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dimanche 18 décembre 2022

Lettre de Victor Hugo à Juliette Drouet, nuit du 16 au 17 février 1841

 Victor Hugo à Juliette Drouet, nuit du 16 au 17 février 1841, 

« T’en souviens-tu, ma bien-aimée ? »



Victor Hugo (1802-1885), poète, romancier, dramaturge, homme politique, est une gloire nationale française. Mais il est aussi un grand amoureux. Et son grand amour illégitime, celui qui va durer 50 ans jusqu’à la mort, qui va générer plus de 20000 lettres de la part de celle qu’il aime, et quelques centaines en retour, c’est Juliette Drouet (1806-1883).

En janvier 1833, Hugo lit son drame Lucrèce Borgia (écrit en moins de 15 jours) aux acteurs du théâtre de la Porte-Saint-Martin. Juliette est là. Elle obtient le très petit rôle de la princesse Negroni (9 répliques). C’est le coup de foudre. Nuit du 16 au 17 février  1833, Juliette Drouet et Victor Hugo deviennent amants. Cette nuit sera fêtée chaque année, comme un rite sacré, par une lettre de Victor Hugo, consignée dans le Livre rouge de l’Anniversaire. C’est aussi la date du mariage de Cosette et Marius dans Les Misérables. « Le 26 février 1802, je suis né à la vie. Le 17 février 1833, je suis né au bonheur dans tes bras. La première date ce n'est que la vie, la seconde c'est l'amour. Aimer, c'est plus que vivre. » Victor exige de Juliette une « restitus » (une lettre) quotidienne, lui interdit de sortir sans lui et lui ordonne de renoncer à sa carrière de comédienne. Elle acceptera tout pour son « cher Toto » et même ses innombrables infidélités. Son seul credo désormais et pour toujours :

« T’aimer, t’aimer, t’aimer, voilà ma seule et unique destination ».Voici une des lettres d’anniversaire, datée de 1841.

 

"T’en souviens-tu, ma bien-aimée ? Notre première nuit, c’était une nuit de carnaval, la nuit du mardis-gras de 1833. On donnait je ne sais dans quel théâtre je ne sais quel bal où nous devions aller tous les deux, et où nous manquâmes tous les deux. (J’interromps ce que j’écris pour prendre un baiser sur ta belle bouche, et puis je continue.) Rien, — pas même la mort, j’en suis sûr, — n’effacera en moi ce souvenir. Toutes  les heures de cette nuit-là traversent ma pensée en ce moment l’une après l’autre comme des étoiles qui passent devant l’œil de mon âme. Oui, tu devais aller au bal, et tu n’y allas pas, et tu m’attendis, pauvre ange que tu es de beauté et d’amour. Ta petite chambre était pleine d’un adorable silence. Au dehors, nous entendions Paris rire et chanter et les masques passer avec de grands cris. Au milieu de la grande fête générale, nous avions mis à part et caché dans l’ombre notre douce fête à nous.  Paris avait la fausse ivresse, nous avions la vraie.

N’oublie jamais, mon ange, cette heure mystérieuse qui a changé ta vie. Cette nuit du 17 février 1833 a été un symbole et comme une figure de la grande et solennelle chose qui s’accomplissait en toi. Cette nuit-là, tu as laissé au dehors, loin de toi, le tumulte, le bruit, les faux éblouissements, la foule, pour entrer dans le mystère, dans la solitude et dans l’amour.

Cette nuit-là, j’ai passé huit heures près de toi. Chacune de ces heures a déjà engendré une année.

Pendant ces huit ans, mon cœur a été plein de toi, et rien ne le changera, vois-tu, quand même chacune de ces années engendrerait un siècle."

Victor Hugo à Juliette Drouet, nuit du 16 au 17 février 1841, « T’en souviens-tu, ma bien-aimée ? ».
Extrait de "Mon cœur qui bat" de Céline Roumégoux (Flammarion, 2016)

jeudi 15 décembre 2022

Poésie satirique, la question transversale, Du Bellay, La Fontaine, Verlaine, Rimbaud, corrigé EAF 2012,

 

Sujet EAF 2012 série S et ES : corrigé partiel

 

Objet d’étude : Écriture poétique et quête du sens, du Moyen Âge à nos jours.

 

Texte A : Joachim Du Bellay, « Seigneur, je ne saurais regarder d'un bon oeil », sonnet 150, Les Regrets, 1558 (orthographe modernisée).

Texte B : Jean de La Fontaine, « La Génisse, la Chèvre et la Brebis, en société avec le Lion », Fables, livre I, 6, 1668.

Texte C : Paul Verlaine, « L'enterrement », Poèmes saturniens, 1866.

Texte D : Arthur Rimbaud, « À la musique », Poésies, 1870.

Pour voir les textes  cliquer ICI

*************

Après avoir lu tous les textes du corpus, vous répondrez à la question suivante (4 points) :

En quoi les quatre textes du corpus relèvent-ils de la poésie satirique ?

  

Enterrement à Ornans de Gustave Courbet (1849-1850), musée d’Orsay, Paris

 


Si à l'origine, la poésie était un chant sacré et si le poète est encore considéré comme un créateur inspiré ou comme celui qui exprime par la magie des mots, des figures et des sons, les sentiments intemporels et les idées universelles, le poète, dès l'Antiquité, sait aussi se faire critique dans la poésie dite satirique. De la Renaissance à la fin du second Empire, quatre poètes français, Du Bellay, La Fontaine, Verlaine et Rimbaud dans leurs poèmes respectifs, Je ne saurais regarder d'un bon œil (1558), La Génisse, la Chèvre et la Brebis, en société avec le Lion (1668), L'enterrement (1866) et A la musique (1870), raillent et critiquent les travers de leurs contemporains et du genre humain plus largement. Nous verrons en quoi il s'agit de poésies satiriques et ce qui est visé. Après avoir examiné la mise en scène et en vers caricaturale des cibles des quatre poètes de notre étude, nous verrons comment selon la formule ridendo castigat (i.e. : je fais rire pour corriger les mœurs), ils proposent une morale ou une réflexion personnelle.

