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vendredi 15 mars 2024

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Tableau de Francine Van Hove


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 La Passante du clair de lune










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jeudi 14 mars 2024

mardi 16 janvier 2024

L'Histoire comique des États et Empires de la Lune de Cyrano de Bergerac vers 1650, le pouvoir aux jeunes

  L'Histoire comique des États et Empires de la Lune (l'Autre monde)  est une nouvelle initiatique relatant un voyage imaginaire sur la lune. Prétexte à une satire de son temps, ce texte fut écrit par Cyrano de Bergerac vers 1650.




Dans cet extrait, la gérontocratie est critiquée et chez les Sélénites, le pouvoir appartient aux jeunes, ainsi le fils gouverne le père et le jeune homme supplante le vieillard au pouvoir.

 "Les deux Professeurs que nous attendions entrèrent presque aussitôt, et nous allâmes nous mettre à table où elle étoit dressée, et où nous trouvâmes le jeune garçon dont il m’avoit parlé qui mangeoit déjà. Ils lui firent grande saluade (93), et le traitèrent d’un respect aussi profond que d’esclave à seigneur ; j’en demandai la cause à mon Démon, qui me répondit que c’étoit à cause de son âge, parce qu’en ce Monde-là les vieux rendoient toute sorte de respect et de déférence aux jeunes ; bien plus que les pères obéissoient à leurs enfans aussitôt que par l’avis du Sénat des Philosophes, ils avoient atteint l’âge de raison.


 « Vous vous étonnez, continua-t-il, d’une coutume si contraire à celle de votre pays ? mais elle ne répugne point à la droite raison ; car en conscience, dites-moi, quand un homme jeune et chaud est en force d’imaginer, de juger et d’exécuter, n’est-il pas plus capable de gouverner une famille qu’un infirme sexagénaire, pauvre hébété, dont la neige de soixante hivers a glacé l’imagination et qui ne se conduit que par ce que vous appelez expérience des heureux succès, qui ne sont cependant que de simples effets du hasard contre toutes les règles de l’économie de la prudence humaine. Pour du jugement il en a aussi peu, quoique le vulgaire de votre Monde en fasse un apanage de la vieillesse ; mais pour se désabuser il faut qu’il sache que ce qu’on appelle « prudence » en un vieillard n’est autre chose qu’une appréhension panique, une peur enragée de rien entreprendre qui l’obsède. Ainsi quand il n’a pas risqué un danger où un jeune homme s’est perdu, ce n’est pas qu’il en préjugeât la catastrophe, mais il n’avoit pas assez de feu pour allumer ces nobles élans qui nous font oser ; au lieu que l’audace en ce jeune homme étoit comme un gage de la réussite de son dessein, parce que cette ardeur qui fait la promptitude et la facilité d’une exécution étoit celle qui le poussoit à l’entreprendre.


 Pour ce qui est d’exécuter, je ferois tort à votre esprit de m’efforcer à le convaincre de preuves. Vous savez que la jeunesse seule est propre à l’action ; et si vous n’en étiez pas tout à fait persuadé, dites-moi, je vous prie, quand vous respectez un homme courageux, n’est-ce pas à cause qu’il vous peut venger de vos ennemis, ou de vos oppresseurs ? et est-ce par autre considération que par pure habitude que vous le considérez, lorsqu’un bataillon de septante Janviers a gelé son sang, et tué de froid tous les nobles enthousiasmes dont les jeunes personnes sont échauffées pour la justice (94) ? Lorsque vous déférez au plus fort, n’est-ce pas afin qu’il vous soit obligé d’une victoire que vous ne lui sauriez disputer ? 


Pourquoi donc vous soumettre à lui, quand la paresse a fondu ses muscles, débilité ses artères, évaporé ses esprits, et sucé la moelle de ses os ? Si vous adoriez une femme, n’étoit-ce pas à cause de sa beauté ? Pourquoi donc continuer vos génuflexions après que la vieillesse en a fait un fantôme à menacer les vivants de la mort ? Enfin lorsque vous aimiez un homme spirituel, c’étoit à cause que par la vivacité de son génie il pénétroit une affaire mêlée et la débrouilloit, qu’il défrayoit par son bien dire l’assemblée du plus haut carat, qu’il digéroit les sciences d’une seule pensée ; et cependant vous lui continuez vos honneurs, quand ses organes usés rendent sa tête imbécile, pesante et importune aux compagnies, et lorsqu’il ressemble plutôt à la figure d’un Dieu Foyer qu’à un homme de raison. Concluez donc parla, mon fils, qu’il vaut mieux que les jeunes gens soient pourvus du gouvernement des familles que les vieillards.


