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jeudi 24 novembre 2022

Ce que dit la Bouche d’ombre, Les Contemplations Livre 6 de V. Hugo, commentaire de poème

 

Ce que dit la Bouche d’ombre, 

Les Contemplations de V. Hugo


 

Les Contemplations Livre 6 (1855) de Victor Hugo

« Ce que dit la Bouche d'Ombre »

Voir le texte ICI

de "L’homme en songeant descend au gouffre universel" à "Tout est plein d’âmes."

 

Chef de file du mouvement romantique, Victor Hugo attribue au poète le rôle d'un prophète visionnaire, intermédiaire entre l'homme et Dieu. Marqué par son exil à Jersey et la mort accidentelle de sa fille Léopoldine, il se tourne vers une inspiration métaphysique après avoir un temps cessé d'écrire, terrassé par le chagrin. Dans le recueil poétique des Contemplations, paru en 1855, il exprime son désir fou de percer le secret de la vie et de la mort. A la fin du recueil, il fait parler la mystérieuse Bouche d'Ombre qui délivre un message d'espoir. En quoi ces vers révèlent-ils une vision du monde et de la création ? Après avoir examiné la prosopopée de la Bouche d'Ombre, on verra comment s'organise une conception panthéiste de la création.

 

I) Une prosopopée énigmatique

 

A) Une rencontre insolite

 

- Après un premier vers à valeur de vérité générale : «  L'homme en songeant descend au gouffre universel. », la première personne du singulier apparaît qui est le « je » du poète. L'ancrage spatial est précis « Rozel » et « A l'endroit où le cap se prolonge en presqu'île. » Ces indications géographiques sont bien en rapport avec le lieu d'exil de Victor Hugo.

 

- La rencontre arrive soudainement, après deux alexandrins descriptifs au rythme calme et lent mimant l'errance du promeneur au bord de la mer : « Le spectre m'attendait ». La césure à l'hémistiche est fortement marquée par le point virgule et le contre-rejet « l'être sombre et tranquille » insiste sur les caractéristiques de cet étrange personnage. Les articles définis « le spectre […] l'être » sans référent antérieur intriguent le lecteur car ce personnage lui est inconnu alors qu'il semble familier à l'auteur. Sa description et son comportement sont très étranges et même contradictoires : les termes « spectre » et « sombre » sont inquiétants et renvoient au lexique de la mort en opposition avec l'adjectif « tranquille » qui le définit aussi.

 

- La manière de prendre contact est des plus surprenantes et des plus violentes sans que le procédé paraisse affoler le poète : « Me prit par les cheveux dans sa main qui grandit, /M'emporta sur le haut du rocher, et me dit : ». On entre alors dans un registre fantastique avec la métamorphose du spectre avec « sa main qui grandit » et une sorte d'épiphanie du poète « emport[é] sur le haut du rocher » comme pour échapper « au gouffre universel » du premier vers et prendre de la hauteur de vue.

 

B) Un monologue didactique

 

- Le discours de l'être est très structuré et de type déductif. D'abord, il pose un principe « Tout parle », ensuite il l'illustre par une série d'exemples où sont représentés tous les règnes de la nature et tous les éléments : « Le brin d'herbe […] l'orage […], le rocher […] la mouche, etc. ».

- Tout le discours est relancé par des questions oratoires anaphoriques : « Crois-tu ? » qui semblent autant de démentis à l'ignorance et aux fausses interprétations de l'homme sur le monde créé. Le poète est aussi apostrophé en tant que représentant de l'humanité ignorante : « Et maintenant, homme, sais-tu pourquoi ».

- Enfin, l'explication finale est donnée en parallèle à la phrase initiale : « tout vit ».

 

Ainsi, le spectre apparaît comme un ange de la mort qui attendait le poète pour entrer en communication avec lui. C'est le messager du secret divin de la Vie et de la Mort. Cette rencontre insolite vient littéralement arracher le poète à son errance solitaire et morose et il reçoit une révélation. On notera la proximité du dolmen, pierre magique par excellence. Mais si le message peut être résumé par : « Tout parle parce que tout vit », il est nécessaire d'éclaircir ce mystère.

 

 Dessin de Victor Hugo : le dolmen

 

II) Une conception panthéiste de la création

 

A) Le chant du monde

 

- Les verbes de parole et d'expression abondent pour dire le chant du monde : « sonner la forêt, rugir, gémit ou chante, parle, balbutie, bégayer, tout dit quelque chose » ainsi que les termes connotant une manifestation sonore : « l'éternel murmure, la voix, joueur de flûte, une vapeur de bruit, une parole, sa rumeur, le tumulte suprême ». Les allitérations en consonnes vibrantes viennent illustrer ce concert de la nature en roulements : « L'orage, le torrent roulant de noirs limons » ou en sifflements : « Sa rumeur des frissons du lyet de la rose,/De la foudre, des flots, des souffles du ciel bleu ».

 

- Tous les règnes sont convoqués dans cet orchestre : « la fleur, le rocher, la mouche, l'homme » et tous les éléments : « vents, ondes, flammes, limons ». La nature est personnifiée : elle ne balbutie pas, n'a pas la langue épaisse mais parle à Dieu.

 

- Mais ce chant universel n'est pas simple bruit car « Une pensée emplit le tumulte superbe ». Dieu anime chaque chose et lui donne vie et sens. C'est en quoi Hugo présente une vision panthéiste du monde.