 

I) La comédie humaine : entre ridicule, médiocrité et cruauté

 

Dans les quatre poèmes, des saynètes comiques sont représentées côté cour et côté jardin !


a)  Le côté cour, au sens aristocratique du terme, se retrouve chez Du Bellay et La Fontaine. Tous deux mettent en scène des courtisans. Du Bellay se gausse des « vieux singes de cour » qui pour « complaire » au roi sont prêts à toutes les hypocrisies et bassesses d'imitation. La Fontaine, lui, observe d'imprudentes et naïves créatures, semblables aux inoffensives génisses, chèvres et brebis, qui croient possible de faire « société » avec le « Seigneur du voisinage » qui, « fier lion », les dépossèdera violemment de tout, si elles pensent mettre « en commun le gain et le dommage ». Selon les deux poètes, ces courtisans perdent tout libre arbitre et bon sens,  soit par intérêt pour entrer dans les bonnes grâces du monarque, soit par sottise de se croire ses égaux au risque de tout perdre. Ils sont bien ridicules et même pitoyables. D'ailleurs, dans les deux cas, ils sont assimilés à des animaux, grimaciers comme les singes ou sots comme les trois herbivores de La Fontaine.

 

b) Le côté jardin est illustré en quelque sorte par Verlaine et Rimbaud. Les « bourgeois poussifs » de Rimbaud « portent leurs bêtises jalouses » pour écouter la musique, place de la gare « les jeudis soirs » et la communauté villageoise populaire de Verlaine enterre gaiement un des siens avec « le fossoyeur qui chante » et « le prêtre qui prie allègrement ». Tous les rôles de ce petit théâtre sont bien distribués : l'enfant de chœur fait entendre « sa voix fraîche de fille », le fossoyeur manie la pioche, le curé la prière, les retraités et les rentiers discutent et commentent sans s'intéresser plus que cela à la cérémonie funéraire ou au concert du square. Tous s'occupent de leurs petites affaires et de leurs gros intérêts comme les « héritiers resplendissants » qui arrivent à la pointe du sonnet de Verlaine. Nulle compassion pour le défunt qui d'ailleurs est aussi anonyme que les autres et tient son rôle de mort qui va se retrouver bien au chaud « au fond du trou ».

C'est une humanité bien médiocre, dans des milieux où « tout est correct » dans le grand monde comme dans le plus petit, qui est dépeinte dans ces poèmes bien réglés, eux aussi : des sonnets pour Du Bellay et Verlaine, neuf quatrains en alexandrins pour Rimbaud et 18 vers hétérométriques et rimés pour La Fontaine.


II) Les points de vue et réflexions des poètes

L'arme de la satire dans ces quatre poèmes est bien sûr l'ironie décelable dans l'implication plus ou moins personnelle des poètes et dans les figures employées.


a) L'énonciation personnelle est utilisée chez tous sauf La Fontaine. Mais le « je » n'a pas la même fonction pour tous. Du Bellay s'adresse à un « Seigneur » et dénonce les courtisans hypocrites dont il entend bien se démarquer par l'audace de son analyse critique. Verlaine fait une réflexion amère sur une pratique sociale vidée de toute émotion et son « je » est analytique et désenchanté. Enfin, Rimbaud entend se désolidariser des gens « bien comme il faut » : « - Moi, je suis débraillé comme un étudiant ». La Fontaine, en conformité avec son époque classique cache son « je » de narrateur derrière le « on » de « dit-on » et ne formule nulle moralité explicite à sa fable.

 

b) Derrière l'ironie mordante des antiphrases de Verlaine (« Tout cela me paraît charmant, en vérité ! »), des antithèses en chiasme de Du Bellay (« La lune en plein midi, à minuit le soleil »), des adjectifs dévaluatifs de Rimbaud (« mesquines pelouses, grosses dames ») ou des dialogues directs de La Fontaine, se dissimulent des intentions différentes. Du Bellay dégoûté des manigances de cour et pourtant poète officiel est dans une position ambiguë mais met en avant sa probité et son indépendance d'esprit. Verlaine, le mélancolique poète saturnien, se rit de la mort pour ne pas en pleurer. La Fontaine, en froid avec Louis XIV, se félicite de ne pas partager de près sa société, vu ce qui est arrivé à son ami, le surintendant Fouquet, dépouillé de ses biens et jeté en prison par le roi. Quant au fougueux adolescent Rimbaud, il préfère les émois de la chair et les baisers « qui lui viennent aux lèvres », plutôt que d'envisager le conformisme et la monotonie médiocre des bourgeois assis au square !


Ainsi la poésie satirique, « la muse pédestre », selon les mots d'Horace qui la considérait d'après les Anciens comme un genre mineur, prend-elle de la vigueur en France dès la Renaissance. Les poètes de notre corpus ont dénoncé les travers des classes sociales de leur époque, transposables à tous les temps : la bêtise, l'indifférence aux autres, la recherche égoïste de l'intérêt personnel, la médiocrité de l'esprit et des comportements, la tyrannie violente des grands de ce monde. Ils ont su dépasser par leur originalité la banalité des thèmes en se jouant même de la forme, entre respect des contraintes poétiques et trouvailles prosodiques et sémantiques. Les registres se mêlent habilement : à l'ironie et l'intention polémique  commune à tous s'ajoutent l'éloge paradoxal (registre épidictique) pour Verlaine, le didactique pour La Fontaine et des touches humoristiques et lyriques chez Rimbaud.  Ensuite, viendront les poètes engagés, bien plus politiques.

