moulin
Ma femme aux jambes de fusée
Aux mouvements d'horlogerie et de
désespoir
Ma femme aux mollets de moelle de
sureau
Ma femme aux pieds d'initiales
Aux pieds de trousseaux de clés aux pieds de calfats qui boivent
Ma femme au cou d'orge imperlé
Ma femme à la gorge de Val d'or
De rendez-vous dans le lit même du
torrent
Aux seins de nuit
Ma femme aux seins de taupinière
marine
Ma femme aux seins de creuset du rubis
Aux seins de spectre de la rose sous
la rosée
Ma femme au ventre de dépliement
d'éventail des jours
Au ventre de griffe géante
Ma femme au dos d'oiseau qui fuit
vertical
Au dos de vif-argent
Au dos de lumière
A la nuque de pierre roulée et de
craie mouillée
Et de chute d'un verre dans lequel on
vient de boire
Ma femme aux hanches de nacelle
Aux hanches de lustre et de pennes de
flèche
Et de tiges de plumes de paon blanc
De balance insensible
Ma femme aux fesses de grès et
d'amiante
Ma femme aux fesses de dos de cygne
Ma femme aux fesses de printemps
Au sexe de glaïeul
Ma femme au sexe de placer et d'ornithorynque
Ma femme au sexe d'algue et de bonbons
anciens
Ma femme au sexe de miroir
Ma femme aux yeux pleins de larmes
Aux yeux de panoplie violette et
d'aiguille aimantée
Ma femme aux yeux de savane
Ma femme aux yeux d'eau pour boire en
prison
Ma femme aux yeux de bois toujours
sous la hache
Aux yeux de niveau d'eau de niveau d'air de terre et de feu
André
Breton, « Ma femme » in L’union libre (1931).
Révolutionner l’amour
Les surréalistes ont mis à l’honneur le concept de l’« amour
fou » et le culte de la femme, à la fois muse et médiatrice entre le monde
naturel et les hommes. Les associations d’idées, l’exploration du rêve et de
l’inconscient, la levée des tabous sexuels renouvellent les images galantes
traditionnelles. Ainsi, dans son poème « L’Union libre » (1931),
André Breton fait entendre une longue litanie, construite sur les reprises
anaphoriques lancinantes de « Ma femme », suivies de compléments de
noms surprenants. Le poète revisite le blason amoureux de manière plus
explicite encore que
l’avait fait les poètes de la Renaissance ou du xixe siècle « Ma femme aux fesses de printemps/ Au sexe de glaïeul ».
La joie d’aimer
Cet érotisme intense, présent chez Aragon ou Éluard, n’est jamais
vulgaire, et les déclarations d’amour réciproques excluent le dolorisme du
service d’amour d’antan. Même le malheur et la perte sont surmontés et le
sentiment amoureux abolit les barrières du temps : « Je t’aime pour
toutes les femmes que je n’ai pas connues/ Je t’aime pour tous les temps où je
n’ai pas vécu », déclare Éluard à Dominique qui a fait renaître en lui une émotion qu’il
croyait disparue.
En toute liberté
La liberté formelle va de pair avec le thème de la libération
amoureuse. Apollinaire a aboli la ponctuation au début du xxe siècle et le vers
libre, apparu au siècle précédent, est généralisé par les surréalistes et les
poètes qui gravitent autour d’eux. Les vers sont donc irréguliers, sans rimes
systématiques ni ponctuation. La reprise de mots ou d’expressions rappelle les
refrains chantés ou les versets du Cantique
des Cantiques, comme dans le poème de Léopold Sédar Senghor, « Femme
nue, femme noire » (Chants d’ombre,
1945).