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mercredi 4 novembre 2020

Le Meilleur des mondes de Aldous Huxley, dissertation rédigée

 

Dissertation rédigée sur Le Meilleur des mondes

 de Aldous Huxley


 

Sujet : En quoi Le Meilleur des mondes d’Aldous Huxley est-il un avertissement sur les dérives possibles de la société moderne ?

 

Aldous Huxley

Aldous Huxley est l’auteur de plusieurs romans d’anticipation. Jouvence (1939) ou encore L’Ile (1962) sont particulièrement connus, mais le livre qui a le plus conquis les lecteurs est Le Meilleur des monde. En effet, cette contre-utopie, publiée en 1932, décrit avec un réalisme inquiétant ce que pourrait devenir notre monde contemporain. C’est pour cela que nous verrons en quoi ce meilleur des mondes est un avertissement sur les dérives possibles de la société moderne. Nous réfléchirons par domaines, en commençant par la génétique, puis l’économie de marché, pour continuer sur les sentiments et finir sur l’organisation mondiale.

            Commençons donc par la génétique. Dans  Le Meilleur des mondes, la génétique est totalement contrôlée, c’est l’ectogenèse. Lors de la « fabrication » d’un embryon, des « ouvriers spécialisés » sont capables, « grâce » à un système appelé bokanovsky, de lui créer une centaine de jumeaux qui lui seront identiques. De plus, les embryons sont programmés pour répondre aux besoins de la société selon des castes. Ainsi, ils sont rendus intelligents ou idiots selon les besoins économiques et démographiques. La société entière est régulée scientifiquement.

           Comparons cela au monde dans lequel nous vivons. Dans notre monde, la génétique est un domaine en développement. Depuis peu, des clonages ont été effectués, même si, pour l’instant, seuls ceux concernant les animaux ont été rendus publics. Quant aux embryons, il existe déjà des tris permettant d’éviter certaines maladies mais aussi des tris secondaires comme par exemple le sexe du futur enfant. Nous nous apercevons que la génétique du monde d’aujourd’hui s’inspire de celle du Meilleur des mondes et pourrait peut-être s’en approcher de plus en plus. De la mère porteuse à l’utérus artificiel, encore combien de temps ?

           

         Continuons par le principe de l’économie dans le meilleur des mondes. La société de ce roman d’Aldous Huxley est fondée sur l’économie de marché. Dès l’enfance, toute personne vivant là-bas est conditionnée afin qu’elle aime porter des vêtements neufs mais aussi qu’elle apprécie les sports en plein air. Ces sports entraînant l’usage d’accessoires électroniques compliqués et des transports, cela est donc un point positif pour l’économie de marché. De plus, les enfants s’amusent avec des jouets qui ont demandé d’importantes recherches et donc coûtant plus d’argent. Toutes les personnes de cette société sont donc avant tout des consommateurs.

            De même, l’économie de marché est aussi un concept très présent dans notre société. En effet, très tôt, les enfants grandissent avec, entre autres, toutes sortes de jeux électroniques et la télévision. De plus, il y a partout un grand nombre de magasins qui favorisent l’extrême consommation. Quant aux divers moyens de transports, ils se démocratisent parfois jusqu’à devenir indispensables. Sur le plan économique et politique, on peut également voir des similitudes qui se rapprochent à mesure que le temps passe, avec la mondialisation de l’économie et la formation de grandes puissances qui regroupent des états.


Le soma : la drogue miracle ?

 

            Intéressons-nous maintenant aux sentiments présents dans chacune des sociétés. Nous commencerons, comme à notre habitude, avec celle du meilleur des mondes. Là-bas, « chacun appartient à tous », il n’existe pas de foyers ni de couples. Au contraire, il est immoral de garder le même partenaire pendant une période importante. Cela évite d’éprouver des sentiments. Si certains apparaissent quand même, ils sont immédiatement chassés par le conditionnement et parfois même par le soma, cette drogue sans danger qui rend heureux et sans volonté. Les habitants du meilleur des mondes n’éprouvent donc aucun sentiment et s’en trouvent bien.

            Au contraire, là où nous vivons les sentiments sont encore bien présents. Cependant, de plus en plus de foyers se désunissent car le divorce devient quelque chose de banal. De ce fait, les seconds mariages et les familles recomposées se font de plus en plus présents. De plus, chez nous aussi, il est de plus en plus facile de refouler des sentiments car la drogue, bien qu’illégale peut être utilisée, en plus d’autres médicaments accessibles en pharmacie et eux, bien légaux. Du point de vue des sentiments, nous pouvons nous apercevoir que si notre société est encore loin de celle du meilleur des mondes, nous pouvons déjà remarquer qu’elle en prend la direction, les amours virtuels par le net en montrent les prémices.


            Nous finirons en examinant l’organisation mondiale des deux modes de vie. Dans Le Meilleur des mondes les personnes vivent dans un Etat mondial. Le monde  entier est donc sans cesse en lien mais aussi sous une même direction, avec une même langue. Toutes les régions du monde sont uniformisées afin de ne former plus qu’un seul état dont  la devise est « communauté, identité, stabilité ».

            Or, en ce moment ce concept est en essor. Les différents états communiquent et se mettent d’accord pour des actions et organisations communes. De nouveaux liens comme Internet, de nouveaux transports, tel l’avion, permettent un contact réel avec des habitants très lointains et l’uniformisation s’installe. La mondialisation nous amène à un état mondial. Nous pouvons donc en déduire que sur ce point notre monde est vraiment proche de celui imaginé par Aldous Huxley.  