 

 Céline Roumégoux


mardi 13 décembre 2022

Erasme, Traité de civilité puérile (1530) ou Le savoir-vivre à l’usage des enfants, commentaire d'essai

 

Erasme, Traité de civilité puérile (1530) 

ou Le savoir-vivre à l’usage des enfants



Desiderius Erasmus, peinture de Hans Holbein le Jeune

L’éducation fut une grande préoccupation des Humanistes de la Renaissance qui voulaient en finir avec la scolastique médiévale (le par-cœur, la glose) et avec les mœurs peu raffinées de la société, y compris la meilleure ! Rabelais dans Gargantua (1635) imagine l’utopie de l’abbaye de Thélème qui offre à de jeunes adultes aristocrates autant de divertissements élégants que d’études sérieuses, le tout sous la devise du "Fais ce que voudras". Erasme de Rotterdam, lui aussi moine et intellectuel majeur de l’époque, en rapport avec près de six cents fins lettrés de toute l’Europe, va se pencher sur la question de l’éducation, celle des princes  (comme le futur *Charles Quint) comme celle de tout homme de raison. Dans son Traité de civilité puérile, paru en 1530, il va composer un véritable petit manuel de savoir-vivre à l’usage des enfants en général, même si l’ouvrage est dédié à son élève Henri de Bourgogne, "jeune enfant de grande espérance". Examinons la deuxième partie du préambule de ce traité :

(*l’Institutio principis christiani (ou "Education du prince chrétien"1516), que lui a suggéré d’écrire le chancelier de Brabant, Jean Le Sauvage, pour le futur Charles Quint. En une dizaine de chapitres, Érasme livre un véritable manuel d’une éducation complète du prince chrétien, qu’il s’agisse de sa formation intellectuelle, morale ou politique, sans oublier la religion qui est au cœur même de cette éducation.)

Préambule (deuxième paragraphe)


"L'art d'instruire consiste en plusieurs parties, dont la première et la principale est que l'esprit encore tendre reçoive les germes de la piété ; la seconde, qu'il s'adonne aux belles-lettres et s'en pénètre à fond ; la troisième, qu'il s'initie aux devoirs de la vie ; la quatrième, qu'il s'habitue de bonne heure aux règles de la civilité. C'est cette dernière partie que j'ai aujourd'hui choisie pour sujet ; d'autres se sont occupés des trois premières et moi-même j'en ai traité maintes fois. Quoique le savoir-vivre soit inné chez tout esprit bien réglé, cependant, faute de préceptes formels, des hommes honnêtes et instruits en manquent parfois, ce qui est regrettable. Je ne nie pas que la civilité ne soit la plus humble section de la Philosophie, mais (tels sont les jugements des mortels) elle suffit aujourd'hui à concilier la bienveillance et à faire valoir des qualités plus sérieuses. Il convient donc que l'homme règle son maintien, ses gestes, son vêtement aussi bien que son intelligence. La modestie, voilà ce qui convient surtout aux enfants, et principalement aux enfants nobles : or, il faut réputer nobles tous ceux qui cultivent leur esprit par la pratique des belles-lettres. Que d'autres fassent peindre sur leurs écussons des lions, des aigles, des taureaux, des léopards : ceux-là possèdent plus de vraie noblesse, qui pourrait orner leurs armoiries d'autant d'emblèmes qu'ils ont cultivé d'arts libéraux."

Nous verrons comment, dans ce préambule argumentatif, Érasme présente son ouvrage et en quoi ce petit manuel pratique de savoir-vivre à l’usage des enfants est représentatif  de son idéal humaniste en matière d’éducation.

I) Un argumentaire pour justifier un manuel inhabituel

A) Un raisonnement déductif (du général au particulier)

- Érasme commence par une définition de "l’art d’instruire" en quatre domaines présentés apparemment par ordre décroissant d’intérêt, de la piété à la civilité en passant par les devoirs de la vie et surtout par les belles lettres. L’art d’instruire est donc l’art d’éduquer car il ne s’agit pas uniquement "d’instruction intellectuelle" mais bien de leçons de comportement individuel et social et aussi d’enseignement religieux et moral. Cette vision des composantes de l’éducation est présentée comme une évidence : "L'art d'instruire consiste en plusieurs parties". Ce postulat,  au présent de vérité générale,  n’a pourtant rien d’évident à son époque et est bien plutôt le programme humaniste.
- Cependant de ces quatre "matières", il ne s’intéressera dans cet ouvrage qu’à la dernière : la civilité (le particulier). Cette partie est neuve, comme il le sous-entend : "d'autres se sont occupés des trois premières et moi-même j'en ai traité maintes fois".

B) De la concession aux contre arguments

- Si Erasme concède que "le savoir-vivre soit inné chez tout esprit bien réglé" et qu’il admette que "la civilité soit la plus humble section de la Philosophie", il objecte que "faute de préceptes formels, des hommes honnêtes et instruits en manquent parfois, ce qui est regrettable" et que la civilité "suffit aujourd'hui à concilier la bienveillance et à faire valoir des qualités plus sérieuses". Il prévient ainsi les critiques qu’on pourrait lui faire de s’intéresser à un domaine mineur ("la plus humble section de la Philosophie") et de donner des "recettes" de conduite, inutiles car trop "naturelles" ("innées"). Il avance aussi que la civilité favorise la sociabilité ("la bienveillance") et  permet de développer des qualités supérieures ("et à faire valoir des qualités plus sérieuses").

C) Un programme pratique mais essentiel

- Erasme annonce les grandes lignes de son programme qu’il développera dans les sept courts chapitres de son traité à savoir, pour chaque homme, savoir régler : "son maintien, ses gestes, son vêtement".