 

B) le dessein de Dieu et le mystère de la mort et de la vie

 

- Si toute la création s'exprime, c'est qu'elle dialogue avec Dieu, le grand architecte de l'univers par qui « la forme sort du nombre » car « Dieu n'a pas fait un bruit sans y mêler le Verbe ». Le Verbe en question est la parole créatrice de la Bible et le nombre correspond aux grandes lois physiques de l'univers. La création ne relève pas du hasard mais du projet divin car « Dieu [ne se serait pas] dans son immensité / Donné pour tout plaisir, pendant l'éternité, / D'entendre bégayer une sourde-muette ».

 

- C'est pourquoi la mort n'existe pas car « Crois-tu que le tombeau, d'herbe et de nuit vêtu / ne soit rien qu'un silence ? »« Le gouffre universel » ou « l'abîme » ne sont pas le néant que l'on croit : « Non, l'abîme est un prêtre et l'ombre est un poète ». Voilà la grande révélation : la Nature a besoin d'interprètes qu'ils soient sacrés comme le prêtre ou inspirés comme le poète. Ceux-là pourront faire comprendre le dessein de Dieu qui est de créer la Vie, uniquement la Vie, dans un dialogue permanent et intelligent avec sa création. D'où l'emploi des verbes qui vont de l'illusion à la connaissance : « T'imaginais-tu, Crois-tu, te figures-tu, sais-tu ». Cette création dans sa diversité est une et solidaire et participe du principe divin.

 

- Ainsi le poème même de Hugo est manifestation de cet échange, en même temps que révélation. D'où l'aspect incantatoire de ses vers, avec les anaphores interrogatives : « Crois-tu ? », les énumérations : « Le brin d'herbe, la fleur, l'élément », les parallélismes de construction : «  tout est une voix et tout est un parfum ». Les rimes suivies, majoritairement, participent de cette sorte de litanie poétique et sacrée, ainsi que le choix de l'alexandrin au rythme ample et majestueux, parfois coupé par des rejets et des contre-rejets pour ménager des effets de surprise : «  Tout parle. Et maintenant, homme, sais-tu pourquoi / Tout parle ? Ecoute bien. C'est que vents, ondes, flammes /Arbres, roseaux, rochers, tout vit ! ». L’avant dernier vers est un octosyllabe qui fait l'effet de la pointe finale, marquée par l'enthousiasme du point d'exclamation.

 

Le poète est donc le passeur majeur qui dans son propre verbe va rendre le monde intelligible et délivrer le message d'espoir de Dieu et révéler que son Esprit est dans tout, ce qui fait de la création une Unité solidaire. La mystérieuse Bouche d'Ombre qui s'exprime par le spectre délivre à l'humanité un message d'espoir et de vie que le poète traduit par une conception panthéiste du monde, où tout est animé et en relation, où la mort n'est qu'une illusion et où tout est langage et dialogue entre les créatures et Dieu. Hugo préfigure déjà les fameuses correspondances de Baudelaire quand il écrit : « tout est une voix et tout est un parfum » qui renvoie à « Les parfums, les couleurs et les sons se répondent ». Les poètes se font mystiques et déchiffreurs du mystère de la création.


Portrait de Victor Hugo par Léon Bonnat

 

Céline Roumégoux

 

Tous droits réservés

jeudi 2 juin 2022

Le Roman de la Rose de Guillaume de Lorris

 Le locus amoenus  (lieu agréable)

La fin’amor dans le verger de Déduit :

Dame Oiseuse  invitant l’Amant

 à entrer dans le verger de Déduit. 



Le jardin de Déduit, enluminure, manuscrit sur parchemin in Roman de la Rose, copié et enluminé par Master of the Prayer books (maître enlumineur anonyme en Flandre) pour Engelbert II de Nassau, Bruges, fin XVe siècle,

255 × 190 mm, collect. Harley MS 4425, f. 12 v, British Library, Londres,

Un des manuscrits de Le Roman de la Rose  de Guillaume de Lorris, XIIIe siècle.


La première partie du Roman de la Rose fut écrite en 4058 vers octosyllabiques, par Guillaume de Lorris vers 1230-1235, et le poème resta inachevé à sa mort. Le roman commence ainsi : « Voici le Roman de la Rose, / Où l’art d’Amour est toute enclose. »

C’est le songe du poète. Un matin de mai, il va se promener dans la campagne ; il se trouve soudain devant le haut mur d'un verger. La porte en est ouverte au jeune homme par Oiseuse (Oisiveté) qui le conduit à un verger. Là, les oiseaux chantent, il y a une douce  musique : Déduit (le Plaisir), Liesse, Beauté, Richesse, Courtoisie, et d'autres personnages allégoriques se divertissent, tous richement vêtus. 


"Ce Roman qui va commencer : 

Ci est le roman de Rose 

Où l'art d'Amour est toute enclose. 

La matière de ce Roman 

Est bonne et neuve assurément;

 Mon Dieu! que d'un bon œil le voie 

Et que le reçoive avec joie

 Celle pour qui je l'entrepris; 

C'est celle qui tant a de prix 

Et tant est digne d'être aimée, 

Qu'elle doit Rose être nommée.

 Il est bien de cela cinq ans;

 C'était en mai, amoureux temps 

Où tout sur la terre s'égaie;

 Car on ne voit buisson ni haie

 Qui ne se veuille en mai fleurir 

Et de jeune feuille couvrir. 

Les bois secs tant que l'hiver dure 

En mai recouvrent leur verdure."


Voici le Dieu d'Amour, entouré de sa cour : Doux Regard, Simplicité, Franchise, Beau Semblant. Le poète se laisse charmer par cette ambiance et soudain, il tombe en extase devant une rose d'une merveilleuse beauté. Amour lui décoche alors ses flèches. Le poète, devenu l'Amant, n'a plus  qu’un désir, celui de cueillir la rose. 