         

                D’après tous ces aspects, et il y en a bien d’autres, nous nous rendons compte que Le Meilleur des mondes est réellement un avertissement sur les dérives possibles de la société. Du point de vue démographique, économique, social, culturel mais aussi politique, nous nous apercevons clairement que notre société actuelle est en train de se rapprocher de celle décrite par Aldous Huxley, même si cette dernière nous apparaît encore comme une contre-utopie.  Ce roman choquant nous oblige donc à réfléchir sur le fonctionnement de notre société. Il nous pousse à vérifier les valeurs de notre civilisation, mais surtout à nous interroger sur l’avenir du monde qui, après la lecture de ce roman, nous inquiète : allons-nous perdre tout libre arbitre, tout sentiment, toute liberté, toute réflexion ? Serons-nous même encore des humains ? Ou des produits artificiels uniquement occupés à faire tourner une machine économique, sans projet humaniste, sans imagination, sans culture, sans mémoire, sans espoir et sans amour ?  Le bonheur obligatoire à ce prix-là, ne serait-ce pas plutôt une catastrophe épouvantable, pire que le réchauffement climatique ? 

 

Ludmilla  2nde 7 (février 2010)

 

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la dissertation encore plus détaillée


de Nicolas, 2nde 7.

 

Conseils au bon voyageur de Victor Segalen commentaire du poème

 

Conseils au bon voyageur

Ville au bout de la route et route prolongeant la ville :

       ne choisis donc pas l’une ou l’autre, mais l’une et

       l’autre bien alternées.

Montagne encerclant ton regard le rabat et le contient

      que la  plaine ronde libère. Aime à sauter roches et

      marches ; mais caresse les dalles où le pied pose

      bien à plat.

Repose-toi du son dans le silence, et, du silence, daigne

     revenir au son. Seul si tu peux, si tu sais être seul,

     déverse-toi parfois jusqu’à la foule.

Garde bien d’élire un asile. Ne crois pas à la vertu

    d’une vertu durable : romps-la de quelque forte

    épice qui brûle et morde et donne un goût même à

    la fadeur.

Ainsi, sans arrêt ni faux pas, sans licol et sans étable,

    sans mérites ni peines, tu parviendras, non point,

    ami, au marais des joies immortelles,

Mais aux remous pleins d’ivresses du grand fleuve

   Diversité.

 

Victor Segalen Stèles 1912

 

 

Victor Segalen (né le 14 janvier 1878 à Brest - mort au Huelgoat le 21 mai 1919) est un poète français dont l’œuvre a été particulièrement imprégnée des cultures qu’il a rencontrées dans l’exercice de son métier de médecin de la marine. En 1912, il fit paraître à Pékin le recueil Stèles. Le poème Conseils au bon voyageur se trouve dans la section Stèles du bord du chemin. Les stèles sont des plaques de pierre, montées sur un socle, dressées vers le ciel et portant une inscription. Leur orientation est significative. Plantées le long du chemin, elles sont adressées à ceux qui les rencontrent, au hasard de leurs pérégrinations. Une phrase en chinois, comme celles inscrites sur les stèles de pierre, est portée en tête de chaque poème. Nous verrons en quoi ce poème, à l’image des stèles chinoises, se présente comme un guide de voyage et de sagesse. D’abord, nous examinerons la feuille de route établie par le poète puis nous nous demanderons en quoi ce poème invite à un voyage expérimental.

 

I) Une feuille de route

 

A) Un itinéraire de voyage

 

- L’itinéraire proposé est vaste, sans localisations précises. Des termes génériques ouvrent à un immense parcours du monde, de la « Ville au bout de la route » au « grand fleuve diversité » en passant par « Montagne » et « plaine ronde ». Les noms « Ville » et « Montagne » au début des deux premières strophes marquent les premières étapes du voyage. Les deux strophes suivantes sont consacrées au repos de l’esprit, plus que du corps, et l’adverbe à valeur conclusive « ainsi », à l’avant dernière strophe, dirige le voyageur vers le but ultime : « tu parviendras […] aux remous pleins d’ivresses du grand fleuve Diversité ».

 

- Ce parcours se fait avec des actions douces « sans mérites ni peines » où le voyageur est encouragé « à sauter roches et marches » et à caresser « les dalles où le pied pose bien à plat ». Ce cheminement paraît sans effort, avec des pauses de recueillement recommandées : « Repose-toi du son dans le silence, et, du silence, daigne revenir au son. »

- Les sens sont tous sollicités et participent à la découverte du monde, que ce soit « le regard » encerclé par la montagne et libéré par la plaine, la main qui caresse les dalles, l’oreille prête au son comme au silence et enfin l’odorat et le goût dirigés vers « quelque forte épice qui brûle et morde et donne un goût même à la fadeur ».

Cet itinéraire qui va de la culture à la nature, mais pourrait tout aussi bien être réversible, s’accomplit dans la quiétude, en harmonisant les sensations. Il suffit de suivre une route, puis une autre, sans s’arrêter, en honorant par la caresse les dalles posées par la main de l’homme pour éviter les « faux pas ». Il suffit aussi d’écouter et de suivre les conseils du poète.

 

B) Des mises en garde pour ouvrir et non pour contraindre

 

- Le poète s’adresse « au bon voyageur » qu’il qualifie d’ « ami » et qu’il tutoie familièrement sans que jamais le « je » n’intervienne. Ce guidage affectueux est une ligne de conduite, une attitude à suivre, plutôt qu’un chemin physique balisé.

 

- Plusieurs de ces conseils sont de type impéro-négatif : « ne choisis donc pas l’une ou l’autre, mais l’une et l’autre bien alternées » ou « Ne crois pas à la vertu d’une vertu durable ». Ils reposent sur des paradoxes : choisir deux choses à la fois semble difficile. Cela revient à ne pas choisir et à tout tenter tour à tour ; de même considérer la vertu comme éphémère conduit à relativiser dans le temps et l’espace tout ce qui conduit au bien et au vrai. En quelque sorte, il s’agit de multiplier les expériences, les voies de la connaissance, sans jamais en tenir une comme définitive et s’y arrêter. C’est être en recherche permanente, en mouvement continuel.

- Toute la prescription du poète repose sur un système d’oppositions et de dépouillements successifs au cours du voyage d’où la fréquence de la conjonction « mais » et des privatifs « sans » dans : « mais l’une et l’autre …mais caresse … mais aux remous » et « sans arrêt ni faux pas, sans licol et sans étable, sans mérites ni peines ». Il convient de se défaire des habitudes, des systèmes de penser et d’agir et des chimères consolatrices, qualifiées de « marais des joies immortelles ». 