- L’analogie entre l’exercice de l’intelligence ("Il convient donc que l'homme règle son maintien, ses gestes, son vêtement aussi bien que son intelligence") et l’apprentissage des bonnes manières montre bien que les deux éducations sont liées : celle de l’esprit et celle de la sociabilité.
- Il donne en conclusion à son préambule les qualités indispensables à toute éducation : la modestie et la noblesse de l’esprit, cultivé "par la pratique des belles-lettres". On notera au passage que ce n’est plus la piété ("la première et la principale") qui est mise au premier rang comme au début de cet extrait !

II) Une éducation humaniste

A) Les valeurs intellectuelles

 L’intelligence, "l’esprit bien réglé".


B) Les valeurs sociales

 Les valeurs de l’homme honnête, les devoirs de l’homme, de l’enfant noble, la bienveillance à rechercher pour la concorde sociale passent par le respect de principes de civilité.


C) les valeurs religieuses et morales

- La piété

- La modestie
- La vraie noblesse, c’est celle de l’esprit cultivé par les belles lettres et les arts libéraux (attaque en règle contre la prétention des nobles et de leurs blasons orgueilleux qui s’attribuent les qualités des animaux emblématiques de leurs écussons).

Erasme, le pacifique, accorde beaucoup d’importance à la civilité, principe de concorde entre les hommes, associée à la noblesse d’esprit que donne la pratique des belles lettres et à la piété. C’est au nom de ce principe qu’il justifie Le Traité de civilité puérile qui, loin d’être secondaire et négligeable, polit l’esprit et favorise les qualités morales, sociales, religieuses et intellectuelles de l’enfant qui deviendra un homme d’esprit et de cœur. Son traité doit dépasser la seule éducation d’un prince et s’adresser à tout enfant pour le profit de la société entière. Son manuel servira, entre autres, de référence au siècle suivant au fondateur des écoles chrétiennes pour les pauvres, Jean-Baptiste de La Salle.

lundi 12 décembre 2022

Haïkus, atelier d'écriture

 

Haïkus



Voici la production d’un atelier d’écriture 
 
en 1ière S3

Trop tard
Le temps semble long
Mais les minutes rapides
Juste le temps d’y penser

Migration
Le bruit de la mer sur les rochers
Ouvre la voie
A l’envolée des oiseaux

Sublimation
Les fleurs recouvrent les arbres
Les pleurs recouvrent le marbre
Un homme est mort au printemps



Arsène

Le voleur a tout emporté
Sauf la lune
Qui était à ma fenêtre

Après la pluie
Un ruisseau translucide
Une vie qui s’écoule
La fraîcheur du temps

Arborescence
L’arbre qui pousse droit
Vivant et solitaire
Une ombre qui grandit

Un jour peut-être
Je me réveille dans l’ombre
Sans idée ni sommeil
Juste une pensée qui m’effleure

Théâtre
Sous les feux des projecteurs
Brille le jeu des acteurs
Silence, c’est l’heure

Dégoût
J’ai reçu un message
Elle m’a dit qu’elle m’aimait
Pourquoi ai-je le même téléphone que mon frère

Jardinage
Si une fleur voulait dire je t’aime
Pour te déclarer ma flamme
Je t’offrirais mon jardin secret

Guérilla
Homme vaillant
Tu libères ton pays
A coups de strophes et de vers

La déchéance
De son piédestal
Il a glissé
Pour ne jamais se relever



Samedi soir

Mélanges acidulés
Plaisirs sucrés
Dure réalité

Vitesse
Vision embrumée
Tournant raté
Triste éternité

L’oubli
Lentement je glisse
Seule dans le noir
Personne ne semble m’apercevoir

Aurore
La rosée sur la plaine
La brume sur les champs
Le vent dans mes cheveux



Toi

La jeunesse
La beauté
La bêtise

Renaissance
Chante toi Sahara
Car la saison revient
Pour de nouveau fleurir

Compassion
Larme est la tristesse
Quand la douleur
Attaque au cœur

La création
Là où naissent les choses
Meurent les idées
Et vivent les objets

Bonheur
Chaque seconde à deux
Les yeux dans les yeux
Mon cœur amoureux

Nuages
Des anges déchus
Tombent les plumes
Sur nos têtes nues

Évasion nocturne
Du crépuscule à l’aube
La terre s’endort
Les chats s’enfuient





Et en 2nde 8

Barack Obama
Espoir de l’Ouest
Enfin une nouvelle couleur
Bonjour le 44ième !

Crise
Caisses vides
Faillites en séries
An neuf, en 9, an 1929 ?

Paranoïa
Le chat guette la souris
Le chasseur reste à l’affût de sa proie
L’espace nous surveille

La Récolte
L’hiver est là avec toi
L’été arrive avec elle
Et elle repart dans tes bras



Limites inconnues

La haine n’a pas de limites
La joie non plus
Seules mes idées en ont

Ombre et lumière
A l’aube, le soleil se lève
A midi, il est haut dans le ciel
Et au crépuscule, l’obscurité me gagne

Nostalgie
Restes du passé
Les souvenirs ancrés
Juste l’essentiel

L’Inconnu
Au milieu des ruines
Je cherche mon chemin
Vers un renouveau lointain



Exode
Le ciel, la terre, tous les éléments explosèrent
Une civilisation perdue avec tous ses enfants
S’en alla sans dire un mot

Nouveau quartier
La maison du bonheur
Celle de notre enfance
Et de nos souvenirs s’effondre

Le fruit
Il est vert
Passe à l’orange et
Finit au rouge



Velours
Le toucher était si doux
Qu’un frisson m’envahit
Au plus profond de moi

Submersion
Le doux son de l’eau
Au rythme des vagues
Inonde mes rêves

SDF

Ces arbres meurtris par un vent glacial
D’un blanc manteau se sont couverts
Silence ! Tout hiberne

Le vieil homme
Sur ses trois pieds
Il est bien bancal
Mais ne rompt pas



Pauvreté
La lueur dans leurs yeux
Semblable au désespoir
Restait sans réponses

L’ami Pierrot
A l’écoute de la leçon
Je prenais ma plume
Pour écrire mes maux

La fumée

Elle monte tout droit
Sans s’essouffler en
Prenant de l’altitude



Production collective (février 2009)

dimanche 11 décembre 2022

L’Education sentimentale, Flaubert, Partie I chapitre 2, rencontre entre Deslauriers et Frédéric Moreau

 

L’Education sentimentale, Flaubert, Partie I chapitre 2, 

rencontre entre Deslauriers et Frédéric Moreau


L’EDUCATION SENTIMENTALE

de  Gustave Flaubert (1869)


Flaubert par Eugène Giraud

Première partie, Chapitre 2

« Ils ne s'étaient pas vus depuis deux ans ; et, leurs embrassades étant finies, ils allèrent sur les ponts afin de causer plus à l'aise.