Mais les obstacles s’annoncent nombreux : Jalousie, Papelardise (hypocrisie), Danger, Male-Bouche (médisance). L’Amant ne termine pas sa quête. Cette première partie est une sorte de synthèse poétique de la fin'amor, un art d’aimer subtil, inspiré d’Ovide, mais magnifié par la lyrique courtoise.

Cette grande enluminure du XVe siècle occupe tout un folio du manuscrit belge qui comporte 4 grandes miniatures et 88 petites. Elle représente l’entrée du poète dans le jardin de Déduit qui, au Moyen Age, s’appelait le lieu agréable (locus amoenus),  jardin clos de type monastique (hortus conclusus) dédié à la Vierge, selon les mots du Cantique des Cantiques, 4,12 :

« Tu es un jardin fermé, ma sœur, ma fiancée, / Une source fermée, une fontaine scellée. ». 


Virgile, « Orphée et Eurydice » et Christine de Pisan, « Léandre et Héro », étude comparative

 Etude comparative des textes de Virgile et Christine de Pisan

Les amants face à la mort

Virgile, « Orphée et Eurydice », in Les Géorgiques, livre IV,  « Les abeilles » (29 av. J.-C.).

 Virgile (70 av. J.-C. - 19 av. J.-C.), grand poète latin, écrit, d’après une commande de Mécène et sous l’ordre d’Auguste, les quatre livres poétiques des Géorgiques (signifiant en grec : travailleurs de la terre) pour redonner aux Romains le goût de l’agriculture et de l’élevage mis à mal par les guerres civiles. Dans le livre IV, il évoque le mythe d’Orphée et Eurydice pour expliquer l’origine de la disparition des abeilles. Protée, doté du don de prophétie, explique à Aristée, héros lié à l’élevage, que si ses abeilles meurent c’est parce qu’il a provoqué involontairement la mort de la nymphe des arbres, Eurydice, en la poursuivant de ses assiduités. Dans sa fuite, elle n’a pas vu un serpent qui l’a piquée mortellement au pied. Orphée, son époux, le célèbre musicien et poète, prince de Thrace, accablé de douleur, charme les dieux des Enfers grâce à son chant et à sa lyre d’exception. Il obtient la faveur d’aller la chercher. Il doit la ramener, sans se retourner pour la regarder, vers le monde des vivants.

 On verra dans l’extrait suivant pourquoi il échoue. Quant à Aristée, s’il veut retrouver ses abeilles, il devra faire des sacrifices expiatoires pour apaiser l’âme irritée d’Eurydice. Si c’est bien Virgile qui a développé le récit de la descente aux enfers d’Orphée, ce mythe était déjà évoqué par les Grecs, Euripide, puis Platon, entre autres. Victor Hugo (à l’âge de 15 ans) a traduit ici Virgile en alexandrins. On observera la progression tragique de cette sortie des Enfers. On étudiera l’expression des sentiments du couple séparé à jamais, malgré la puissance magique de la musique. On s’interrogera sur les significations du mythe.



Poynter, Edward John, peintre néoclassique anglais (1836-1919),

« Orphée et Eurydice » (1862).

Huile sur toile, 550 cm × 385 cm, collection privée.

D’après Les Géorgiques de Virgile, Antiquité.


Et Cerbère étonné courbe sa triple tête.
Enfin il [Orphée] ramenait l'objet de son amour,
Qu'il ne devait revoir qu'en revoyant le jour ;
Soudain ... (Ce tendre amour, dont  il n'est plus le maître,
Aurait fléchi l'enfer si l'enfer eut pu l'être).
Troublé, prêt de sortir de l'infernale nuit,
Il s'arrête, il regarde... hélas ! tout est détruit.
Trois fois d'un bruit affreux retentit le Tartare.
Ah ! s'écrie Eurydice, un coup d'œil nous sépare,
Cher époux ? qu'as-tu fait ? quel dieu nous a perdus ?
L'enfer s'est ébranlé sous  mes pas éperdus,
Le destin me rappelle en ce séjour terrible ;
Je sens mes yeux nager dans un sommeil horrible...
En vain je tends les bras... les gouffres sont rouverts...
Orphée ! adieu ... j'expire, hélas ! et tu me perds !...
Soudain, vapeur légère, elle s'enfuit dans l'ombre,
Orphée en vain lui parle, en vain cherche son ombre,
Il ne la revoit plus, et le cruel Caron
Le repousse des bords de l'avare Achéron.
Alors, pleurant deux fois une épouse ravie,
Que faire ? où fuir ? comment traîner sa triste vie ?
Comment fléchir la Parque[ et les dieux infernaux ?

 

Virgile, Les Géorgiques, livre IV, « Les abeilles » (Ier  siècle av. J.-C.), traduction du latin par Victor Hugo (1817).



 Cerbère : chien à trois têtes, féroce gardien des Enfers dans la mythologie grecque.

 Tartare : lieu le plus profond et le plus terrible des Enfers où sont enfermés les plus grands criminels.

 Caron : Caron ou Charon  est un vieillard effrayant, nocher des Enfers, faisant  passer avec sa barque, sur le fleuve Achéron, les âmes des défunts vers le séjour des morts, à condition qu’ils s’acquittent d’une obole (péage).

 La Parque : primitivement, les Romains ne connaissaient qu’une Parque, Nona, qui symbolisait la destinée, c’est sous l’influence des Moires grecques qu’ils adoptent l’idée des trois Parques (naissance, vie et mort).

 

 Christine de Pisan, « Léandre et Héro », 3e ballade dans les Cent ballades (entre 1395- 1400).