Ce qui ressemble à des interdictions ou des limitations à cause des ordres négatifs et des oppositions est en fait une mise en garde destinée à ouvrir le champ des possibles, à ne rien refuser, à ne rien fixer. L’important est donc d’expérimenter.

 

 

II) Un voyage expérimental

 

A) Par l’esthétique du divers d’un poème-stèle

 

- La disposition du poème  avec le décalage vers la droite des vers libres et l’alternance des rythmes marqués par des retours à la ligne en nombres différents (2/3/2/3/2/1) l’assimile à une stèle à la base fragile formée par le mot-socle « Diversité ». L’épigraphe chinoise au sommet du poème brouille les modes d’expression en mélangeant les écritures. Le poème est le signifiant de la diversité et une figuration de la stèle.

 

- La libération progressive donnée par le voyage est signifiée dans la forme par des vers libres proches des versets et par les strophes irrégulières.

 

- La musicalité est rendue par des reprises (seul, vertu, etc.) et des chiasmes comme au premier vers : « Ville au bout de la route et route prolongeant la ville » ou plus loin : « Repose-toi du son dans le silence, et, du silence, daigne revenir au son.»

Le poème est donc signifiant et signifié de cette recherche d’un parcours de vie. Signe qui coïncide avec l’âme. Telle la stèle du bord du chemin, il fait signe, il guide et enseigne.

 

B) Par une sagesse libératrice  à la recherche de la notion du différent

 

- Les injonctions positives « Aime à sauter roches et marches … caresse les dalles … repose-toi du son …daigne revenir au son … déverse-toi … garde bien d’élire un asile … romps-la » sont autant de recettes pour explorer la totalité des possibles et fuir tout conformisme.

 

- Le bien-être et la liberté sont connotés dans les termes « aime … caresse … repose-toi » et dans le refus des attaches et des contraintes sociales ou morales : « sans licol et sans étable, sans mérites ni peines ». Le voyage de la vie peut se faire en douceur, dans la sociabilité comme dans la solitude, dans la nature ou la culture. Choisir serait refuser des expériences.

 

- Cependant le maître mot est celui qui clôt le poème : « Diversité » d’où un jeu sur l’alliance des contraires : la foule et la solitude, le silence et le son. Le futur prophétique « tu parviendras » conduit « aux remous pleins d’ivresses du grand fleuve Diversité ». Ce n’est pas le fleuve « Inclination » de la carte du tendre de Madeleine de Scudéry mais le grand courant de la Vie fait de variété d’expériences, de multiplicités de rencontres. C’est une invitation à goûter des moments forts « quelque forte épice » et à se jeter dans des « remous » qui font le sel de la vie d’ici-bas sans espérer et sans s’embourber « au marais des joies immortelles ».

 

Cette philosophie du voyage qu’est la vie, Segalen lui-même l’a résumée dans cette réflexion : «  Seigneur innommable du monde, donne-moi l’Autre ! - Le Div... non, le Divers. Car le Divin n’est qu’un jeu d’homme. »

 

Voir ICI la question transversale contenant ce poème

 

 

« Voir le monde et l’ayant vu, dire sa vision.
Je l’ai vu sous sa diversité.

Cette diversité j’en ai voulu, à mon tour, faire sentir la saveur.

A l’heure où le monde s’est uniformisé,
ruinant l’inappréciable diversité de l’Ailleurs,
il nous faire croire encore
au mythe de la métamorphose par le voyage.

C’est par la Différence, et dans le Divers, que s’exalte l’existence.
Le Divers décroît. Là est le grand danger terrestre... »

 

Céline Roumégoux

Caspar David Friedrich Deux hommes au bord de la mer, au coucher du soleil (1817), huile sur toile

 Caspar David Friedrich (Greifswald (Poméranie suédoise), 5 septembre 1774 - Dresde, 7 mai 1840), est le chef de file de la peinture romantique allemande du XIXe siècle.



Deux hommes au bord de la mer, au coucher du soleil
(1817), huile sur toile 51 cm
sur 66 cm, Berlin, National Galerie


Commentaire de tableau


            Rousseau a été, au XVIIIe siècle, celui qui a mis au goût du jour en littérature la nature sauvage, à laquelle on préférait, jusque-là, la nature domestiquée ou arrangée à la manière des jardins à la française. La mer, la montagne, la forêt, considérées avant comme des lieux hostiles, deviennent des endroits privilégiés, propices à la méditation et la génération romantique va s’emparer de ces nouveaux espaces. Un peintre romantique allemand, Caspar David Friedrich, fut ainsi un paysagiste inspiré qui se servit de la mer, de la montagne, de la campagne pour évoquer des états d’âme plus que pour représenter des réalités. Dans un tableau intitulé Deux hommes au bord de la mer, au coucher du soleil, une huile sur toile, datée de 1817, et actuellement exposée à la National Galerie à Berlin, il  suggère plus que le motif indiqué dans le titre du tableau. On verra en quoi ce tableau présente bien les tendances romantiques de l’époque. Pour cela, on s’attachera à analyser la symbolique de l’œuvre, en particulier dans la célébration de la nature et dans les sentiments qu’elle génère, qui vont jusqu’au sublime et au sacré.

I) Une célébration de la nature sauvage mais paisible

L’harmonie du soir

C’est un paysage maritime tranquille, vu d’une grève, au crépuscule.

  • Le cadrage est horizontal : trois plans horizontaux se superposent, la terre, la mer et le ciel, qui se complètent et s’unissent dans un dégradé de couleurs et de lumière qui tient lieu de perspective.
  • Ce dégradé allant du sombre au plus clair, des couleurs froides aux couleurs chaudes est éclairé au centre par l’ellipse de soleil couchant qui ressemble à un œil gigantesque. Le ciel occupe les deux tiers supérieurs du tableau comme s’il était prêt à englober tout l’espace. On perçoit une alliance secrète dans ce fondu de couleurs, d’ombre et de lumière, entre les quatre éléments : terre, eau, air, feu. Ce clair-obscur avec une prédominance des lignes horizontales s’inscrit dans un plan d’ensemble grandiose et large, à peine limité en arrière plan par un horizon flamboyant et vaporeux.
  • Le dépouillement du décor, dont le seul relief est marqué au premier plan par des rochers sombres aux formes arrondies, et son aspect désert et sauvage sont rompus au centre, au deuxième plan, par deux personnages d’hommes en habits de ville et de bourgeois d’époque, portant capes et tricornes, debout, côte à côte, face à la mer et au soleil, dos tourné au spectateur du tableau. Tout comme le spectateur, ils contemplent le paysage.