Le Capitaine, qui tenait maintenant un billard à Villenauxe, s'était fâché rouge lorsque son fils avait réclamé ses comptes de tutelle, et même lui avait coupé les vivres, tout net. Mais comme il voulait concourir plus tard pour une chaire de professeur à l'Ecole et qu'il n'avait pas d'argent, Deslauriers acceptait à Troyes une place de maître clerc chez un avoué. A force de privations, il économiserait quatre mille francs ; et, s'il ne devait rien toucher de la succession maternelle, il aurait toujours de quoi travailler librement, pendant trois années, en attendant une position. Il fallait donc abandonner leur vieux projet de vivre ensemble dans la Capitale, pour le présent du moins.

Frédéric baissa la tête. C'était le premier de ses rêves qui s'écroulait.

« Console-toi », dit le fils du capitaine, « la vie est longue : nous sommes jeunes. Je te rejoindrai ! N'y pense plus ! »

Il le secouait par les mains, et, pour le distraire, lui fit des questions sur son voyage.

Frédéric n'eut pas grand-chose à narrer. Mais, au souvenir de Mme Arnoux, son chagrin s'évanouit. Il ne parla pas d'elle, retenu par une pudeur. Il s'étendit en revanche sur Arnoux, rapportant ses discours, ses manières, ses relations ; et Deslauriers l'engagea fortement à cultiver cette connaissance.

Frédéric, dans ces derniers temps n'avait rien écrit ses opinions littéraires étaient changées : il estimait pardessus tout la passion ; Werther, René, Frank, Lara, Lélia et d'autres plus médiocres l'enthousiasmaient presque également. Quelquefois la musique lui semblait seule capable d'exprimer ses troubles intérieurs ; alors, il rêvait des symphonies ; ou bien la surface des choses l'appréhendait, et il voulait peindre. Il avait composé des vers, pourtant ; Deslauriers les trouva fort beaux, mais sans demander une autre pièce.

Quant à lui, il ne donnait plus dans la métaphysique. L'économie sociale et la Révolution française le préoccupaient. C'était, à présent, un grand diable de vingt-deux ans, maigre, avec une large bouche, l'air résolu. Il portait, ce soir-là, un mauvais paletot de lasting ; et ses souliers étaient blancs de poussière, car il avait fait la route de Villenauxe à pied, exprès pour voir Frédéric.

Isidore les aborda. Madame priait Monsieur de revenir, et, craignant qu'il n'eût froid, elle lui envoyait son manteau.

« Reste donc ! » dit Deslauriers.

Et ils continuèrent à se promener d'un bout à l'autre des deux ponts qui s'appuient sur l'île étroite, formée par le canal et la rivière.

Quand ils allaient du côté de Nogent, ils avaient, en face, un pâté de maisons s'inclinant quelque peu ; à droite, l'église apparaissait derrière les moulins de bois dont les vannes étaient fermées ; et, à gauche les haies d'arbustes, le long de la rive, terminaient des jardins, que l'on distinguait à peine. Mais, du côté de Paris, la grande route descendait en ligne droite, et des prairies se perdaient au loin, dans les vapeurs de la nuit. Elle était silencieuse et d'une clarté blanchâtre. Des odeurs de feuillage humide montaient jusqu'à eux ; la chute de la prise d'eau, cent pas plus loin, murmurait, avec ce gros bruit doux que font les ondes dans les ténèbres.

Deslauriers s'arrêta, et il dit :

« Ces bonnes gens qui dorment tranquilles, c'est drôle ! Patience ! un nouveau 89 se prépare ! On est las de constitutions, de chartes, de subtilités, de mensonges ! Ah ! si j'avais un journal ou une tribune, comme je vous secouerais tout cela ! Mais, pour entreprendre n'importe quoi, il faut de l'argent ! Quelle malédiction que d'être le fils d'un cabaretier et de perdre sa jeunesse à la quête de son pain ! »

Il baissa la tête, se mordit les lèvres, et il grelottait sous son vêtement mince.

Frédéric lui jeta la moitié de son manteau sur les épaules. Ils s'en enveloppèrent tous deux ; et, se tenant par la taille, ils marchaient dessous, côte à côte.

« Comment veux-tu que je vive là-bas, sans toi ? » disait Frédéric. L'amertume de son ami avait ramené sa tristesse. « J'aurais fait quelque chose avec une femme qui m'eût aimé... Pourquoi ris-tu ? L'amour est la pâture et comme l'atmosphère du génie. Les émotions extraordinaires produisent les oeuvres sublimes. Quant à chercher celle qu'il me faudrait, j'y renonce ! D'ailleurs, si jamais je la trouve, elle me repoussera. Je suis de la race des déshérités, et je m'éteindrai avec un trésor qui était de strass ou de diamant, je n'en sais rien. »

L'ombre de quelqu'un s'allongea sur les pavés, en même temps qu'ils entendirent ces mots :

« Serviteur, messieurs ! »

Celui qui les prononçait était un petit homme, habillé d'une ample redingote brune, et coiffé d'une casquette laissant paraître sous la visière un nez pointu .