 Christine de Pisan ou Pizan (1364-1430), née à Venise, fut la première femme à vivre de sa plume, en tant que copiste et écrivaine. Veuve à 26 ans, ayant charge de famille, elle compose plus de 300 ballades d’inspiration amoureuse. La 3e ballade est tirée d’une histoire grecque. Elle comporte 3 huitains et un envoi en quatrain (en décasyllabes sur trois rimes, en ancien français).

Léandre, jeune Grec d’Abydos était aimé de Héro, prêtresse d’Aphrodite à Sestos, sur les bords de l’Hellespont. Pour aller voir Héro en secret, Léandre traversait tous les soirs l’Hellespont à la nage. Léandre se noya pendant une tempête. Il fut jeté par la mer au pied de la tour de Héro. L’apercevant sans vie, elle se précipita dans le vide et se tua. La ballade de Christine de Pisan est partagée entre une mise en garde contre les excès de la passion amoureuse et une nostalgie des exploits d’amour.



Taillasson, Jean-Joseph, peintre néo-classique français (1745-1809),

« Léandre et Héro » (1798).

Huile sur toile, 253 × 318 cm, Bordeaux, musée des Beaux-Arts,

 D’après Les Héroïdes d’Ovide, Antiquité.


 

Quand  Léandre traversait la mer salée,

Non pas sur un  navire ou autre bateau,

Mais tout à la nage, de nuit, en secret,

Il entreprenait cette  périlleuse traversée

Pour la belle Héro au clair visage,

Qui demeurait au château d’Abidonne,

De l’autre côté, assez près du  rivage ;

Voyez comment l’amour mène les amants !

 

Ce bras de mer, que l’on nommait Hellé,

Souvent le traversait ce noble intrépide

Pour voir sa dame et pour que soit caché

Cet amour où son cœur était en gage.

Mais le destin qui fait tant de violences

Et accable de malheurs tant de bonnes personnes

Fit dans la mer un tempétueux orage.

Voyez comment l’amour mène les amants !

 

Dans cette mer qui était profonde et large

Fut Léandre noyé, ce fut un drame,

Dont la belle fut si fort navrée

Que dans la mer elle sauta sans chercher à se préserver.

Ainsi moururent-ils d’une même ardeur.

Considérez cela, sans que je fasse davantage la leçon,

Tous les amoureux pris de fureur amoureuse.

Voyez comment l’amour mène les amants !

 

Mais je me doute que perdu est l’usage

D’ainsi aimer quelqu’un à en  mourir ;

Mais le grand amour fait un fou du plus sage.

Voyez comment l’amour mène les amants !

 

 Christine de Pisan, « Léandre et Héro », 3e ballade dans les Cent ballades (entre 1399 et 1402), adaptation en français moderne par Céline Roumégoux.

 

 

La ballade : d'abord chanson médiévale à danser (du latin ballare qui signifie danser et se dit baller en ancien français). Poème à forme fixe à partir du XIVe siècle, avec trois strophes terminées par un refrain, suivies d’un envoi qui est une demi-strophe, souvent dédié à quelqu'un (forme héritée du canso occitan). Les vers sont octosyllabiques ou décasyllabiques, les strophes des huitains ou des dizains.

 L’Hellespont : Détroit des Dardanelles, entre l’Europe et l’Asie. Léandre le traversait dans sa partie la plus étroite, environ 1,3 km.

 La traversé de l’Hellespont : Le poète anglais Lord Byron fit cette traversée à la nage en 1810. C’est dire l’engouement pour ce mythe à l’époque romantique.


Le couple uni ou désuni dans la mort : étude comparative

Des récits poétiques

1. Dans le poème de Virgile, la situation initiale est exposée sur trois vers : Orphée ramène Eurydice des Enfers, face à Cerbère « étonné ». Amorcé par l’adverbe « soudain », qui ouvre le quatrième vers, l’élément perturbateur n’est révélé que trois vers plus loin : « Il s’arrête, il regarde… ». Orphée a enfreint l’interdit et le drame inévitable se poursuit, raconté étape par étapes : le triple cri du Tartare, les lamentations d’Eurydice, et enfin, sa disparition, annoncée par le retour de l’adverbe « soudain ». La situation finale correspond aux interrogations tragiques d’Orphée.

Dans la ballade de Christine de Pisan, la situation initiale est exposée dans le premier huitain tandis que l’élément perturbateur n’intervient qu’un vers avant la fin du deuxième huitain : « Fit dans la mer un tempétueux orage ». Dans le troisième huitain, les péripéties sont brèves : « Fut Léandre noyé » et « dans la mer elle sauta ». La situation finale est résumée dans cette même strophe. L’ultime quatrain fait état des réflexions de l’auteur sur l’événement.

Le poème le plus subjectif est sans doute celui de Virgile, traduit par Victor Hugo au moyen de nombreux adjectifs d’appréciation (modalisateurs) : « affreux », « terrible », « horrible », « cruel ». Christine de Pisan compose un poème plus narratif qui, après avoir exposé la situation initiale, va droit aux faits sans s’appesantir sur les différentes étapes du drame. Le poème sans strophe de Virgile favorise une progression lente et régulière du récit tandis que la ballade, par sa structure plus marquée, permet une accélération finale des événements.

Le drame de la séparation

2. Dans « Orphée et Eurydice », la phrase qui résume le drame de la séparation est : « hélas ! tout est détruit », placée en anticipation (prolepse)  au début du poème avant la confirmation finale : « Il ne la revoit plus ». Dans « Léandre et Héro », celle qui condense l’issue tragique de l’histoire est : « Ainsi moururent-ils d’une même ardeur » (dernier huitain). Des indices  annoncent cependant cette conclusion : « Mais le destin qui fait tant de violences/ Et accable de malheurs tant de bonnes personnes. » Dans les deux poèmes, l’issue étant connue d’avance, l’important pour le poète consiste à frapper l’esprit du lecteur.