Tout dans cette composition évoque le calme, la magie de la fin du jour comme une frontière entre la veille et le sommeil, la réalité et le rêve, la vie et la mort. Les éléments naturels sont en harmonie comme servant d’écrin au halo de lumière du soleil qui veille comme un œil géant sur ce décor crépusculaire.

La contemplation

  • Les deux personnages, rapetissés par une légère plongée, silhouettes obscures en contre-jour, occupent une position centrale et verticale, entre terre et mer, leurs têtes à la base de l’œil flamboyant du soleil. Face à l’horizon, ils sont immobiles, enveloppés dans leurs capes et coiffés de tricornes sombres. On dirait des jumeaux, des gardiens du temple de la nature, des guetteurs d’infini ou même des spectres !
  • Le spectateur regarde derrière eux et avec eux. Mais quel spectacle ? L’espace infini et vide au-delà de la mer ? La lumière du soir ? Ou est-ce l’œil solaire qui les observe et nous observe en les surplombant ?

Ces deux contemplatifs sont figés dans l’immensité, comme perdus et isolés dans l’espace et le temps, en attente d’une sorte d’apothéose du jour, peut-être d’un au-delà mystique, car tout va bientôt sombrer dans l’obscurité. Que vont-ils faire seuls dans la nuit, en habit d’apparat ou de voyageur ?

II) Un paysage – état d’âme

Communion avec la nature

  • Ces deux hommes statiques ressemblent à des piliers jaillis de la frontière entre la terre et la mer et qui se dressent vers le ciel. Ils paraissent symboliquement relier les éléments et facilitent la liaison du terrestre et du céleste. C’est pourquoi ils ne rompent pas l’équilibre et l’harmonie des éléments naturels du tableau. Ils sont en somme des passeurs.
  • Ces deux hommes qui préfigurent la figure du double romantique, « l’étranger vêtu de noir » de la Nuit de Décembre de Musset, peuvent donc aussi être des allégories du guide spirituel. On sait combien Friedrich qui avait perdu tragiquement presque tous les membres de sa famille était hanté par la mort et l’espérance d’un au-delà.

La mélancolie et le sacré

  • Il se dégage de ce tableau plutôt sombre, de cette immobilité  de la nature renforcée par la posture statique des deux guetteurs, une atmosphère mélancolique, voire triste et même un peu inquiétante. La contemplation et la méditation ont une apparence grave.
  • Les hommes paraissent petits, écrasés face à la grandeur et à la majesté du monde. Que sont-ils dans l’univers ? Deux frêles silhouettes solitaires bien que double ? Cela peut dépasser la mélancolie et devenir tragique.
  • Mais cet « œil mystique » que l’on retrouve dans plusieurs tableaux de Friedrich représente sans doute l’Espérance, le signe d’un ailleurs surnaturel et magnifique.

Ainsi, Friedrich a révolutionné le tableau de paysage qui n’a plus ici une valeur décorative ou descriptive mais un sens symbolique, voire spirituel. C’est un paysage-état d’âme où l’homme communie avec les mystères de la Nature et du Monde. Les thèmes romantiques sont bien représentés : la solitude et les angoisses de l’homme, la nécessaire fraternité d’esprit, la recherche du sacré, le goût de la nature et du mystère, la réflexion sur la mort. C’est aussi un merveilleux travail sur la lumière qui annonce les futurs Impressionnistes.

 

Pour voir la méthode du commentaire de tableaux, cliquer ICI


Voici un autre de ses tableaux qui ressemble comme un frère au précédent :

Paysage nocturne

Dans celui-ci, les deux "jumeaux" se sont rapprochés et décalés dans un contre-jour qui les fait ressembler à des silhouettes de  "masques vénitiens".


 


 

mardi 3 novembre 2020

Madame Bovary de Flaubert analyse et commentaire sur la mort d’Emma

 

Madame Bovary de Flaubert (1857)

La mort d’Emma (partie V, chapitre VIII)

 

 

I [Elle s’assit à son secrétaire, et écrivit une lettre qu’elle cacheta lentement, ajoutant la date du jour et l’heure.

Puis elle dit d’un ton solennel :

— Tu la liras demain ; d’ici là, je t’en prie, ne m’adresse pas une seule question !… Non, pas une !

— Mais…

— Oh ! laisse-moi !

Et elle se coucha tout du long sur son lit.

Une saveur âcre qu’elle sentait dans sa bouche la réveilla. Elle entrevit Charles et referma les yeux.

Elle s’épiait curieusement, pour discerner si elle ne souffrait pas. Mais non ! rien encore. Elle entendait le battement de la pendule, le bruit du feu, et Charles, debout près de sa couche, qui respirait.

— Ah ! c’est bien peu de chose, la mort ! Pensait-elle ; je vais m’endormir, et tout sera fini !

Elle but une gorgée d’eau et se tourna vers la muraille.

Cet affreux goût d’encre continuait.]

II [— J’ai soif !… oh ! j’ai bien soif ! soupira-t-elle.

— Qu’as-tu donc ? dit Charles, qui lui tendait un verre.

— Ce n’est rien !… Ouvre la fenêtre…, j’étouffe !

Et elle fut prise d’une nausée si soudaine, qu’elle eut à peine le temps de saisir son mouchoir sous l’oreiller.

— Enlève-le ! dit-elle vivement ; jette-le !

Il la questionna ; elle ne répondit pas. Elle se tenait immobile, de peur que la moindre émotion ne la fît vomir. Cependant, elle sentait un froid de glace qui lui montait des pieds jusqu’au cœur.