 D’autant plus même que selon vos maximes, Hercule, Achille, Épaminondas, Alexandre et César, qui sont presque tous morts au deçà de quarante ans, n’auroient mérité aucuns honneurs, parce qu’à votre compte ils auroient été trop jeunes, bien que leur seule jeunesse fût seule la cause de leurs belles actions, qu’un âge plus avancé eût rendues sans effet, parce qu’il eût manqué de l’ardeur et de la promptitude qui leur ont donné ces grands succès. Mais, direz-vous, toutes les lois de notre Monde font retentir avec soin ce respect qu’on doit aux vieillards ? Il est vrai, mais aussi tous ceux qui ont introduit des lois ont été des vieillards qui craignoient que les jeunes ne les dépossédassent justement de l’autorité qu’ils avoient extorquée et ont fait comme les législateurs aux fausses religions un mystère de ce qu’ils n’ont pu prouver."

samedi 23 septembre 2023

Dossier sur la Renaissance

 Florence : l’âme de la Renaissance



Un dossier Renaissance proposé par Cédric (1ière S2)
voir ci-dessous, en fin d’article



Florence : la cité au lys rouge !

Vues du Ponte Vecchio, du palais Pitti, du dôme et du baptistère et de la statue de Dante


L’écrivaine Sophie Chauveau nous présente

trois grands peintres 
essentiels,

aux destins hors du commun :

LippiBotticelli et Vinci.


La Passion Lippi - 2004
Le Rêve Botticelli - 2005
L’Obsession Vinci - 2007

A lire avec un plaisir immense 


Sophie Chauveau

Voici quelques oeuvres de ces peintres de génie




la"Vierge à l’enfant" de Filippo Lippi (1465) dont les traits sont ceux de Lucrezia Buti, la jolie nonne dont le frère Lippi s’éprit à l’âge de 50 ans et dont il eut un fils Filippino Lippi (lui-même peintre de renom)




Sandro Botticelli La Naissance de Vénus (1485)
 Galerie des Offices à Florence




Étude de Léonard de Vinci sur le corps humain. Ce dessin est connu sous le nom de l'
homme de Vitruve, 1485-1490.

DOSSIER


 SUR LA RENAISSANCE



CONSULTER ICI



vendredi 8 septembre 2023

Chef-d’œuvre inconnu de Balzac, commentaire


 Honoré de Balzac, Le Chef-d'œuvre inconnu (1831) : portrait du peintre Frenhofer

 [L'action de ce roman se déroule en 1612. Fraîchement débarqué à Paris, un jeune peintre ambitieux, Nicolas Poussin, se rend au domicile de Maître Porbus, un célèbre peintre de cour, dans l'espoir de devenir son élève. Arrivé sur le palier, il fait une étrange rencontre.]
 
  "Un vieillard vint à monter l'escalier. À la bizarrerie de son costume, à la magnificence de son rabat1 de dentelle, à la prépondérante sécurité de la démarche, le jeune homme devina dans ce personnage2 ou le protecteur ou l'ami du peintre ; il se recula sur le palier pour lui faire place, et l'examina curieusement, espérant trouver en lui la bonne nature d'un artiste ou le caractère serviable des gens qui aiment les arts ; mais il aperçut quelque chose de diabolique dans cette figure, et surtout ce je ne sais quoi qui affriande3 les artistes. Imaginez un front chauve, bombé, proéminent, retombant en saillie sur un petit nez écrasé, retroussé du bout comme celui de Rabelais ou de Socrate ; une bouche rieuse et ridée, un menton court, fièrement relevé, garni d'une barbe grise taillée en pointe, des yeux vert de mer ternis en apparence par l'âge, mais qui par le contraste du blanc nacré dans lequel flottait la prunelle devaient parfois jeter des regards magnétiques au fort de la colère ou de l'enthousiasme. Le visage était d'ailleurs singulièrement flétri par les fatigues de l'âge, et plus encore par ces pensées qui creusent également l'âme et le corps. Les yeux n'avaient plus de cils, et à peine voyait-on quelques traces de sourcils au-dessus de leurs arcades saillantes. Mettez cette tête sur un corps fluet et débile4, entourez-la d'une dentelle étincelante de blancheur et travaillée comme une truelle à poisson5, jetez sur le pourpoint6 noir du vieillard une lourde chaîne d'or, et vous aurez une image imparfaite de ce personnage auquel le jour faible de l'escalier prêtait encore une couleur fantastique. Vous eussiez dit d'une toile de Rembrandt7 marchant silencieusement et sans cadre dans la noire atmosphère que s'est appropriée ce grand peintre."