Qui parle ?

3. Les marques de l’énonciation personnelle sont exclusivement réunies dans le poème de Christine de Pisan : grâce au vers-refrain « Voyez comment l’amour mène les amants ! », elle s’adresse directement au lecteur à l’impératif. Elle emploie la première personne du singulier dans le dernier huitain et dans l’envoi pour formuler des réflexions à valeur didactique. En effet, elle met en garde contre les dangers de la passion tout en regrettant paradoxalement que les amants de son époque ne meurent plus d’amour.

Dans le poème de Virgile, le point de vue adopté est celui d’un narrateur extérieur, mais la parenthèse du troisième vers signale un commentaire personnel de l’auteur. Il fait parler Eurydice au style direct et Orphée au style indirect libre à la fin du poème.

Le registre dominant du poème de Virgile est le tragique tandis que celui de Christine de Pisan est davantage didactique.

Les dangers du Tartare

4. Dans le poème de Virgile, les éléments mythologiques en rapport avec les enfers et la mort abondent : Cerbère, le chien à trois têtes, le Tartare, le fleuve Achéron que le nocher Caron fait traverser aux défunts, la Parque qui coupe le fil de la vie. Ils représentent les dangers qui menacent le couple qui a osé défier la mort. Des épithètes homériques leur sont souvent associées : « cruel Caron » ou « avare Achéron ». Le lexique de l’inflexibilité est présent : « le cruel Caron/ Le repousse », « Comment fléchir la Parque ». Le rythme est heurté, irrégulier, en lien avec les événements dramatiques narrés : « Que faire ? où fuir ? comment traîner sa triste vie ? » Les questions oratoires amplifient l’effet dramatique. Les allitérations en [f] imitent les bruits sifflants du Tartare : « Trois fois d’un bruit affreux retentit le Tartare ». Ces procédés sont destinés à susciter la terreur et la pitié du lecteur.

La mer périlleuse

5. Les obstacles qui séparent les amants dans « Léandre et Héro » sont la mer et l’orage. La première est décrite de manière précise et objective : « mer salée », « bras de mer, que l’on nommait Hellé », « cette mer qui était profonde et large ». L’orage, qualifié de « tempétueux », provoque la noyade de Léandre. La poétesse formule un simple constat et le drame arrive sans transition. Son intention n’est pas de dramatiser la scène mais de raconter la passion amoureuse pour en montrer les dangers, mais aussi les vertus.

Comment se dire adieu

6. La réaction face à la mort de l’amant est traitée différemment : par des discours dans le poème de Virgile, par une action dans celui de Christine de Pisan. Orphée survit à Eurydice et se lamente. Héro, quant à elle, rejoint Léandre dans la mort en sautant dans la mer du haut de sa tour, sans parler. Virgile insiste sur l’impossibilité de vaincre la mort par l’amour. Christine de Pisan montre que la mort permet de réunir les amants.



Joachim du Bellay, « Ces cheveux d’or sont les liens, Madame » et Étienne Jodelle, « Amour vomit sur moi sa fureur et sa rage » comparaison de sonnets sur le thème des cheveux

 

Le motif des cheveux : symbole du lien amoureux et érotique



Botticelli peint la naissance de Vénus entre 1484-85.

 


  Joachim du Bellay, « Ces cheveux d’or sont les liens, Madame », sonnet X in L’Olive (1549).

 

Joachim du Bellay (1522-1560), cofondateur de la Pléiade avec son ami Ronsard, est un poète militant de la langue française. Très érudit, il entreprend de défendre et d’enrichir la langue française pour qu’elle rivalise et surpasse le latin in Défense et illustration de la langue française (1549). La même année, il publie L’Olive, anagramme de Mlle de Viole, son inspiratrice. C’est le premier recueil de sonnets français inspirés du Canzoniere de Pétrarque.

Il reprend le mythe de la création du monde par Amour, selon Hésiode, et les idées néoplatoniciennes de Marsile Ficin : l'amour de la beauté terrestre traduit l’aspiration sublime de l'âme, prisonnière ici-bas, vers la beauté divine et idéale. Les cheveux blonds, attributs du dieu solaire Apollon et d’Aphrodite, sont admirés, comme au Moyen Age avec Iseut la blonde. Les cheveux féminins étaient considérés par l’Eglise comme objet de tentation et il était sacrilège d’en faire la louange.

 

Ces cheveux d’or sont les liens Madame,
Dont fut premier ma liberté surprise,
Amour la flamme autour du cœur éprise,
Ces yeux le trait, qui me transperce l’âme.

Forts sont les nœuds, âpre, et vive la flamme,
Le coup, de main à tirer bien apprise,
Et toutefois j’aime, j’adore, et prise
Ce qui m’étreint, qui me brûle, et entame.

Pour briser donc, pour éteindre, et guérir
Ce dur lien, cette ardeur, cette plaie,
Je ne quiers fer, liqueur, ni médecine,

L’heur, et plaisir, que ce m’est de périr
De telle main, ne permet que j’essaie
Glaive tranchant, ni froideur, ni racine.

Joachim du Bellay, « Ces cheveux d’or sont les liens Madame » sonnet X in L’Olive (1549).



 Premier : d'abord.

Flamme : sentiment amoureux.

 Eprise : allumée.

 Trait : flèche.

 Prise : apprécie.

 Quiers : forme du verbe «quérir», «chercher».

 Médecine : remède, qui serait une «racine» (vers 14).

 Heur : bonheur.


Étienne Jodelle, « Amour vomit sur moi sa fureur et sa rage », sonnet IX in Les Amours (1574  éd. posth.).