— Ah ! voilà que ça commence ! murmura-t-elle.

— Que dis-tu ?

Elle roulait sa tête avec un geste doux plein d’angoisse, et tout en ouvrant continuellement les mâchoires, comme si elle eût porté sur sa langue quelque chose de très lourd. À huit heures, les vomissements reparurent.

Charles observa qu’il y avait au fond de la cuvette une sorte de gravier blanc, attaché aux parois de la porcelaine.

— C’est extraordinaire ! c’est singulier ! répéta-t-il.

Mais elle dit d’une voix forte :

— Non, tu te trompes !

Alors, délicatement et presque en la caressant, il lui passa la main sur l’estomac. Elle jeta un cri aigu. Il se recula tout effrayé.

Puis elle se mit à geindre, faiblement d’abord. Un grand frisson lui secouait les épaules, et elle devenait plus pâle que le drap où s’enfonçaient ses doigts crispés. Son pouls inégal était presque insensible maintenant.

Des gouttes suintaient sur sa figure bleuâtre, qui semblait comme figée dans l’exhalaison d’une vapeur métallique. Ses dents claquaient, ses yeux agrandis regardaient vaguement autour d’elle, et à toutes les questions elle ne répondait qu’en hochant la tête ; même elle sourit deux ou trois fois. Peu à peu, ses gémissements furent plus forts. Un hurlement sourd lui échappa ; elle prétendit qu’elle allait mieux et qu’elle se lèverait tout à l’heure. Mais les convulsions la saisirent ; elle s’écria :

— Ah ! c’est atroce, mon Dieu !]

III [Il se jeta à genoux contre son lit.

— Parle ! qu’as-tu mangé ? Réponds, au nom du ciel !

Et il la regardait avec des yeux d’une tendresse comme elle n’en avait jamais vu.

— Eh bien, là…, là !… dit-elle d’une voix défaillante.

Il bondit au secrétaire, brisa le cachet et lut tout haut : Qu’on n’accuse personne… Il s’arrêta, se passa la main sur les yeux, et relut encore.

— Comment !… Au secours ! à moi !

Et il ne pouvait que répéter ce mot : « Empoisonnée ! empoisonnée ! » Félicité courut chez Homais, qui l’exclama sur la place ; madame Lefrançois l’entendit au Lion d’or ; quelques-uns se levèrent pour l’apprendre à leurs voisins, et toute la nuit le village fut en éveil.

Eperdu, balbutiant, près de tomber, Charles tournait dans la chambre. Il se heurtait aux meubles, s’arrachait les cheveux, et jamais le pharmacien n’avait cru qu’il pût y avoir de si épouvantable spectacle.

Il revint chez lui pour écrire à M. Canivet et au docteur Larivière. Il perdait la tête ; il fit plus de quinze brouillons. Hippolyte partit à Neufchâtel, et Justin talonna si fort le cheval de Bovary, qu’il le laissa dans la côte du bois Guillaume, fourbu et aux trois quarts crevé.

Charles voulut feuilleter son dictionnaire de médecine ; il n’y voyait pas, les lignes dansaient.

— Du calme ! dit l’apothicaire. Il s’agit seulement d’administrer quelque puissant antidote. Quel est le poison ?

Charles montra la lettre. C’était de l’arsenic.

— Eh bien, reprit Homais, il faudrait en faire l’analyse.

Car il savait qu’il faut, dans tous les empoisonnements, faire une analyse ; et l’autre, qui ne comprenait pas, répondit :

— Ah ! faites ! faites ! sauvez-la…

Puis, revenu près d’elle, il s’affaissa par terre sur le tapis, et il restait la tête appuyée contre le bord de sa couche, à sangloter.

— Ne pleure pas ! lui dit-elle. Bientôt je ne te tourmenterai plus !

— Pourquoi ? Qui t’a forcée ?

Elle répliqua :

— Il le fallait, mon ami.

— N’étais-tu pas heureuse ? Est-ce ma faute ? J’ai fait tout ce que j’ai pu pourtant !

— Oui…, c’est vrai…, tu es bon, toi !

Et elle lui passait la main dans les cheveux, lentement. La douceur de cette sensation surchargeait sa tristesse ; il sentait tout son être s’écrouler de désespoir à l’idée qu’il fallait la perdre, quand, au contraire, elle avouait pour lui plus d’amour que jamais ; et il ne trouvait rien ; il ne savait pas, il n’osait, l’urgence d’une résolution immédiate achevant de le bouleverser.

Elle en avait fini, songeait-elle, avec toutes les trahisons, les bassesses et les innombrables convoitises qui la torturaient. Elle ne haïssait personne, maintenant ; une confusion de crépuscule s’abattait en sa pensée, et de tous les bruits de la terre Emma n’entendait plus que l’intermittente lamentation de ce pauvre cœur, douce et indistincte, comme le dernier écho d’une symphonie qui s’éloigne.]

 

N.B. : le découpage du texte en trois parties entre crochets correspond aux trois étapes de notre analyse.

 

 

Paru en 1857, Madame Bovary fit scandale. L’adultère qui y était raconté détruisait l’image qu’on voulait se faire du mariage et de la femme au XIXe siècle. A la fin du roman, Emma ruinée et déshonorée, s’empoisonne à l’arsenic. Son mari, Charles, la veille. Avant de mourir, elle écrit une lettre pour justifier son acte.

Cet extrait, narré à la troisième personne, est, par bien des aspects, considéré du point de vue d’Emma. L’agonie est décrite de manière réaliste qui s’oppose en apparence au sentimentalisme du final.

Nous organiserons notre étude de manière linéaire en analysant les trois moments de ce passage : une agonie préparée, une observation clinique et un spectacle déchirant.

 

I) Une agonie préparée

 

Comment ce récit, où narration, description et discours se combinent étroitement, apparaît-il comme l’ultime mise en scène d’Emma, actrice et spectatrice de son agonie ?