1 rabat : grand col rabattu porté autrefois par les hommes.
2. Ce vieillard s'appelle Frenhofer.
3. affriande : attire par sa délicatesse.
4 débile : qui manque de force physique, faible.
5 truelle à poisson : spatule coupante servant à découper et à servir le poisson.
6 pourpoint : partie du vêtement qui couvrait le torse jusqu'au-dessous de la ceinture.
7 Rembrandt : peintre néerlandais du XVIIe siècle. Ses toiles exploitent fréquemment la technique du clair-obscur, c'est-à-dire les effets de contraste produits par les lumières et les ombres des objets ou des personnes représentés.




Portrait probable du duc de Luynes par Pourbus (ou Porbus)
  

Corrigé du commentaire de l’extrait du Chef-d’œuvre inconnu de Balzac

La rencontre entre deux peintres, avec portrait du peintre Frenhofer

Lorsque paraît pour la première fois Le Chef-d’œuvre inconnu, la nouvelle  de Balzac, en 1831, dans la revue L’Artiste, l’époque est au désenchantement. C’est la seconde génération romantique qui ne trouve pas d’idéal à la mesure de son aspiration dans cette société bourgeoise et conformiste de la monarchie de juillet.  « Etre artiste ! » devient le mot d’ordre de la jeunesse. La notion d’artiste se dissocie de celle de l’artisan pour atteindre le statut de Créateur, de personnage mythique qui, par sa façon de penser et de vivre, se distingue du commun des mortels et surtout du type du bourgeois, exclusivement occupé à s’enrichir. Ainsi, Balzac prend-il ses distances avec son époque, en remontant le temps jusqu’à l’année 1612, pour introduire ses lecteurs dans l’atelier de peintres d’exception, qu’ils soient fictifs comme Frenhofer ou bien, ayant existé, comme Porbus ou Poussin. Dans l’extrait qui nous intéresse, et qui se situe presque au début de la nouvelle, un jeune homme, dont on suppose qu’il est peintre, (on apprendra plus tard qu’il s’agit du célèbre peintre Poussin) s’est décidé, après beaucoup d’appréhension à gravir l’escalier qui le mène à l’atelier d’un peintre de renom, Porbus. Alors qu’il est sur le palier et hésite à frapper à la porte du peintre, voici qu’un étrange vieillard « vint à monter l’escalier ». Cet homme énigmatique va être perçu par le double regard du romancier et du personnage. Cependant ce portrait étrange va bien au-delà d’une simple fonction informative ou décorative. Balzac a un projet artistique et même philosophique qu’il nous appartiendra de découvrir. D’abord, examinons l’art du portrait qui se voudrait réaliste mais qui tourne à l’étrange, voire au registre fantastique. Ensuite, l’apparition mystérieuse se métamorphose progressivement en tableau vivant ou, plus encore, en synthèse des arts. Nous verrons comment et pourquoi.

I) Un portrait réaliste qui échoue


A) Déchiffrer le vieillard par l’observation et la déduction, selon le regard du jeune homme

· Le portrait commence par le point de vue interne du jeune homme, avec des verbes de perception visuelle : « l’examina curieusement », « mais il aperçut quelque chose … ».
· Tout de suite, ce dernier se livre au jeu des devinettes, ce qui est rendu par des verbes d’interprétation : « le jeune homme devina », « espérant trouver en lui la bonne nature d’un artiste ».
· Il émet ainsi des hypothèses (en utilisant la conjonction de coordination « ou ») sur les qualités et le rôle de cet inconnu qui pourrait être « ou le protecteur ou l’ami du peintre », ayant « la bonne nature d’un artiste ou le caractère serviable des gens qui aiment les 
arts ».

Cependant, ce déchiffrement échoue car les suppositions du jeune peintre se heurtent à une contradiction marquée par la conjonction « mais », par l’effet de distanciation provoquée par l’adjectif démonstratif « cette » dans « cette figure » et par la locution « ce je ne sais quoi » : « mais il aperçut quelque chose de diabolique dans cette figure, et surtout ce je ne sais quoi qui affriande les artistes. ». Observer et déduire ne suffisent donc pas au jeune homme à saisir la nature du vieillard qui demeure énigmatique, l’attirant et l’inquiétant simultanément.

B) Déchiffrer le vieillard par un portrait organisé, selon le regard de l’écrivain-artiste Balzac


· Le changement de point de vue s’effectue avec les injonctions : «  Imaginez […] Mettez cette tête […] entourez-la […]  jetez sur le pourpoint … » qui dirigent le regard du lecteur et l’interpellent : « Vous aurez une image imparfaite de ce personnage […] Vous eussiez dit d’une toile de Rembrandt … ».  On note néanmoins que, malgré ce guidage visuel, le personnage conserve son mystère car l’image ainsi composée demeure « imparfaite ».

