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dimanche 26 mai 2019

Dissertation : les couples improbables au théâtre

Sujet : Le théâtre expose souvent des couples improbables.
Vous montrerez en quoi, comment et pourquoi.

Le théâtre est un art vivant qui repose sur les relations humaines, donc toujours avec des associations de personnes « parlantes », et plus particulièrement des couples. Le plus souvent, ces couples sont hors du commun, et en deviennent même improbables. Nous verrons donc pourquoi le théâtre expose souvent des couples improbables. D’abord, nous pourrons nous demander ce qu’est un couple improbable au théâtre, et enfin nous analyserons sa fonction.

         Nous présenterons d’abord les couples qui sont souvent exposés au théâtre, puis nous verrons en quoi ils sont improbables. On trouve logiquement au théâtre, des couples d’amitié entre plusieurs personnages. Dans Le Jeu de l’amour et du hasard, pièce de théâtre écrite, et publiée par Marivaux en 1730, l’auteur met en scène deux jeunes nobles, Silvia et Dorante, destinés à être mariés. On retrouve dans cette pièce deux amitiés entre les maîtres et leurs valets : Silvia et Lisette, Dorante et Arlequin. Mais aussi un « couple » de complices, M. Orgon et son fils Mario, qui mènent le jeu. Ainsi, l’amitié qui lie le maître et son valet permettra aux deux prétendants de se découvrir par le biais de valets entremetteurs.
         Ensuite, on retrouve des couples amoureux, « standards », entre un homme et une femme. Notamment dans Roméo et Juliette, de William Shakespeare publié en 1597, où deux jeunes Italiens, Roméo et Juliette, s’aiment éperdument bien que leurs familles soient rivales et désapprouvent leur union. Cette pièce tragique montre l’incroyable passion qui lie ces deux personnages, qui se suicideront tous deux en pensant l’autre mort. Bien qu’un tel amour, aussi indéfectible soit rare à cette époque, cette pièce expose bel et bien un couple, né d’un amour impossible.
         Enfin, au théâtre, on nous expose aussi des couples amoureux qui relèvent de l’inceste. C’est le cas de l’amour de Phèdre pour Hippolyte dans Phèdre de Racine en 1677, bien que Phèdre ne soit que la belle mère du jeune Hippolyte, fils de Thésée, et non sa mère. Par ailleurs, on peut aussi trouver des personnages stéréotypés qui forment de nombreux couples avec une multitude de personnages. C’est le cas dans Dom Juan ou le Festin de pierre de Molière publié en 1665, où Dom Juan séduit toutes les femmes qu’il rencontre et les abandonne ensuite. Il forme ainsi de nombreux couples d’amour éphémère avec ces femmes, jusqu’à sa « descente aux enfers » à la fin de la pièce.
Le théâtre expose donc de nombreux couples, mais en quoi certains sont-ils improbables ?


         Tout d’abord, on peut s’intéresser à l’amitié très contestée du maître et de son valet. Si l’amitié entre le comte Almaviva et son valet Figaro dans Le Barbier de Séville de Beaumarchais, écrit en 1775, est improbable, c’est bien parce qu’elle déroge aux règles de l’étiquette de la noblesse du XVIIIe siècle. Les valets sont des sous-fifres, des serviteurs, et ne peuvent en aucun cas être liés de quelque manière avec leurs maîtres. C’est d’ailleurs une des raisons pour laquelle la noblesse n’apprécie guère ce genre de pièces, où elle perd un peu de sa superbe.
         Plus improbable encore, l’amour entre le maître et son valet. Cette idée est tout simplement inconcevable pour l’aristocratie, car cet amour entre différentes classes sociales blesse la bienséance du XVIIIe siècle et de la société de l’Ancien Régime. C’est tout l’enjeu du Jeu de l’amour et du hasard, car dans cette pièce les personnages nobles se croient épris d’un valet. En effet, Dorante et Silvia vont échanger leurs rôles avec leurs valets, dans le but d’en savoir plus sur leur prétendant. Bien qu’à la fin les valets restent entre eux, ainsi que les maîtres, Marivaux a frappé un grand coup dans les préjugés de classes en proposant ces couples-là. Surtout à travers Dorante, prêt à épouser une femme qu’il croit femme de chambre. L’existence d’un tel couple à cette époque n’était pas envisageable, ce qui en fait un couple impossible : on ne peut aimer en dessous de sa condition sociale.