 

1) Emma arrange sa « sortie ». Cela est rendu par le rythme ternaire de la première phrase et par l’adverbe « lentement » : « Elle s’assit à son secrétaire, et écrivit une lettre qu’elle cacheta lentement, ajoutant la date du jour et l’heure. » La lettre d’aveu cachetée ajoute au mystère et au secret qu’elle affectionne. Héroïne de papier, son dernier geste est de se livrer sur du papier. Le contrôle d’elle-même qui se marque par la lenteur de l’application et le souci de la précision, avec la mention de la date et de l’heure,  apparaît comme un plan organisé à l’avance. La prédominance du pronom « elle » montre que l’action est menée par Emma et que Charles se contente de l’observer.

 

2) L’aspect théâtral de son attitude est souligné par l’adjectif « solennel » dans la courte phrase suivante : « Puis elle dit d’un ton solennel ». La détermination méthodique d’Emma visible grâce aux indices temporels et à la succession de ses actes n’est pas destinée à mettre en avant son courage face à la mort mais plutôt à intriguer Charles et à procurer à Emma une sorte de satisfaction : elle joue ainsi son dernier « acte » à la façon des héroïnes des romans qu’elle admire.

 

3) Le discours direct présente des caractéristiques qui renforcent l’impression de mise en scène : « Tu la liras demain ; d’ici là, je t’en prie, ne m’adresse pas une seule question !… Non, pas une ! Oh ! laisse-moi ! » ; le futur « liras », les adverbes « demain, d’ici-là » précisent une échéance prochaine qui, au lieu de le rassurer, ne peuvent que susciter l’inquiétude de Charles. Cela dramatise les paroles d’Emma. Les réticences dans les phrases inachevées, les injonctions temporisées par la supplication « je t’en prie » entretiennent le mystère ou même la mystification.

 

4) La courte phrase narrative suivante : « Et elle se coucha tout du long sur son lit » est isolée du reste du texte par un alinéa, comme Flaubert aime à le faire, c’est l’équivalent d’un silence et d’un moment spectaculaire. La précision donnée sur la manière dont Emma se couche « tout du long » montre une sorte d’affectation dans la posture de la gisante qu’elle adopte ainsi.

 

5) Le silence suggéré par le blanc du texte et le passage à la ligne est comblé par le sommeil d’Emma, c’est du moins ce que le verbe « réveiller » laisse entendre dans la phrase suivante : « Une saveur âcre qu’elle sentait dans sa bouche la réveilla ». Ce verbe est sans doute polysémique, le réveil pouvant être aussi le passage de la comédie à la dure réalité.

 

6) Emma, encore insensible aux effets de l’arsenic, est absorbée par son rôle à tel point qu’elle en oublie son partenaire muet mais « Elle entrevit Charles et referma les yeux ». Cette courte phrase est révélatrice de la place occupée par le mari dans l’imaginaire d’Emma : le gêneur. Après le refus de dire, voici le refus de voir : Emma évolue dans un univers onirique et romanesque dans lequel Charles n’a pas sa place.

 

7) Au début du paragraphe suivant les modes d’exposition se combinent de manière à montrer très clairement le point de vue exclusif d’Emma. Cela commence par de la narration « Elle s’épiait curieusement, pour discerner si elle ne souffrait pas » où le champ lexical de l’observation (épier, curieusement, discerner) souligne nettement que l’héroïne est spectatrice intérieure de sa propre agonie ; toute à l’écoute d’elle-même, elle ferme les yeux pour échapper au réel. Puis le discours indirect libre « Mais non ! rien encore », intercalé entre deux phrases de narration, renforce l’effort d’introspection physique que fait Emma, comme s’il s’agissait d’attendre des sensations à la manière des épisodes romanesques qu’elle affectionne.

 

8) Le rythme décroissant et l’ordre des compléments dans la phrase suivante ne manquent pas de cynisme : « Elle entendait le battement de la pendule, le bruit du feu, et Charles, debout près de sa couche, qui respirait. » Emma est plus sensible au bruit des choses qu’à la présence de son mari : l’ouïe est ici sollicitée après la vue et le goût. Ce qui est curieux c’est le fait de signaler la respiration de Charles, sans commentaire pour préciser si cette respiration est bruyante et surtout en additif derrière la conjonction « et ». On peut se demander si le fait même que Charles respire ne l’agace pas. Mais aussi, il participe à la manifestation de la vie, de l’activité humaine, alors que, elle, est en train de s’éteindre. Belle ambiguïté de Flaubert qui manie ironie et sentimentalisme.

 

9) La transcription des pensées d’Emma en modalité exclamative accentue la tonalité affective de cette sinistre mise en scène : « Ah ! c’est bien peu de chose, la mort ! Pensait-elle ; je vais m’endormir, et tout sera fini ! » La dernière illusion d’Emma est de croire qu’elle va échapper à la souffrance. La reprise de la narration : « Elle but une gorgée d’eau et se tourna vers la muraille. Cet affreux goût d’encre continuait. » vient démentir cette illusion. La saveur âcre devient « affreux goût d’encre ». Le choix du mot « encre » n’est sûrement pas innocent : héroïne de papier, aliénée par ses lectures romanesques, son dernier geste est d’écrire et une de ses dernières sensations est ce goût d’encre. La mort d’Emma est double : mort physique et mort littéraire.

 

Ainsi Emma vient de jouer son dernier acte : tout dans ce passage révèle l’apprêt, la préméditation et donc l’absence de naturel. Emma spectatrice et actrice de son agonie continue à manipuler Charles et à se comporter de manière chimérique ; c’est peut-être la scène où se manifeste le plus son incapacité à affronter le réel.

 

 La mort de Madame Bovary, peinture à l’huile sur bois de Albert Fourié, 1883, musée des Beaux-Arts de Rouen

 

II) Une observation clinique

 

Entre dramatisation et réalisme, comment la comédie tourne-t-elle à la description clinique d’une agonie ?