· L’ordre de la description est choisi pour susciter un double effet : l’enchâssement et le contraste. Le personnage est d’abord montré de l’extérieur par son habit étonnant et son allure générale imposante et riche : « A la bizarrerie de son costume, à la magnificence de son rabat de dentelle, à la prépondérante sécurité de la démarche ». Ensuite, le regard se concentre longuement sur les caractéristiques des traits du visage (le front, le nez, la bouche, le menton, la barbe, les yeux) et passe très vite sur le reste du corps : « un corps fluet et débile », ce qui provoque un contraste surprenant entre la tête abondamment décrite et le corps presque ignoré. Enfin, le regard se porte à nouveau sur l’extérieur, c’est-à-dire le costume et les accessoires de la toilette : « entourez-la d’une dentelle étincelante de blancheur et travaillée comme une truelle à poisson, jetez sur le pourpoint noir du vieillard une lourde chaîne d’or … ». Le personnage est donc « enchâssé ou camouflé » par son « paraître » constitué par ses habits, son statut social  autant que le signe d’une époque, le XVIIième siècle. Tout l’intérêt se porte sur les traits du visage et on sait l’importance accordée par Balzac à la physiognomonie comme « miroir de l’âme ». Aujourd’hui, on parle de morphopsychologie, pour décrypter le caractère d’un individu à partir de l’observation de ses traits et de ses attitudes. La phrase au présent de vérité générale : «  ces pensées qui creusent également l’âme et le corps » montre bien que l’art du portrait n’est pas purement à visée ornementale ou documentaire mais participe de la recherche de l’absolu , qui sera d’ailleurs le titre d’une autre nouvelle de Balzac.

Le double regard du jeune homme et du narrateur, Balzac, (qui ne semble pas omniscient ici) ne parvient pas à déchiffrer l’énigme incarnée par le vieillard. Les ressources de l’observation et du raisonnement ne suffisent pas à entrer dans le mystère de celui qui représente sans doute la création artistique, au sens mythique ou sacré du terme. C’est pourquoi, imperceptiblement, Balzac va changer de registre.

II) A la porte du Mystère de l’Art : le glissement fantastique


A) Une rencontre initiatique et mystérieuse : le secret


  • Le mystère plane sur les identités réelles des personnages en présence dans cet extrait puisqu'ils ne sont désignés que par leur âge : « Un vieillard […] le jeune homme ». Cependant des indices sont donnés sur leur probable profession. Etant donné qu’ils se trouvent tous deux devant la porte d’un peintre, on peut supposer qu’ils sont de cette corporation. Les mots « artiste » et « arts » reviennent d’ailleurs à plusieurs reprises. Cette rencontre de deux « artistes », l’un vieux et opulent, l’autre, jeune, et débutant, prélude-t-elle à une future relation maître-élève ? On peut le supposer.
  • Les lieux de la rencontre sont, eux aussi, symboliques : « l’escalier […] le palier ». Ce sont des lieux de passage, entre le dedans et le dehors, une sorte d’entre-deux, de non lieu. Les deux personnages sont aussi sur le seuil de l’atelier d’un peintre, Porbus, comme au début d’une aventure commune, voire d’une initiation du plus jeune au mystère de l’Art. On attend que la porte s’ouvre et que se révèle la Vérité.
  • Pourtant, aucun échange verbal ne se produit entre le vieillard et le jeune homme. La communication passe par la gestuelle et le regard. L’adverbe « silencieusement » dans la dernière phrase du texte le souligne. Les mouvements des personnages sont significatifs des rapports qui s’instaurent entre eux immédiatement. Le vieillard « vint à monter l’escalier » comme s’il accomplissait une ascension solennelle et « la prépondérante sécurité de la démarche » dénote l’assurance, la majesté de « ce personnage ». Aussitôt, le jeune homme est impressionné et « il se recula sur le palier pour lui faire place ». Ce qui ne l’empêche d’ailleurs pas de « l’examiner curieusement ».

Une rencontre apparemment banale entre un vieil homme et un jeune homme sur le palier d’un immeuble prend l’allure d’une sorte de rendez-vous secret, d’un rapprochement ésotérique entre un maître initié de l’Art et un jeune postulant. Pourtant, ce maître-là présente des aspects bien étranges et inquiétants.


B) Un personnage mythique et fantastique qui fascine et inquiète


·  Le lexique de l’étrange est omniprésent pour caractériser le vieil homme : « la bizarrerie de son costume […] ce je ne sais quoi qui affriande les artistes […] singulièrement flétri par les fatigues de l’âge […] une couleur fantastique ».
· Ce vocabulaire est en relation d’association avec celui de la vieillesse et de la décrépitude : « Un vieillard […] un front chauve […] une bouche […] ridée […] une barbe grise […] des yeux […] ternis en apparence par l’âge [le visage […] singulièrement flétri par les fatigues de l’âge […] un corps fluet et débile ».
·  Mais, plus surprenant, ces champs lexicaux de l’étrange et de la vieillesse sont également mêlés au lexique du diable (ou de la figure de Faust, si prisé des Romantiques) : « quelque chose de diabolique […] une barbe […] taillée en pointe […] des yeux vert de mer […] des regards magnétiques au fort de la colère ou de l’enthousiasme […] les yeux n’avaient plus de cils ». De plus, la disproportion entre la tête et le corps et le peu d’intérêt marqué pour ce dernier, décrit en cinq mots, rendent le personnage monstrueux car il ne semble exister que par sa tête et ses habits, à peine incarné et pourtant délabré  par la vieillesse.