« M. Roque ? dit Frédéric.

— Lui-même ! » reprit la voix.

Le Nogentais justifia sa présence en contant qu'il revenait d'inspecter ses pièges à loup, dans son jardin, au bord de l'eau.

« Et vous voilà de retour dans nos pays ? Très bien ! j'ai appris cela par ma fillette. La santé est toujours bonne, j'espère ? Vous ne partez pas encore ? »

Et il s'en alla, rebuté, sans doute, par l'accueil de Frédéric.

Mme Moreau, en effet, ne le fréquentait pas ; le père Roque vivait en concubinage avec sa bonne, et on le considérait fort peu, bien qu'il fût le croupier d'élections, le régisseur de M. Dambreuse.

« Le banquier qui demeure rue d'Anjou ? » reprit Deslauriers. « Sais-tu ce que tu devrais faire, mon brave ? »

Isidore les interrompit encore une fois. Il avait ordre de ramener Frédéric, définitivement. Madame s'inquiétait, de son absence.

« Bien, bien ! on y va », dit Deslauriers ; « il ne découchera pas. »

Et, le domestique étant parti :

« Tu devrais prier ce vieux de t'introduire chez les Dambreuse ; rien n'est utile comme de fréquenter une maison riche ! Puisque tu as un habit noir et des gants blancs, profites-en ! Il faut que tu ailles dans ce monde là ! Tu m'y mèneras plus tard. Un homme à millions, pense donc ! Arrange-toi pour lui plaire, et à sa femme aussi. Deviens son amant ! »

Frédéric se récriait.

« Mais je te dis là des choses classiques, il me semble ? Rappelle-toi Rastignac dans la Comédie humaine ! Tu réussiras, j'en suis sûr ! »

Frédéric avait tant de confiance en Deslauriers, qu'il se sentit ébranlé, et oubliant Mme Arnoux, ou la comprenant dans la prédiction faite sur l'autre, il ne put s'empêcher de sourire.

Le clerc ajouta :

« Dernier conseil : passe tes examens ! Un titre est toujours bon ; et lâche-moi franchement tes poètes catholiques et sataniques, aussi avancés en philosophie qu'on l'était au XIIe siècle. Ton désespoir est bête. De très grands particuliers ont eu des commencements plus difficiles, à commencer par Mirabeau. D'ailleurs, notre séparation ne sera pas si longue. Je ferai rendre gorge à mon filou de père. Il est temps que je m'en retourne, adieu ! — As-tu cent sous pour que je paye mon dîner ? »

Frédéric lui donna dix francs, le reste de la somme prise le matin à Isidore.

Cependant à vingt toises des ponts, sur la rive gauche, une lumière brillait dans la lucarne d'une maison basse.

Deslauriers l'aperçut. Alors, il dit emphatiquement, tout en retirant son chapeau :

« Vénus, reine des cieux, serviteur ! Mais la Pénurie est la mère de la Sagesse. Nous a-t-on assez calomniés pour ça, miséricorde ! »

Cette allusion à une aventure commune les mit en joie. Ils riaient très haut, dans les rues.

Puis, ayant soldé sa dépense à l'auberge, Deslauriers reconduisit Frédéric jusqu'au carrefour de l'Hôtel-Dieu ; et, après une longue étreinte, les deux amis se séparèrent. »



Nogent-sur-Seine


C'est en 1840 que Flaubert place l'action du début de son roman L'Education sentimentale, publié en 1869. A cette époque, la génération romantique se partage en deux tendances : la militante et la sentimentale. Frédéric Moreau, le héros du roman, a dix-huit ans et incline vers la seconde, comme le laisse entendre le titre du roman. Au chapitre 2 de la première partie, il retrouve son ami de collège, Charles Deslauriers, venu le voir inopinément à Nogent-sur-Seine (environ à 100 km de Paris). Là, réside Madame Moreau, la mère de Frédéric. Ce dernier vient juste d'arriver après un voyage en bateau sur la Seine où il a fait une rencontre qui a ébloui ses yeux et frappé son cœur : « Ce fut comme une apparition ». Cependant, lors de ces brèves retrouvailles entre amis, les deux jeunes gens vont s'exprimer sur leurs projets et leurs rêves d'avenir. Nous examinerons quelle représentation de la jeunesse et de la société de l'époque Flaubert présente dans ce passage. D'abord, nous observerons cette scène de retrouvailles puis ce qu'elle nous apprend sur la génération de la Monarchie de Juillet.

I) Des retrouvailles amicales courtes et troublées

A) Une scène symbolique

- Cet épisode se déroule en boucle comme la promenade des deux garçons d'ailleurs. Au début, ils se saluent par des « embrassades » et à la fin se séparent après « une longue étreinte ». La nuance dans la manifestation affective est significative du renouvellement et de l'intensité de leur attachement après cette rencontre. Leur circuit est, lui aussi, répétitif et limité dans l'espace comme leur rencontre l'est dans le temps : « Et ils continuèrent à se promener d'un bout à l'autre des deux ponts qui s'appuient sur l'île étroite, formée par le canal et la rivière ». Cette clôture temporelle et spatiale montre bien que cette scène, dans sa brièveté est, en fait, une parenthèse importante et symbolique pour les deux garçons.