 

1) Le court dialogue entre Emma et son mari, par ses répliques courtes, exclamatives et interrogatives, avec des points de suspension, accélère le tempo, dramatise le changement d’état d’Emma et traduit l’affolement progressif de Charles. Après l’indolence de la mise en scène précédente, la parole réactive la scène. Pourtant rien dans les propos échangés n’est romanesque. Les paroles des deux personnages se rapportent à des besoins physiques : « J’ai soif … Ouvre la fenêtre, j’étouffe ».

 

2) Le vocabulaire utilisé dans la première phrase de narration (« Et elle fut prise d’une nausée si soudaine, qu’elle eut à peine le temps de saisir son mouchoir sous l’oreiller. ») qui vient interrompre le dialogue, dénote le même réalisme : « nausée, mouchoir ».

 

3) L’incommunicabilité entre les deux époux n’est jamais mieux exprimée que par cette phrase de constat qui oppose formes affirmative et négative : « Il la questionna ; elle ne répondit pas ». On remarque que le pronom personnel complément du verbe de parole a disparu avec la négation : Flaubert montre ainsi le détachement d’Emma vis à vis de son époux. Elle retarde ainsi le plus possible la révélation de son suicide, pourtant on sent qu’elle s’apprête à le faire et c’est là une des tensions du passage.

 

4) Cette tension s’accompagne d’une progression dans les indices temporels : « A huit heures … puis … d’abord … devenait … peu à peu ». La métamorphose d’Emma est en train de s’accomplir.

 

5) Les phrases brèves, souvent en parataxe, donnent un aspect de compte rendu à la description de la malade : « Ses dents claquaient, ses yeux agrandis regardaient vaguement autour d’elle, et à toutes les questions elle ne répondait qu’en hochant la tête ».

 

6) Le lexique de la maladie, avec des termes médicaux comme « pouls, exhalaisons, convulsions » rappelle que l’observateur des symptômes est Charles, un officier de santé, même si ce dernier manque de sang-froid et de professionnalisme sur le coup de l’émotion. Cela ne l’empêche pas pourtant d’examiner « une sorte de gravier blanc » au fond de la cuvette où Emma a vomi. Flaubert dont le père était chirurgien a fréquenté très tôt l’hôpital et s’est méticuleusement documenté sur les effets de l’empoisonnement à l’arsenic.

 

7) Le portrait d’Emma devient tout à fait effrayant : « Tout en ouvrant continuellement les mâchoires … elle devenait plus pâle que le drap où s’enfonçaient ses doigts crispés … des gouttes suintaient sur sa figure bleuâtre … ses dents claquaient ». Cette vision d’horreur contraste avec son attitude qui se veut sublime dans la dissimulation : « Elle roulait la tête avec un geste doux … même elle sourit deux ou trois fois … elle prétendit qu’elle allait mieux et qu’elle se lèverait tout à l’heure. » 

 

8) Les quelques paroles qui ponctuent la narration sont destinées à retarder la révélation et à entretenir l’angoisse et l’impuissance de Charles : « Ah ! voilà que ça commence ! – Que dis-tu ? C’est extraordinaire ! c’est singulier ! – Non, tu te trompes ! … - Ah ! c’est atroce, mon Dieu ! »

 

La force de ce passage réside dans le contraste savamment entretenu entre le pathétique et le réalisme. Emma qui est entrée en agonie résiste encore psychologiquement et Charles, qui comprend peu à peu de quoi souffre son épouse, paraît un spectateur bien impuissant et bien incompétent.

 

 

III) Un spectacle déchirant ou dérisoire ?

 

En quoi le désespoir de Charles et l’effusion finale ont-ils une double fonction ironique et pathétique ?

 

1) La première partie de ce passage a une présentation aérée et discontinue, tout comme au moment de la mise en scène d’Emma. Cette disposition du texte est révélatrice d’une accélération du rythme et d’une émotion mal contrôlée. Après un geste très théâtral « Il se jeta à genoux contre son lit », Charles obtient enfin la réponse à ses interrogations. Dès lors, l’émotion se transforme en véritable agitation marquée par la succession des verbes d’action : « Il bondit au secrétaire, brisa le cachet et lut tout haut ».

 

2) Cependant agitation ne signifie pas efficacité et très vite l’initiative de Charles tourne court : « Il s’arrêta, se passa la main sur les yeux, et relut encore ». La répétition de l’action de lire dans la clausule (« et lut tout haut ») montre son incapacité à réagir immédiatement. Son appel au secours « Comment ! … Au secours ! à moi ! » vient confirmer s’il en était besoin son incompétence et sa faiblesse de caractère. Flaubert insiste lourdement dans la phrase suivante, isolée comme un paragraphe : « Et il ne pouvait que répéter ce mot ; empoisonnée ! empoisonnée ! ». Charles ne réagit pas comme un médecin devrait le faire, il perd le contrôle de la situation. L’émotion n’explique pas tout, d’où sans doute l’insistance de l’auteur.

 

3) Là où l’ironie atteint son comble c’est lorsque, délaissant très momentanément la chambre, l’attention se concentre sur l’extérieur : « Félicité courut chez Homais, qui l’exclama sur la place ; madame Lefrançois l’entendit au Lion d’or ; quelques-uns se levèrent pour l’apprendre à leurs voisins, et toute la nuit le village fut en éveil. » La rumeur se propage de bouche à oreille et a pour seul effet de tenir le village en éveil : piètre résultat et admirable constat d’inefficacité collective après celle de Charles. On remarque la curieuse construction absolue du verbe « exclamer » attribué à Homais, le pharmacien qui joue ici le rôle d’une caisse de résonance. On peut même, avec prudence, voir un jeu de mots ironique entre l’enseigne de l’auberge « Au lion d’or » (au lit on dort) et l’éveil du village.

 

4) Le retour sur le désespoir impuissant de Charles en devient encore plus pathétique ou même, par son excès, bouffon. La première phrase par son rythme quaternaire croissant fait monter la tension mais l’emploi du verbe « tourner » dans le dernier membre de phrase souligne le comportement dérisoire de Charles : « Eperdu, balbutiant, près de tomber, Charles tournait dans la chambre. » Charles ne peut que relire ou tourner en rond.