Ainsi, ce vieillard vêtu de noir, aux yeux verts et magnétiques, sans cil (pour mieux ouvrir les yeux, pour voir au-delà du visible ou du sensible ?), nimbé d’une couleur fantastique, alternant le rire et la colère et marchant dans une noire atmosphère a tout du diable : le Méphistophélès de Goethe (ou de son âme damnée, Faust). S’il incarne l’Art absolu, cela pourrait signifier que, pour Balzac, l’art total est un mystère diabolique ou en tout cas dangereux et on ne s’en approche pas sans risque. A moins que le faste du personnage ne l’exclue de la « catégorie » du véritable artiste, forcément pauvre et incompris, selon les Romantiques des années 1830 …





III) La recherche de l’absolu par la fusion des arts


A) En « peignant » d’abord un tableau littéraire ou écrire comme on peint (ekphrasis) …


·  Le portrait du vieillard se construit comme un tableau, avec les formes et les traits qui se dessinent progressivement : « Imaginez un front […] Mettez cette tête sur un corps […] entourez-la d’une dentelle […] jetez sur le pourpoint […] et vous aurez une image imparfaite de ce personnage ». Le vieil homme est ainsi esquissé, mais aussi fabriqué ou monté comme s’il s’agissait d’une statue ou d’un mannequin en pièces détachées, voué à devenir vivant. On retrouve, là encore, un thème fantastique, celui du Golem. A présent, il convient d’ajouter la couleur.
·  Le romancier procède par touches de couleur : « une barbe grise […] des yeux vert de mer […] le contraste du blanc nacré […] une dentelle étincelante de blancheur […] le pourpoint noir […] une lourde chaîne d’or ». La gamme des couleurs est froide, seul l’or apporte une touche chaude, mais il s’agit d’un objet, et même d’une chaîne ! Serait-ce un symbole de servitude ou d’attachement indéfectible à l’Art parfait ?
·  Enfin, la lumière apportée par « le jour faible de l’escalier », qui pourtant fait ressortir « le blanc nacré » (de la cornée ?) « dans lequel flottait la prunelle » (pupille ou iris ?) du vieillard et qui rend « une dentelle étincelante de blancheur », est contredite par « la noire atmosphère » finale. C’est donc un tableau en clair-obscur qui est composé progressivement.
   
Ce tableau trouve son apothéose dans la dernière phrase du texte : « Vous eussiez dit d’une toile de Rembrandt marchant silencieusement et sans cadre dans la noire atmosphère que s’est appropriée ce grand peintre. » Le tableau, ainsi achevé par la « magie » des mots, devient vivant et la référence à Rembrandt en fait une œuvre d’art magistral, tout en faisant glisser le réel dans le fantastique. Le romancier, tout comme le peintre, par sa perception  subtile de la nature des êtres et des choses, transforme, transcende et sublime le réel. Le regard de l’artiste est Créateur. Mais Balzac veut aller encore plus loin et opérer la fusion des arts, comme une sorte d’alchimie dont l’or de la chaîne serait un symbole.


B)  En faisant enfin une synthèse artistique : le rêve de l’esthétique romantique


·  Par la fusion des époques de référence en matière d’art : Antiquité, Renaissance, Age classique, Balzac rapproche des facettes du génie créatif. Frenhofer a des allures de Socrate et de Rabelais : « […] un petit nez écrasé, retroussé au bout comme celui de Rabelais ou de Socrate … ». L’âge classique est incarné par Rembrandt : « Vous eussiez dit d’une toile de Rembrandt … ».
·  Par la fusion des arts : littérature (Rabelais et Balzac, lui-même en train d’écrire), philosophie (Socrate), peinture (Rembrandt), sculpture dans le « montage et façonnage » pièce par pièce du personnage Frenhofer, Balzac tente de capter l’essence même de l’idéal de perfection artistique. Manque la musique, puisque tout est silencieux !
·   Ainsi Balzac réalise-t-il  le rêve de l’esthétique romantique par un essai de totalisation et de complémentarité des arts, ce qui n’exclut pas l’alliance des contraires : le grotesque (« un petit nez écrasé retroussé du bout […] une bouche rieuse et ridée […] un corps fluet et débile […] une dentelle étincelante de blancheur et travaillée comme une truelle à poisson » et le sublime (« un front chauve, bombé, proéminent […] un menton court, fièrement relevé […] une toile de Rembrandt marchant silencieusement … »). Mais aussi l’opposition entre la jeunesse et la vieillesse (le jeune homme et le vieillard), le recours au mélange des « croyances » : le mythe antique de Pygmalion (qui donne vie à sa statue), le mythe romantique de Faust (initié par Goethe), le diable des monothéistes (surtout chrétiens).

