Lecture d’image : « Les Amants
I » (1928) de Magritte (1898-1967), 54 × 73,4
cm, collection Richard S. Zeisler, MOMA de New
York
Observation et description :
Un tableau qui fait du cinéma
1) Ce tableau de Magritte est le portrait
d’un couple vu de profil, debout, s’embrassant, les têtes dissimulées sous des
étoffes drapées. L’angle de prise de vue est frontal, en légère contre-plongée
des sujets, ce qui a pour effet de les rehausser. Le plan utilisé est le plan
rapproché, comme pour une photo ou un plan cinématographique. L’effet recherché
est de faire entrer le spectateur dans l’intimité du couple.
Dehors ou dedans ?
2) Le décor est minimal : à droite un
mur surmonté d’une corniche (qui crée la profondeur de champ), un pan de
plafond en bordure supérieure. En arrière-plan on distingue un ciel sombre à la
place du mur du fond de la pièce. C’est donc à la fois une scène d’intérieur et
d’extérieur. Il y a correspondance entre les couleurs du décor et celles des
personnages : le rouge du vêtement de la femme est identique à celui du
mur, la veste sombre de l’homme s’accorde avec la couleur foncée du ciel-mur en
arrière plan. Les draps blancs qui recouvrent les têtes des amants renvoient à
la couleur identique du plafond et de la corniche. Les tenues vestimentaires
correspondent à la mode vestimentaire de la date de création du tableau (1928).
L’homme porte veste et cravate noires sur une chemise blanche avec col à rabats
courts et rapprochés : col anglais (tab collar) mis à la mode par le
prince de Galles, Edouard VIII, dans les années 20. La femme porte une robe ou
un chemisier, en tissu léger, sans manches, rouge à liserés blancs, découvrant
ainsi le haut de son bras droit, seule partie visible du corps dans tout le
tableau. On peut déduire que c’est une tenue d’été. Ces vêtements classent le
couple dans la catégorie de la bourgeoisie. L’homme est légèrement plus grand
que la femme qui lève imperceptiblement
la tête vers son partenaire.
Eclairer en cachant
3) Le point central du tableau se trouve sur
la joue gauche de l’homme, là ou est projeté l’éclairage rasant, venant d’une
source lumineuse artificielle froide, extérieure au tableau, en bas à droite, à
la façon d’un projecteur de théâtre. L’éclairage rasant provoque du
clair-obscur, soulignant le relief et la texture des étoffes qui enveloppent
les têtes des amants. Ainsi le point d’union des amants, le baiser, est dans
l’ombre, ainsi que la joue droite de la femme. La lumière crue destinée à
montrer mieux, cache au contraire l’essentiel : le contact charnel, lui
même empêché par l’étoffe enveloppante. L’effet est théâtral, dramatise la
scène et met le spectateur devant ce que Magritte appelle « le visible
caché ». .
Interprétation :
Le spectateur en voyeur déçu ?
1) Le
spectateur, qui assiste grâce au cadrage à une scène d’intimité du couple, se
ressent pourtant comme « un voyeur » insatisfait car il devine le
baiser mais ne le voit pas. Les étoffes cachent les visages et l’identité du
couple qu’on imagine jeune, d’après sa posture droite, dynamique et la peau
ferme et lisse de la femme. Le spectateur a envie de soulever
les tissus et de voir les visages de ces « fantômes ». Magritte, et les
surréalistes en général, se plaisaient aux jeux de masques et admiraient
beaucoup Fantômas, personnage masqué inquiétant et mystérieux, créé par
Souvestre et Allain et popularisé au cinéma par Louis Feuillade, une des
sources d’inspiration du tableau.
Du théâtre tragique ou du cinéma fantastique
?
2) Les couleurs sont à dominantes froides (des dégradés de
blancs et de gris, du noir, du bleu sombre) réchauffées par le rouge de la robe
et du mur. Le rouge et le noir sont symboliquement les couleurs de la passion
et de la mort : Eros et Thanatos. Les drapés sur la tête des amants font
penser aux draps des fantômes ou aux linceuls des morts. Le décor est étrange
car il est « un dedans-dehors » fantastique : entre deux espaces, un
ciel ténébreux et une chambre bourgeoise qui paraît bien vide. On dirait un
décor de théâtre tragique qui joue sur l’illusion ou une scène de cinéma fantastique
avec trucage de l’arrière plan.
Un Baiser voilé
3) Ce baiser énigmatique intrigue, inquiète et fascine. Les
têtes drapées ressemblent à des sculptures de marbre à cause des reliefs,
accentués par la lumière rasante. Ces têtes sculpturales posées sur des corps
vivants déroutent. Des symboles inquiétants placent le couple entre l’apparence
de la vie et celle de la mort, entre l’amour physique et son interdit. Le titre
du tableau n’est pas « Le Baiser » mais « Les Amants » dont
Magritte fera une série de quatre la même année. Ce titre suggère peut-être un
amour caché, interdit par la mentalité bourgeoise, et ce couple fait
visiblement partie de cette catégorie sociale. On a beaucoup interprété ce
tableau en se référant à la mère noyée de Magritte, retrouvée le visage
recouvert d’une étoffe. Il s’en irritait beaucoup. Il préférait peindre
« des images qui évoquent le mystère du monde » et pensait que
« Celui qui regarde le tableau représente le tableau ». Cependant,
comme ce baiser voilé est énigmatique et attirant, on se perd quand même en
conjectures sur les significations du tableau. L’amour aveugle ? L’amour étouffe ?
Pour vivre heureux, vivons cachés ?
Quand
on s’aime, peu importe l’apparence ? Le féminin et le masculin
indifférenciés ? Plus une œuvre est réussie, plus elle est riche et
ouverte aux interprétations. Ce baiser est bien un baiser surréaliste.