 

5) La phrase suivante déplace le point de vue sur Homais : « Il se heurtait aux meubles, s’arrachait les cheveux, et jamais le pharmacien n’avait cru qu’il pût y avoir de si épouvantable spectacle. » Le mot « spectacle » est bien la clef de cette scène où l’attitude échevelée de Charles l’assimile à une représentation allégorique de la douleur avec l’utilisation du cliché « s’arracher les cheveux », nouvel indice malicieux d’impuissance, dans tous les sens du terme.

 

6) L’agitation qui suit est bien dérisoire et inefficace : Charles fait quinze brouillons à ses confrères, feuillette inutilement son dictionnaire de médecine, Justin « crève » le cheval à force de l’épuiser, Homais pontifie et recommande une analyse du poison car « Car il savait qu’il faut, dans tous les empoisonnements, faire une analyse. » 

 

7) Après ce moment de frénésie prend place une sorte de duo sentimental entre les deux époux. Charles, enfin calmé et vaincu, tombe littéralement aux pieds d’Emma, tout le vocabulaire le signifie : « près de tomber … il s’affaissa par terre … il sentait tout son être s’écrouler de désespoir ». Face à cette prosternation, Emma qui bénéficie, semble-t-il, d’un répit dans sa souffrance, joue la consolatrice.

 

8) Dans ses paroles d’abord, puis dans ses gestes et sa méditation, Emma tente d’atteindre le sublime : « Ne pleure pas ! lui dit-elle. Bientôt je ne te tourmenterai plus ! … Il le fallait, mon ami. … Oui …, c’est vrai …, tu es bon, toi ! ». Aucune contrition dans ses propos, elle pratique encore la réticence, l’allusion et laisse planer la perspective de sa mort prochaine. Rien de rassurant pour Charles qu’elle gratifie d’un « mon ami » mondain plus qu’affectueux.

 

9) Le geste qui bouleverse tant Charles : « Et elle lui passait la main dans les cheveux, lentement » ressemble à une caresse prodiguée à un enfant ou pire à un chien. L’adverbe « lentement », isolé en fin de phrase, provoque un effet de durée et pourrait passer pour une manifestation sensuelle si on n’y voyait pas une manière forcée, une sorte de compromis de la part d’Emma. On peut remarquer que cet adverbe était déjà utilisé au début de l’extrait pour indiquer la manière dont Emma cachetait sa lettre.

 

10) Les pensées des personnages sont ensuite présentées successivement et traduisent la faillite du dialogue. Charles d’abord qui n’exprime que souffrance morale : « sa tristesse … tout son être s’écrouler de désespoir » et dont trois propositions aux verbes à la forme négative achèvent de le disqualifier : «  et il ne pouvait rien ; il ne savait pas ; il n’osait ». Le dernier membre de phrase « l’urgence d’une résolution immédiate achevait de le bouleverser » marque le point d’orgue de son absence totale d’initiative. L’ironie de Flaubert est ici cruelle.

 

11) Quant à Emma, elle se perd dans sa rêverie coutumière et ne pense qu’à elle : « Elle en avait fini, songeait-elle, avec toutes les trahisons, les bassesses et les innombrables convoitises qui la torturaient. Elle ne haïssait personne, maintenant » ; le vocabulaire abstrait des sentiments est révélateur d’un certain détachement mais aussi des dispositions de l’héroïne à s’analyser. C’est une cérébrale qui joue à être sentimentale. Les métaphores finales « une confusion de crépuscule s’abattait en sa pensée, et de tous les bruits de la terre Emma n’entendait plus que l’intermittente lamentation de ce pauvre cœur, douce et indistincte, comme le dernier écho d’une symphonie qui s’éloigne » reprennent les thèmes romantiques du crépuscule et de la musique symphonique. Ces thèmes ont été développés auparavant dans le roman et ils viennent ici contrebalancer les effets ironiques du passage. Mais ils pourraient aussi renforcer la parodie d’une scène de fin comme dans Le Lys dans la vallée ou La Nouvelle Héloïse que Flaubert relisait en écrivant son roman. Il faut noter l’ambiguïté du démonstratif « ce » dans « ce pauvre cœur » : renvoie-t-il au cœur de Charles ou au sien ? S’il s’agit du cœur d’Emma, associé au groupe « de tous les bruits de la terre », cela traduirait la toute puissance de son narcissisme ; mieux vaut laisser planer le doute et penser qu’elle s’attendrit enfin sur son pauvre époux !

 

Dans ce dernier passage de l’extrait, le pathétique côtoie le dérisoire. Charles est  pitoyable tout autant que ridicule ; Emma est digne et calculatrice, toujours emportée par son imaginaire. Ce couple réuni n’est pas seul : Homais assiste à ce final et en toile de fond le village alléché par l’odeur de scandale et de mort guette. Flaubert ici décrit ici une scène traditionnelle : la séparation d’un couple par la mort mais, fort de sa culture, il en donne une version réaliste et ironique tout en conservant une certaine émotion. «Quand j’écrivais l’empoisonnement de madame Bovary, j’avais si bien le goût de l’arsenic dans la bouche, j’étais si bien empoisonné moi-même que je me suis donné deux indigestions coup sur coup, - deux indigestions réelles, car j’ai vomi tout mon dîner. » Lettre à Hippolyte Taine. 20 novembre 1866.

 

Caricature de Lemot, 1869, Flaubert brandissant comme un trophée victorieux le cœur sanglant d’Emma au bout d’un scalpel qui ressemble plutôt à un couteau de boucher.

 

 

 

Commentaire composé abrégé (les éléments d’analyse sont dans l’article précédent, s’y reporter)

 

I) la description clinique d’une agonie

A) La description du corps, l’empoisonnement et les symptômes

B) La progression du mal : les indices temporels

C) La disposition compacte du texte et la forme du compte rendu

 

II) La mise en scène romanesque de la mort

A) La préparation minutieuse d’Emma : le secret et les réticences

B) Son introspection

C) Le lyrisme du final

 

III) L’ironie d’une parodie

A) Le personnage ridicule de Charles

B) Le rôle du village et de Homais

C) L’incommunicabilité entre les époux