En abolissant les limites entre l’art et la vie, entre l’humain et le mythe, entre la vie et la mort, le début et la fin de la vie, le bien et le mal, Balzac s’essaie à l’absolu. Une tentative risquée de synthèse impossible. Ce que fera Frenhofer pour réaliser son chef-d’œuvre inconnu : « Là […] finit notre art sur terre. Et de là, il va se perdre dans les cieux ». Cependant, la toile absolue est indéchiffrable : « Mais tôt ou tard, il s’apercevra qu’il n’y a rien sur sa toile, s’écria Poussin ». Ce à quoi répond Frenhofer, parlant de son œuvre finale, Catherine Lescault ou La Belle Noiseuse (selon les premières versions de la nouvelle) : «  Moi, je la vois ! cria-t-il, elle est merveilleusement belle ».
La dernière phrase de la nouvelle exprime les risques de l’art absolu qui peut conduire au néant, à la destruction, comme si la recherche de la perfection sur terre était une tentative dangereuse car inintelligible ou inaccessible au commun des mortels : « Cet adieu les glaça. Le lendemain, Porbus inquiet revint voir Frenhofer, et apprit qu’il était mort dans la nuit, après avoir brûlé ses toiles ».

Si Le Chef-d’œuvre inconnu est finalement classé par Balzac, en 1842, dans Les Etudes philosophiques, dans le plan d’ensemble de La Comédie humaine, c’est bien que le romancier, comme nous le disions en préambule, a un véritable projet artistique et philosophique. De la réflexion esthétique sur la nature de l’art (« La mission de l’art n’est pas de copier la nature mais de l’exprimer » dit Frenhofer à Porbus) et ses contradictions,  il glisse sur la fonction visionnaire de l’artiste, le don de seconde vue, de déchiffrement par l’artiste des signes au-delà du réel, jusqu’au chef-d’œuvre invisible à un œil de chair : un chef-d’œuvre méconnu plutôt qu’inconnu. Mais « Les peintres ne doivent méditer que les brosses à la main » prévient Porbus. Conception et exécution doivent aller de pair, au risque de l’inachèvement ou pire de la destruction : « le génie avorté » dont parle Zola dans L’œuvre. De La Belle Noiseuse, qui aurait dû être le chef-d’œuvre de Frenhofer, il n’apparaît  qu’un « pied délicieux, un pied vivant » qui « sortait de ce chaos de couleurs, de tons, de nuances indécises … ». Ainsi le montre Balzac, peintre-romancier, en faisant le « portrait vivant » de Frenhofer. Du portrait réaliste de Frenhofer qui échoue, à la recherche de l’absolu artistique qui totalise arts et époques de génie, en passant par la porte du mystère et du fantastique, il aboutit à la destruction du personnage et de son œuvre, à la fin de la nouvelle. L’art est une aventure spirituelle qui élève ou qui détruit, une sorte de grand œuvre alchimique : la boue transformée en or dont parlera Baudelaire, en se faisant Voyant, comme dira Rimbaud. Cependant, entre Porbus, peintre de cour et d’imitation et Frenhofer, génie fou, mi imposteur, mi spéculateur, Balzac s’identifie plutôt à Poussin qui emprunte la voie du milieu.

Céline Roumégoux 

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mercredi 19 avril 2023

Le nègre de Surinam, Voltaire, analyse linéaire extrait chapitre 19 de Candide

 Analyse linéaire

Candide (1759) de Voltaire extrait du chapitre 19



"En approchant de la ville, ils rencontrèrent un nègre étendu par terre, n'ayant plus que la moitié de son habit, c'est-à-dire d'un caleçon de toile bleue ; il manquait à ce pauvre homme la jambe gauche et la main droite. En approchant de la ville, ils rencontrèrent un nègre étendu par terre, n'ayant plus que la moitié de son habit, c'est-à-dire d'un caleçon de toile bleue ; il manquait à ce pauvre homme la jambe gauche et la main droite. « Eh, mon Dieu ! lui dit Candide en hollandais, que fais- tu là, mon ami, dans l'état horrible où je te vois ? -- J'attends mon maître, M. Vanderdendur, le fameux négociant, répondit le nègre. -- Est-ce M. Vanderdendur, dit Candide, qEn approchant de la ville, ils rencontrèrent un nègre étendu par terre, n'ayant plus que la moitié de son habit, c'est-à-dire d'un caleçon de toile bleue ; il manquait à ce pauvre homme la jambe gauche et la main droite. "Eh, mon Dieu ! lui dit Candide en hollandais, que fais-tu là, mon ami, dans l'état horrible où je te vois ? - J'attends mon maître, monsieur Vanderdendur, le fameux négociant, répondit le nègre.