 

Étienne Jodelle (1532-1573) se fit remarquer en 1553 en créant avec succès, devant Henri II, la première tragédie française en vers à l’antique, Cléopâtre captive. Ses dons de dramaturge lui permirent de rejoindre la Pléiade de Ronsard. Il fréquenta assidûment le salon de la maréchale de Retz, Catherine de Clermont, qui passe pour lui avoir inspiré les sonnets de ses Amours. On l’a appelé « le poète de l’amour noir » à cause de la violence des images qu’il utilise pour traiter le sentiment amoureux. Il s’écarte ainsi de la convention du sonnet pétrarquisant un peu mièvre. Il exige ici un gage d’amour, dont les cheveux sont le symbole.

Amour vomit sur moi sa fureur et sa rage,
Ayant un jour du front son bandeau délié,
Voyant que ne m’étais sous lui humilié,
Et que ne lui avais encore fait hommage :

Il me saisit au corps, et en cet avantage
M’a les pieds et les mains garroté et lié :
De l’or de vos cheveux plus qu’or fin délié,
Il s’est voulu servir pour faire son cordage.

Puis donc que vos cheveux ont été mon lien,
Madame, faites moi, je vous prie, tant de bien,
Si ne voulez souffrir que maintenant je meure,

Que j’aie pour faveur un bracelet de vous,
Qui puisse témoigner dorénavant à tous,
Qu’a perpétuité votre esclave demeure.

Étienne Jodelle, « Amour vomit sur moi sa fureur et sa rage », sonnet IX in Les Amours (1574  éd. posth.).



 Du front son bandeau délié : le poète ayant dénoué de son front le bandeau de l’amour. En réalité, on représente l’amour avec les yeux bandés, et non le front, pour dire que l’amour est aveugle.

 Délié : délicat.

 Souffrir : supporter, tolérer.

 Demeure : je demeure : les pronoms personnels sont souvent omis en poésie à la Renaissance.


Les cheveux de la dame 



Portrait de jeune femme
, atelier de Sandro Botticelli,
début des années 1480.



1. Le sujet principal des quatrains du sonnet de Du Bellay sont « Ces cheveux », associés successivement à des « liens » et à des « nœuds ». Ce dernier terme, polysémique, dénote à la fois les liens matériels (enlacement des cheveux) et les liens affectifs (attachement entre des personnes).

Dans le sonnet de Jodelle, l’« Amour » personnifié est le sujet principal des quatrains. Du Bellay envisage d’emblée le motif des cheveux, conformément au titre de son poème, alors que Jodelle n’y fait référence qu’au septième vers du huitain.

Dans les tercets des deux sonnets, les poètes évoquent les conséquences des liens amoureux présentés dans les huitains, à savoir les liens amoureux. « Pour briser donc »/ « Puis donc », sont les conjonctions marquant la « volta » ou « charnière » du sonnet.

Ainsi, Du Bellay fait allégeance à la dame et capitule devant son emprise, symbolisée par ses cheveux : « L’heur, et plaisir, que ce m’est de périr ». En revanche, Jodelle réclame en gage d’amour « un bracelet » fait des cheveux de la dame : symbole visible de son attachement, au sens propre comme au figuré.


Comment s’adresser à l’aimée ?


2. Dès le premier vers du sonnet, Du Bellay s’adresse à sa dame par une apostrophe à la rime : « Madame ». Par délicatesse, il n’emploie aucun déterminant possessif et recourt seulement aux démonstratifs : « Ces cheveux/ ces yeux/ ce dur lien/ cette plaie ».

Jodelle n’adresse sa dame qu’au septième vers du huitain : « vos cheveux » et multiplie ensuite les invocations dans le sizain : « Madame/ je vous prie/ un bracelet de vous/votre esclave » Si Jodelle se montre le plus loquace, il ne semble pour autant pas le plus épris : il se montre exigeant et presse sa dame d’accéder à ses demandes.


L’amour en trois images selon Du Bellay


3. Pour caractériser son amour, Du Bellay entrecroise trois images dans le sonnet : les liens des cheveux, la flamme de la passion amoureuse, et la flèche d’amour (« le trait »), lancée par les yeux de l’aimée, qui atteint le poète transi. Elles sont résumées dans deux vers au rythme ternaire : « Ce qui m’étreins, qui me brûle et entame » et « Ce dur lien, cette ardeur, cette plaie ». L’image qui domine est la dernière : elle clôt le sonnet : « périr/ De telle main ». La dame est assimilée à Cupidon-Éros, habile à décocher ses flèches. De fait, le poète succombe avec « heur et plaisir ».


Jodelle ou l’amour-dragon


4. Dans les quatrains du sonnet de Jodelle, l’amour est personnifié (ou animalisé) et s’éloigne du code galant de l’époque. Dès le premier vers, l’amour est assimilé à un monstre en colère (nombreuses allitérations en sifflantes : « v/ s/ f/ ge »), à une sorte de dragon qui « vomit » au lieu de cracher du feu. L’image est volontairement choquante pour dénoter la force sauvage de l’amour quand il s’empare d’un cœur jusque-là fermé. Au deuxième quatrain, Amour se change en bourreau : il se saisit du corps de l’amant et lui ligote les mains et les pieds avec les cheveux de sa belle. Cette image très réaliste et outrée peut prêter au rire : en effet, la mode baroque commence à influencer la poésie de l’époque


La soumission d’amour


5. Les deux poètes réinvestissent le thème courtois de l’amant captif et martyr, lié ici par les cheveux (« dur lien », « cordage ») de sa belle et blessé par l’amour (« le trait », «  périr », « que je meure »). Contrairement à Du Bellay, Jodelle n’emploie pas l’image de la flèche d’amour mais se contente de la seule métaphore filée des cheveux. La chevelure, symbole de la féminité, est érotisée par ce dernier qui réclame un bracelet de cheveux de sa belle. Dans les deux sonnets, les cheveux de l’aimée sont « d’or », la blondeur faisant partie des canons de beauté de l’époque, attribut du dieu solaire Apollon et de la déesse de l’amour, Vénus.

