Translate

jeudi 2 juin 2022

« Les Amants I » (1928) de Magritte, commentaire de tableau

 

Lecture d’image : « Les Amants I » (1928) de Magritte (1898-1967), 54 × 73,4 cm, collection Richard S. Zeisler, MOMA de New York


 

Observation et description :

 

Un tableau qui fait du cinéma

1) Ce tableau de Magritte est le portrait d’un couple vu de profil, debout, s’embrassant, les têtes dissimulées sous des étoffes drapées. L’angle de prise de vue est frontal, en légère contre-plongée des sujets, ce qui a pour effet de les rehausser. Le plan utilisé est le plan rapproché, comme pour une photo ou un plan cinématographique. L’effet recherché est de faire entrer le spectateur dans l’intimité du couple.

 

Dehors ou dedans ?

2) Le décor est minimal : à droite un mur surmonté d’une corniche (qui crée la profondeur de champ), un pan de plafond en bordure supérieure. En arrière-plan on distingue un ciel sombre à la place du mur du fond de la pièce. C’est donc à la fois une scène d’intérieur et d’extérieur. Il y a correspondance entre les couleurs du décor et celles des personnages : le rouge du vêtement de la femme est identique à celui du mur, la veste sombre de l’homme s’accorde avec la couleur foncée du ciel-mur en arrière plan. Les draps blancs qui recouvrent les têtes des amants renvoient à la couleur identique du plafond et de la corniche. Les tenues vestimentaires correspondent à la mode vestimentaire de la date de création du tableau (1928). L’homme porte veste et cravate noires sur une chemise blanche avec col à rabats courts et rapprochés : col anglais (tab collar) mis à la mode par le prince de Galles, Edouard VIII, dans les années 20. La femme porte une robe ou un chemisier, en tissu léger, sans manches, rouge à liserés blancs, découvrant ainsi le haut de son bras droit, seule partie visible du corps dans tout le tableau. On peut déduire que c’est une tenue d’été. Ces vêtements classent le couple dans la catégorie de la bourgeoisie. L’homme est légèrement plus grand que la femme qui  lève imperceptiblement la tête vers son partenaire.

 

Eclairer en cachant

3) Le point central du tableau se trouve sur la joue gauche de l’homme, là ou est projeté l’éclairage rasant, venant d’une source lumineuse artificielle froide, extérieure au tableau, en bas à droite, à la façon d’un projecteur de théâtre. L’éclairage rasant provoque du clair-obscur, soulignant le relief et la texture des étoffes qui enveloppent les têtes des amants. Ainsi le point d’union des amants, le baiser, est dans l’ombre, ainsi que la joue droite de la femme. La lumière crue destinée à montrer mieux, cache au contraire l’essentiel : le contact charnel, lui même empêché par l’étoffe enveloppante. L’effet est théâtral, dramatise la scène et met le spectateur devant ce que Magritte appelle « le visible caché ». .


Interprétation :

 

Le spectateur en voyeur déçu ?

1) Le spectateur, qui assiste grâce au cadrage à une scène d’intimité du couple, se ressent pourtant comme « un voyeur » insatisfait car il devine le baiser mais ne le voit pas. Les étoffes cachent les visages et l’identité du couple qu’on imagine jeune, d’après sa posture droite, dynamique et la peau ferme et lisse de la femme. Le spectateur a envie de soulever les tissus et de voir les visages de ces « fantômes ». Magritte, et les surréalistes en général, se plaisaient aux jeux de masques et admiraient beaucoup Fantômas, personnage masqué inquiétant et mystérieux, créé par Souvestre et Allain et popularisé au cinéma par Louis Feuillade, une des sources d’inspiration du tableau.

 

Du théâtre tragique ou du cinéma fantastique ?

2) Les couleurs sont à dominantes froides (des dégradés de blancs et de gris, du noir, du bleu sombre) réchauffées par le rouge de la robe et du mur. Le rouge et le noir sont symboliquement les couleurs de la passion et de la mort : Eros et Thanatos. Les drapés sur la tête des amants font penser aux draps des fantômes ou aux linceuls des morts. Le décor est étrange car il est « un dedans-dehors » fantastique : entre deux espaces, un ciel ténébreux et une chambre bourgeoise qui paraît bien vide. On dirait un décor de théâtre tragique qui joue sur l’illusion ou une scène de cinéma fantastique avec trucage de l’arrière plan.

 

Un Baiser voilé

3) Ce baiser énigmatique intrigue, inquiète et fascine. Les têtes drapées ressemblent à des sculptures de marbre à cause des reliefs, accentués par la lumière rasante. Ces têtes sculpturales posées sur des corps vivants déroutent. Des symboles inquiétants placent le couple entre l’apparence de la vie et celle de la mort, entre l’amour physique et son interdit. Le titre du tableau n’est pas « Le Baiser » mais « Les Amants » dont Magritte fera une série de quatre la même année. Ce titre suggère peut-être un amour caché, interdit par la mentalité bourgeoise, et ce couple fait visiblement partie de cette catégorie sociale. On a beaucoup interprété ce tableau en se référant à la mère noyée de Magritte, retrouvée le visage recouvert d’une étoffe. Il s’en irritait beaucoup. Il préférait peindre « des images qui évoquent le mystère du monde » et pensait que « Celui qui regarde le tableau représente le tableau ». Cependant, comme ce baiser voilé est énigmatique et attirant, on se perd quand même en conjectures sur les significations du tableau. L’amour aveugle ? L’amour étouffe ? Pour vivre heureux, vivons cachés ?

Quand on s’aime, peu importe l’apparence ?  Le féminin et le masculin indifférenciés ? Plus une œuvre est réussie, plus elle est riche et ouverte aux interprétations. Ce baiser est bien un baiser surréaliste.