- Cependant leur entretien dans la nature se fait sur un lieu de passage, de transition : « les deux ponts » ; leur intimité s'en trouve perturbée par trois interventions de deux intrus : Isidore, le domestique de la mère de Frédéric qui vient lui porter un manteau et revient pour le sommer, sur ordre de la mère, de rentrer à la maison. Un certain monsieur Roque les croise aussi, sans doute à dessein : «  Le Nogentais justifia sa présence en contant qu'il revenait d'inspecter ses pièges à loup » et accable Frédéric de questions qui l'importunent : « Et il s'en alla, rebuté, sans doute, par l'accueil de Frédéric ». Ces interruptions ont leur importance car elles montrent l'influence de l'entourage et des relations sociales qui parasitent les rapports entre les deux jeunes gens. Il y a donc des empêchements dans leur réunion. D'abord, ils ne peuvent se rencontrer chez Frédéric car madame Moreau mère n'aime pas les manières et les idées de Deslauriers qu'elle a déjà reçu auparavant. Ensuite, la nécessité pour Deslauriers de travailler pour se payer des études retarde le projet des deux amis de vivre ensemble à Paris : « Il fallait donc abandonner leur vieux projet de vivre ensemble dans la Capitale, pour le présent du moins ». Cette brève rencontre est donc, en fait, une sorte de planification de leur avenir.

- Enfin, le lieu où ils se promènent est significatif. Flaubert ne fait jamais de descriptions inutiles. Nous avons vu la symbolique des ponts mais il y a plus. « Du côté de Nogent », on retrouve la thématique de la clôture : « les moulins de bois dont les vannes étaient fermées ; et, à gauche les haies d'arbustes, le long de la rive, terminaient des jardins », cette petite ville est fermée sur elle-même, « s'inclinant quelque peu » autour de l'église et des moulins. En revanche « du côté de Paris, la grande route descendait en ligne droite » : l'attirance vers la capitale est décelable par cet espace ouvert, cette « ligne droite » de tous les possibles. Mais « les vapeurs de la nuit » qui brouillent l'horizon connotent l'incertitude de ce destin parisien. Entre l'espace familier mais clos de Nogent et la grande ouverture aventureuse parisienne, le choix va s'imposer, non sans appréhension. C'est l'objet de la discussion entre les deux amis.

Un cadre symbolique, des retrouvailles perturbées par des interventions extérieures et une scène close sur elle-même : voilà qui pourrait faire tourner court cette rencontre et pourtant l'amitié est bien là.

B) Les rapports d'amitié entre les deux garçons

- C'est Charles Deslauriers qui prend le plus longuement la parole en discours direct (9 prises de parole directe contre 2 pour Frédéric). Ces interventions correspondent à des intentions impressives différentes vis-à-vis de Frédéric : le consoler (« Console-toi », dit le fils du capitaine, « la vie est longue : nous sommes jeunes. Je te rejoindrai ! N'y pense plus ! »), le conseiller et l'encourager (« Sais-tu ce que tu devrais faire, mon brave ? ») et le solliciter financièrement (« As-tu cent sous pour que je paye mon dîner ? »). Il répond même à la place de Frédéric à Isidore qui vient le chercher. Il a quatre ans de plus que Frédéric et cela lui donne de l'assurance et de l'expérience. Il semble jouer de l'ascendant qu'il a sur son ami et ses conseils ne sont pas tout à fait désintéressés : « Il faut que tu ailles dans ce monde là ! Tu m'y mèneras plus tard. ».

- Frédéric est donc en retrait, en attente, incertain. Ses paroles sont narrativisées (« Il s'étendit en revanche sur Arnoux, rapportant ses discours, ses manières, ses relations ») et il ne s'adresse à son ami que pour exprimer ses sentiments et ses doutes (« Je suis de la race des déshérités ») ou pour vérifier l'identité d'un importun (« M. Roque ? »). Il écoute les conseils de Deslauriers et même si son cynisme le choque (« Frédéric se récriait ») il finit par être touché (« Frédéric avait tant de confiance en Deslauriers, qu'il se sentit ébranlé »). Cette leçon donnée par Deslauriers va faire du chemin dans son esprit. En attendant, il lui manifeste son amitié concrètement en partageant son manteau avec lui, en lui donnant de quoi payer son dîner. Et Deslauriers n'est pas en reste d'affection : « il avait fait la route de Villenauxe à pied, exprès pour voir Frédéric » (soit une quinzaine de kms).

Ce rendez-vous presque clandestin entre les deux amis, puisque ils sont surveillés et désapprouvés par les autres, dans un décor symbolisant leur parcours (vers Nogent ou vers Paris) est une parenthèse préparatoire à leur avenir où le plus âgé sert de mentor plutôt cynique au plus jeune. Dans cette conversation se dévoilent leurs caractères et leurs aspirations différentes, bien représentatives de la génération de 1840 et aussi l'arrière plan social.



Pont Louis Philippe à Paris en 1840, bateaux à vapeur sur la Seine


II) Deux jeunes gens représentatifs de la jeunesse de l'époque face à la société

A) L'enthousiasme militant de Deslauriers, ses origines populaires et ses contradictions

- En analepse et en récit sous forme de sommaire, nous apprenons les soucis d'argent de Deslauriers et son conflit avec son père : « Le Capitaine, qui tenait maintenant un billard à Villenauxe, s'était fâché rouge lorsque son fils avait réclamé ses comptes de tutelle, et même lui avait coupé les vivres, tout net ». Lui-même avoue la honte, le regret et les difficultés qu'il éprouve pour sa condition sociale inférieure pour l'époque : « Quelle malédiction que d'être le fils d'un cabaretier et de perdre sa jeunesse à la quête de son pain ! ». Cette situation l'oblige à travailler et à différer de trois ans son départ à Paris. Il compte donc sur Frédéric pour se faire une place et lui préparer le terrain de la réussite sociale.

- Deslauriers se laisse aller à des envolées lyriques prophétiques qui dévoilent son intérêt pour les questions sociales et politiques de son temps et son ambition réformatrice : « Patience ! un nouveau 89 se prépare ! On est las de constitutions, de chartes, de subtilités, de mensonges ! Ah ! si j'avais un journal ou une tribune, comme je vous secouerais tout cela ! ». Il fait référence à Mirabeau pour encourager Frédéric à aller de l'avant. En cela, il est bien le représentant de la jeunesse militante romantique qui veut se lancer dans le combat politique pour reconquérir les acquis de la Révolution balayés par la Monarchie de Juillet.