Chez Du Bellay, les allusions à « la liqueur », que l’amant refuse de prendre comme « contrepoison » à l’amour, rappellent le philtre d’amour bu par Tristan et Yseut, qui les unit à jamais. Seul Du Bellay évoque discrètement la main et les yeux de sa belle, sans les décrire. Le corps de la femme est donc évoqué principalement par le biais sa  chevelure. Ce thème sera notamment repris par Baudelaire (« Un Hémisphère dans une chevelure » et par Maeterlinck (« Pelléas et Mélisande »).


Le sonnet : une forme poétique privilégiée pour « dire l’amour »

 

Publié dans « L’Olive » (1549), le premier recueil de sonnets français, le poème de Du Bellay recourt à des décasyllabes et une disposition de rimes selon le schéma ABBA – ABBA/ CDE – CDE. Il ne respecte pas l’alternance des rimes masculines et féminines. Jodelle, pour sa part, emploie des alexandrins et le schéma marotique ou italien des rimes ABBA – ABBA/ CCD – EED. Il respecte l’alternance des rimes féminines et masculines. Dans les deux sonnets, le mot « lien » est en diérèse, ce qui signale l’importance du terme.

Le sonnet de Du Bellay, plus léger par ses décasyllabes, plus traditionnel dans ses images et l’adresse à la dame, relève du registre de la lyrique courtoise. Celui de Jodelle recourt à des vers plus longs, des images violentes, à la fois fantastiques et réalistes. Plus difficile à classer, il annonce l’esthétique baroque. 


Gérard de Nerval, « Une allée du Luxembourg » et Victor Hugo, « Elle était déchaussée, elle était décoiffée » : commentaire comparé

 La rencontre amoureuse



The Lily Pond, par Charles Courtney Curran

Gérard de Nerval, de son vrai patronyme Labrunie (1808-1855), écrivain et poète romantique, fit partie des Jeunes-France. Il se lia avec les principaux écrivains romantiques du Cénacle et, se mêlant à la bohème littéraire de l'époque, prit une part active, aux côtés de son ami Gautier, à la fameuse bataille d'Hernani. Ses nouvelles, Les Filles du feu, la plus célèbre étant Sylvie, et ses sonnets, Les Chimères, furent publiés en 1854. L’idéalisation de l’amour se rapporte toujours aux souvenirs, aux rêves et sans doute à l’absence de sa mère, morte en Silésie alors qu’il avait deux ans.

Parues en 1853 et insérées dans la prose des Petits Châteaux en Bohême, les Odelettes sont une quinzaine de courts poèmes que Nerval écrivit au début des années 1830, autour de sa vingtième année. Rêveur, passionné de mystères, il inaugure dans « Une allée du Luxembourg » le thème de la rencontre inoubliable de l’âme sœur, dans un parc urbain identifié. Baudelaire reprendra l’idée dans « A une passante ».

 

Elle a passé, la jeune fille
Vive et preste comme un oiseau
A la main une fleur qui brille,
A la bouche un refrain nouveau.

C'est peut-être la seule au monde
Dont le cœur au mien répondrait,
Qui venant dans ma nuit profonde
D'un seul regard l'éclaircirait !

Mais non, - ma jeunesse est finie ...
Adieu, doux rayon qui m'as lui, -
Parfum, jeune fille, harmonie...
Le bonheur passait, - il a fui !

 

Gérard de Nerval, « Une allée du Luxembourg » in Odelettes (1832).




Resting by the Riverbank, Richard Edward Miller


Victor Hugo, « Elle était déchaussée, elle était décoiffée » in Les Contemplations (1856).

Victor Hugo (1802-1885) est le poète romantique majeur. Les Contemplations se présente comme une autobiographie versifiée qui comprend deux parties Autrefois et Aujourd’hui. Entre les deux périodes, se produit, en 1843, le décès accidentel de la fille du poète, Léopoldine. Dans la première partie, Hugo commence par une période comprise entre 1830 et 1843, dont le sous-titre est Aurore. C’est le livre des souvenirs de la jeunesse du poète et de ses premiers émois amoureux.

« Elle était déchaussée, elle était décoiffée » appartient à cette époque. Ce poème est très singulier dans la poétique amoureuse de Hugo. En principe, il considère que l’amour est avant tout un sentiment, qu’il est le « rayon qui va de l’âme à l’âme », même si sa vie amoureuse entra souvent en contradiction avec cette conception épurée. Ici, le poète célèbre le désir charnel et le corps libéré. C’est une invitation directe à « la belle folâtre » à faire l’amour dans la nature, montrée comme un espace enchanté.

 

Elle était déchaussée, elle était décoiffée,
Assise, les pieds nus, parmi les joncs penchants ;
Moi qui passais par là, je crus voir une fée,
Et je lui dis : Veux-tu t'en venir dans les champs ?

Elle me regarda de ce regard suprême
Qui reste à la beauté quand nous en triomphons,
Et je lui dis : Veux-tu, c'est le mois où l'on aime,
Veux-tu nous en aller sous les arbres profonds ?

Elle essuya ses pieds à l'herbe de la rive ;
Elle me regarda pour la seconde fois,
Et la belle folâtre alors devint pensive.
Oh ! comme les oiseaux chantaient au fond des bois !