- Est-ce M. Vanderdendur, dit Candide, qui t'a traité ainsi ?

- Oui, monsieur, dit le nègre, c'est l'usage. On nous donne un caleçon de toile pour tout vêtement deux fois l'année. Quand nous travaillons aux sucreries, et que la meule nous attrape le doigt, on nous coupe la main ; quand nous voulons nous enfuir, on nous coupe la jambe : je me suis trouvé dans les deux cas. C'est à ce prix que vous mangez du sucre en Europe. Cependant, lorsque ma mère me vendit dix écus patagons sur la côte de Guinée, elle me disait : "Mon cher enfant, bénis nos fétiches, adore-les toujours, ils te feront vivre heureux ; tu as l'honneur d'être esclave de nos seigneurs les blancs, et tu fais par là la fortune de ton père et de ta mère. " Hélas ! je ne sais pas si j'ai fait leur fortune, mais ils n'ont pas fait la mienne. Les chiens, les singes, les perroquets sont mille fois moins malheureux que nous. Les fétiches hollandais qui m'ont converti me disent tous les dimanches que nous sommes tous enfants d'Adam, blancs et noirs. Je ne suis pas généalogiste ; mais si ces prêcheurs disent vrai, nous sommes tous cousins issus de germains. Or vous m'avouerez qu'on ne peut pas en user avec ses parents d'une manière plus horrible.

- Ô Pangloss ! s'écria Candide, tu n'avais pas deviné cette abomination ; c'en est fait, il faudra qu'à la fin je renonce à ton optimisme. - Qu'est-ce qu'optimisme ? disait Cacambo.

- Hélas ! dit Candide, c'est la rage de soutenir que tout est bien quand on est mal." Et il versait des larmes en regardant son nègre, et, en pleurant, il entra dans le Surinam."

Introduction

Voltaire, célèbre philosophe des Lumières, comme le plupart des auteurs du XVIIIème siècle est sensible aux droits humains, comme la liberté et l’égalité, qui sont des sujets principalement abordés dans ses écrits philosophiques. Le conte philosophique Candide de Voltaire raconte les mésaventures du personnage éponyme qui, chassé de son paradis originel, le château de son enfance, parcourt le monde et découvre après les catastrophes naturelles ou humanitaires que la doctrine que lui a enseignée son précepteur est fausse à savoir que : « Tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes ». L’auteur en profite pour dénoncer toutes les infamies de ce monde comme la guerre, le fanatisme religieux ou l’esclavage. C’est ainsi que dans le chapitre 19, il imagine une rencontre entre Candide et son serviteur Cacambo avec un esclave misérable. Ce dernier leur raconte son histoire sans rien cacher sur tous ceux qui se sont servis de lui et ont menti. Comment Voltaire lutte-il contre l’esclavage ? Le premier mouvement portera sur la présentation pathétique de l’esclave et le second sur le long discours de l’esclave dans lequel il raconte sa triste histoire avec un regard critique.

 

I. Présentation pathétique de l'esclave

- C’est un passage narratif qui vise à surprendre car il y a la mise en situation avec un gérondif : « en approchant de la ville »

- Ensuite une action au passé simple : « Ils rencontrèrent » puis « un nègre » et ce n’est donc qu’ensuite que le lecteur suppose que c’est un esclave puisqu’il est question d’un maître.

- Dès le départ, le portrait de ce personnage est repoussant et misérable on relève ainsi les extensions du nom nègre : « étendu par terre n’ayant plus que la moitié de son habit ». A noter l’emploi péjoratif de mot « nègre » mais qui ne choquait personne à l’époque.

L'esclave est donc décrit dans un état misérable et déplorable. L'horizontalité de sa position (« étendu par terre ») contraste avec la verticalité des voyageurs, mettant en évidence sa vulnérabilité et sa soumission. Le narrateur souligne également le manque de vêtements de l'esclave, qui porte seulement « la moitié de son habit », ce qui renforce son image d'objet dénué de valeur.

 

- Enfin, ce portrait misérable se termine par des références à des mutilations ou handicaps : « Il manquait la jambe gauche et la main droite »(l 2-3) signes de grande maltraitance et cruauté subies par ce pauvre homme.