- Néanmoins, Deslauriers compose avec la corruption de son époque et sait que l'argent est le nerf de la guerre : « Mais, pour entreprendre n'importe quoi, il faut de l'argent ! ». Il sait aussi que sans un réseau d'influence, quand on n'a pas de nom illustre, on ne peut réussir en France ou plutôt à Paris qui est incontournable. C'est pourquoi il conseille à Frédéric de cultiver des relations avec le riche Monsieur Arnoux nouvellement rencontré ou même avec ce Monsieur Roque, qu'ils ont croisé, parce qu'il est le régisseur d'un homme influent Monsieur Dambreuse. Il va plus loin, bafouant la morale puritaine officielle en suggérant : « Arrange-toi pour lui plaire, et à sa femme aussi. Deviens son amant ! ».

Ainsi, Deslauriers est à la fois militant enthousiaste et fait preuve d'un arrivisme consternant. Il incarne la jeunesse populaire obligée de se débrouiller pour s'instruire et s'élever socialement, y compris en faisant des compromissions avec la société de l'argent-roi de l'époque et en s'appuyant sur les femmes puissantes, comme le Rastignac de Balzac, qu'il cite d'ailleurs. Frédéric, lui, incarne un autre aspect des jeunes de ce temps-là.




B) Le romantisme sentimental de Frédéric, ses origines bourgeoises et son pessimisme

- Frédéric, sans  faire partie des nantis, appartient à la petite bourgeoisie de province. Sa mère est veuve mais mène un certain train de vie puisqu'elle emploie un domestique, Isidore. Elle a des préjugés sur la moralité qu'elle a transmis à son fils à propos de la situation de père Roque : « Mme Moreau, en effet, ne le fréquentait pas ; le père Roque vivait en concubinage avec sa bonne, et on le considérait fort peu, bien qu'il fût le croupier d'élections, le régisseur de M. Dambreuse. » C'est vrai que ce dernier a un nez pointu (de curiosité !) sous la visière de sa casquette (La casquette, chez Flaubert, c'est mauvais signe, cf. celle de Charles Bovary). Elle n'apprécie pas non plus que son fils fréquente Deslauriers, d'où cette rencontre à l'extérieur et ces pressions pour faire rentrer son fils à la maison. Cependant, Frédéric a quelques moyens financiers : il envisage d'aller faire ses études de droit à Paris sans être contraint de travailler avant. Il possède un bon manteau, est bien habillé (« Puisque tu as un habit noir et des gants blancs, profites-en ! ») alors que Deslauriers « grelottait sous son vêtement mince ». De plus, Frédéric est en mesure de régler à la place de son ami son dîner à l'auberge.

-  Leur différence se creuse sur le caractère et les aspirations. Alors que Deslauriers a « l'air résolu », Frédéric hésite car ses opinions et ses goûts sont changeants : « ses opinions littéraires étaient changées […] Quelquefois la musique lui semblait seule capable d'exprimer ses troubles intérieurs ; alors, il rêvait des symphonies ; ou bien la surface des choses l'appréhendait, et il voulait peindre. Il avait composé des vers, pourtant ; Deslauriers les trouva fort beaux, mais sans demander une autre pièce. ». En tout cas, il a l'âme d'un artiste et ses tendances le portent vers la passion romantique comme en témoignent les héros qu'ils affectionnent : WertherRené, FrankLara, Lélia. Il rêve à une muse inspiratrice et se sent repoussé d'avance : « L'amour est la pâture et comme l'atmosphère du génie. Les émotions extraordinaires produisent les œuvres sublimes. Quant à chercher celle qu'il me faudrait, j'y renonce ! D'ailleurs, si jamais je la trouve, elle me repoussera. » Il vient de rencontrer la belle Madame Arnoux et l'effet qu'elle lui a produit n'est pas étranger à son état émotionnel. Frédéric est bien le modèle du jeune homme romantique en proie au mal de vivre et au désespoir, avide de passions sublimes et pessimiste sur ses chances de réussite. Deslauriers, de manière désinvolte, se moque de ses engouements littéraires : « lâche-moi franchement tes poètes catholiques et sataniques, aussi avancés en philosophie qu'on l'était au XIIe siècle. Ton désespoir est bête. » Il lui conseille prosaïquement de passer ses examens et de se faire introduire dans la société dirigeante. On sent bien au sourire final de Frédéric qu'il a compris la leçon !

Un jeune homme plein d'images romantiques stéréotypées, hésitant, soumis encore à sa mère et pourtant attentif au pragmatisme de son ami et peut-être prêt désormais à suivre ses conseils : voilà l'état d'esprit de Frédéric dans cette scène capitale malgré son apparente banalité.

Dans cet épisode des brèves retrouvailles entre Frédéric Moreau et Charles Deslauriers, Flaubert confronte deux tendances opposées de la jeunesse de 1840 mais qui doivent s'arranger avec la société de classes, d'argent et d'influences de la Monarchie de juillet. Cette jeunesse qui rêve de refaire la Révolution comme Deslauriers ou qui voudrait se consacrer à l'art et à l'amour comme Moreau est désenchantée. La province est médiocre, curieuse, pleine de préjugés et vit en vase clos. Paris est une promesse d'avenir mais il faut pour y réussir abandonner ses idéaux de pureté, il faut intriguer, s'infiltrer. Paris, lieu de perdition ou de salut ? C'est déjà le défi que lançaient Rastignac ou Julien Sorel. Certains ont réussi, d'autres ont été anéantis. Quel sera donc le sort de Charles et Frédéric ? En tout cas, leur amitié demeurera indéfectible et c'est sans doute la seule valeur sûre dans cette société corrompue.

 

Céline Roumégoux