Comme l'eau caressait doucement le rivage !
Je vis venir à moi, dans les grands roseaux verts,
La belle fille heureuse, effarée et sauvage,
Ses cheveux dans ses yeux, et riant au travers.

Victor Hugo, « Elle était déchaussée, elle était décoiffée » in Les Contemplations (1856).



Folâtre : insouciante, joyeuse, qui aime jouer.

Effarée : au sens propre signifie « effrayée ». Dans ce poème, « effarée »  a le sens de « troublée », car la sauvageonne s’avance vers le séducteur, sans manifester de la peur. En héraldique, « effaré » signifie « cabré » pour un cheval représenté sur un blason.


Etude comparée des deux poèmes


Quand la forme détermine le fond

1. Le poème de Nerval se compose de trois quatrains d’octosyllabes à rimes croisées, celui d’Hugo comprend quatre quatrains d’alexandrins à rimes croisées. Aucun des deux ne respecte une stricte alternance entre rimes féminines et masculines.

« Une allée du Luxembourg » est un poème bref qui laisse entrevoir un bonheur insaisissable, un moment trop court pour que le poète puisse réagir et aborder cette passante « essentielle ». « Elle était déchaussée, elle était décoiffée » est un poème plus long car il y a un échange entre le sujet lyrique et la belle. Les descriptions de la jeune femme et du décor y sont plus longuement exposées et la rencontre a lieu à la fin du poème : Hugo relate une stratégie d’approche audacieuse. Nerval se situe dans un registre élégiaque et mélancolique, Hugo, dans un registre lyrique et joyeux.



Peinture de Edmund Blair Leighton (1852-1922)

L’amour aux champs ?

2. Le titre « Une allée du Luxembourg » situe la scène  dans le  célèbre jardin parisien, cher aux poètes du xixe siècle. La jeune fille est associée à la nature, à la lumière et au chant : « Vive et preste comme un oiseau/ À la main une fleur qui brille,/ À la bouche un refrain nouveau ». Cependant, nul détail pittoresque n’émane de ce portrait, où les noms sont précédés de déterminants indéfinis : « un oiseau, une fleur, un refrain ». La jeune fille à peine aperçue, a aussitôt disparu. Le décor n’est qu’une esquisse et la rencontre, une vision fugitive.

Dans les quatre quatrains de son poème, Victor Hugo évoque avec plus  de précisions la nature sauvage au bord de l’eau : « les joncs penchants », « les arbres profonds », « l’herbe de la rive », « les grands roseaux verts ». Le poète décrit un décor champêtre et isolé, favorable à l’idylle.

Le désir rêvé ou réalisé

Les deux poètes s’adressent de manière différente à la femme désirée. Nerval le fait, en pensée, par une métaphore dans le dernier quatrain : « Adieu, doux rayon qui m’a lui ». Ce « doux rayon » est l’aboutissement de la métaphore filée de la lumière, associée à la jeune fille : « une fleur qui brille […] d’un seul regard l’éclaircirait ».

En revanche, Hugo s’adresse par deux fois au style direct à la « belle folâtre » : « Veux-tu… ». Elle lui répond par deux regards puis en s’approchant : « Ses cheveux dans ses yeux, et riant au travers ».

Les désignations de la femme renvoient à la conception de l’amour chez chacun des poètes. Nerval nomme sa passante « la jeune fille » ou l’assimile à la lumière (« doux rayon »), voire à un concept (« le bonheur ») dans une vision chaste et idéalisée. Les vers d’Hugo sont plus voluptueux : la « fée » (métaphore) devient « la beauté » (métonymie), puis « la belle folâtre » et enfin « la belle fille heureuse, effarée et sauvage ». La progression va de l’idéalisation à l’incarnation sensuelle. Le « je » hugolien est ainsi le plus audacieux, Nerval demeurant dans le domaine du fantasme.

La femme idéale ou incarnée

4. Les portraits esquissés diffèrent : la grâce, la légèreté de l’oiseau, l’innocence et la lumière de la jeune fille du Luxembourg contrastent avec la beauté naturelle, sauvage de la jeune femme décoiffée et déchaussée rencontrée par Hugo. Chacun des poèmes constitue néanmoins un éloge dans lequel le registre épidictique se combine au lyrisme.

La séduction chez Victor Hugo

5. Hugo utilise les temps du récit (imparfait et passé simple) pour raconter la bonne fortune du temps de sa jeunesse. Il emploie deux présents de vérité générale : « […] ce regard suprême/ qui reste à la beauté quand nous en triomphons » qui lui offrent l’occasion de mener une réflexion sur l’effet produit par les hommes (« nous ») sur les femmes (« la beauté ») dans l’acte amoureux (« quand nous en triomphons »). Pour lui, l’amour est une conquête victorieuse et la femme une proie de choix. Dans ce poème, Hugo laisse tomber le masque du romantisme épuré et désincarné.

Nerval, le rêveur

Nerval emploie les temps du discours. Dans le premier quatrain, il use du passé composé, temps de l’accompli immédiat (« Elle a passé »), associé au présent qui a valeur de présent d’intemporalité (« À la main une fleur qui brille ») : la vision lui échappe déjà mais l’image persiste. Dans le deuxième quatrain, le conditionnel présent exprime une hypothèse et un vœu secret (« répondrait », « l’éclaircirait »), très vite déçus, comme le montre le retour des temps de l’accompli et du passé (« ma jeunesse est finie », « m’as lui », « a fui », « passait »). Nerval est nostalgique du temps des amours, alors qu’il n’a que vingt ans quand il écrit ce poème. Cette conception romantique élégiaque investit le thème traditionnel des regrets amoureux liés au temps qui passe (Ronsard, La Fontaine).