- La première intervention de Candide au discours direct révèle la pitié du personnage qui correspond à celle de n’importe quel observateur empathique, on a d’abord des signes d’effroi par des exclamations : « Eh ! » ; « Mon Dieu ! »

- Candide qualifie l’état de cet esclave « d’horrible », mot qui appartient au champ lexical de l’horreur et qui marque le dégoût.

- La pitié de Candide s’accompagne de signes d’empathie comme l’apostrophe affective « mon ami ». L’empathie de Candide se manifeste aussi par la question qu’il pose, qui vise à s’informer sur le cas de cet esclave. Cela montre donc son intérêt sur l’esclavage.

- L'émotion de Candide face à la souffrance de l'esclave est palpable. Il s'exprime avec des phrases interrogatives et exclamatives, démontrant son empathie et sa consternation face à cette situation. Le registre pathétique est également présent à travers les réactions physiques de Candide, qui verse des larmes et pleure en entendant l'histoire de l'esclave. Cette réaction montre la prise de conscience du personnage principal de l'horreur de l'esclavage et de la réalité du monde dans lequel il vit.

- Le maitre de l’esclave est appelé : « M.Venderdendur » cette onomastique correspond à la réalité de l’esclavagiste. En effet, l’esclavage est fortement lié au commerce. Ce nom propre imite moqueusement la sonorité hollandaise derrière laquelle on entend vender à la dent dure, ce qui correspond à la réputation de ce négociant et aussi à un maitre intraitable.

- La question qui suit, paraît toujours aussi naïve : « Est-ce M. Vanderdendur, dit Candide, qui t'a traité ainsi ?» C’est une interrogation totale, qui permet d’introduire la maltraitance puisqu’il y a une réponse positive concernant le pauvre homme rencontré.

- Mais c’est aussi un cas à généraliser à tous les esclaves comme l’indique l’assertion « C’est l’usage ». Le terme usage est un euphémisme désignant une habitude, certainement un droit. Ici le droit en question est celui du code noir, pour tout acte de cruauté envers les esclaves.

 

II- Le long discours de l'esclave et sa critique du système esclavagiste

- L'esclave raconte son histoire avec une grande lucidité et dénonce les abus dont il a été victime. Il évoque les différentes étapes du commerce triangulaire, en commençant par la traite négrière et la capture d'esclaves parmi différentes ethnies africaines. Il décrit ensuite la violence des méthodes employées pour soumettre les esclaves et les conséquences dévastatrices pour eux, comme les mutilations et les chaînes. Enfin, il mentionne le rôle des Européens dans l'organisation et la perpétuation de ce système, en citant les nations impliquées, telles que les Hollandais et les Français.

- Relation entre l'esclave et le sucre. Raccourci efficace « c'est à ce prix que vous mangez du sucre en Europe ». Ici aussi distorsion, décalage entre la notion de plaisir en Europe et les conditions de vie inhumaines pour les esclaves. Dénonciation du commerce triangulaire qui enrichit les nations occidentales en exploitant honteusement les Africains.

- Insistance sur l'hypocrisie des prêtres. Le mot « fétiche » est une impropriété de terme afin d'éviter la censure. Ils ont convaincu la mère de l’esclave de le vendre pour son bien et celui de ses parents, ce qui est un odieux mensonge et montre l’exploitation de la misère des Africains par les prêtres missionnaires.

- Voltaire met en évidence la contradiction « nous sommes tous enfants… » alors qu'on pratique l'esclavage. Cette contradiction trahit l'hypocrisie des prêtres qui ne pratiquent pas la charité chrétienne qu’ils enseignent.

- Le discours de l'esclave est empreint d'ironie et d'antiphrase, ce qui permet de renforcer sa critique du système esclavagiste. Par exemple, il parle de la « bonté » des Européens et de la « douceur » des Hollandais, soulignant ainsi l'hypocrisie et la cruauté de ces nations. Cette utilisation de l'ironie permet également de montrer l'intelligence et la perspicacité de l'esclave, qui est capable de prendre du recul sur sa situation et de dénoncer les injustices dont il est victime : « Les chiens, les singes et les perroquets sont mille fois moins malheureux que nous. »

 

Conclusion :

Dans cet extrait de Candide, Voltaire lutte contre l'esclavage en présentant un personnage d'esclave misérable et en dénonçant les abus du système esclavagiste à travers son discours critique. Cette rencontre permet également à Candide de prendre conscience de la réalité du monde et de remettre en question l'optimisme enseigné par Pangloss. Ainsi, Voltaire utilise le conte philosophique pour dénoncer les injustices et les souffrances engendrées par l'esclavage et pour proposer une réflexion sur la condition humaine, la quête du bonheur et la liberté. Montesquieu avait mené le même combat dans De l'esclavage des nègres  extrait du livre 15 De l'Esprit des Lois, publié en 1748.