         Enfin il y a les couples qui blessent la morale, encore aujourd’hui, comme les couples incestueux. C’est le cas d’Œdipe roi, de Sophocle (-415), où un enfant, Œdipe, est offert en pâture aux animaux de la forêt par ses parents, roi et reine de Thèbes, suites aux prédictions d’un oracle. L’enfant est recueilli, et adulte, il revient à Thèbes et tue sans le savoir son père Laïos. Après avoir délivré la ville du Sphinx en répondant à son énigme, Œdipe est marié à Jocaste, veuve et reine de Thèbes. C’est donc ici l’exposition d’un couple incestueux qui porte atteinte à un tabou universel. Depuis l’Antiquité, cette pratique est décriée. Mais il y a d’autres couples qui n’étaient pas « acceptables » au XXe siècle et parfois encore aujourd’hui, les couples d’amour entre deux personnes du même sexe. C’est pourtant ce que fait Henry de Montherlant en 1951, dans La ville dont le prince est un enfant, où il est question d’un amour entre garçons. L’abbé de Pradts et André sont amoureux de Serge, et sont donc rivaux. Si certains couples exposés au théâtre sont improbables, c’est bien parce qu’ils sortent de l’ordinaire et dérogent aux « bonnes mœurs ».
Mais quel est l’intérêt pour l’auteur d’une pièce de théâtre de mettre en scène de tels couples ?


         D’abord nous observerons leur visée critique, puis leur fonction émotive et réflexive. On peut prendre l’exemple des couples exposés dans le Mariage de Figaro de Beaumarchais datant de 1784. Dans cette pièce, Figaro valet du comte Almaviva, doit être marié à Suzanne. Ce dernier, attiré par Suzanne, tente de la séduire aux dépens de sa femme et de Figaro. Suzanne le dénoncera et le comte sera maintes fois humilié. Au travers du couple impossible entre Suzanne et Almaviva, et celui, légitime, entre Figaro et Suzanne, Beaumarchais critique la noblesse « éclairée » de son époque qui veut pourtant encore exercer le vieux droit de cuissage féodal. C’est en réponse au  désir du comte pour sa promise que Figaro dira ces mots, qui feront l’effet d’un coup de poing pour la noblesse : « Vous vous êtes seulement donné la peine de naître, et rien de plus… ». Pour cette critique, Beaumarchais a recours au comique en imaginant des scènes rocambolesques.
         Les auteurs sont parfois plus subtils dans leur critique, bien que leurs œuvres puissent choquer. C’est le cas de L’Ile des esclaves de Marivaux, publié en 1725 où Iphicrate maître, et Arlequin valet sont les seuls survivants d’un naufrage au large de l’île des esclaves. Ils devront, selon les lois de l’île, échanger leur rôle pour que le maître comprenne la cruauté dont il fait preuve. C’est un concept pour le moins révolutionnaire et dérangeant pour la noblesse de l’époque qui se sent, à juste titre, atteinte. Même si Marivaux n’insiste pas comme le fait Beaumarchais, son intrigue n’en est pas moins évocatrice, et la critique entendue à travers ce couple.
         Mais Molière trouve, par le comique, un autre moyen de mettre à mal la suprématie nobiliaire. Dans George Dandin, publié en 1668, Georges, un paysan enrichi, échange sa fortune contre un titre de noblesse, un rang, et une épouse, Angélique, fille d’un couple de nobles pauvres. Toute la belle famille de Georges, même Angélique, le méprise, le traitant toujours comme un paysan. Malgré ses efforts, il ne pourra rien contre le couple Angélique-Clitandre, aristocrates libertins. Constamment mis à mal, son couple est un fiasco. Cette pièce a plutôt un rôle dénonciateur. En effet, Molière, qui voulait corriger les mœurs par le rire, dénonce ici la cruauté des nobles envers les classes qui leur sont hiérarchiquement inférieures, mais aussi la naïveté et la sottise des parvenus bourgeois qui veulent absolument s’allier avec la classe qui les a toujours méprisés.
         Les couples improbables ont donc une visée satirique ou dénonciatrice, par la tragédie, ou par le rire. Mais ils ont bien d’autres objectifs.

        
         Les couples formés au théâtre, aussi improbables soient-ils, servent parfois à amener le spectateur à la réflexion, et même à susciter chez lui des sentiments variés. Ainsi, à travers les différentes mises en scène de «situations amoureuses » dans L’Ile des esclaves, Les Fausses Confidences ou Le Jeu de l’amour et du hasard, Marivaux nous amène à réfléchir sur l’amour. Avec le couple improbable par la condition sociale, Araminte riche veuve et Dorante pauvre intendant, Marivaux tente de débattre sur la sincérité de l’amour, pour démêler si l’amour sincère existe, ou si l’on aime uniquement par intérêt, ou encore, si l’on aime pour ce que l’on est, ou ce que l’on paraît être à l’extérieur, l’attrait physique ou la puissance sociale. Ici l’auteur fait des expérimentations en créant des intrigues complexes dans le but d’inviter le spectateur à se poser les mêmes questions, mais aussi et surtout pour le divertir.
         D’autres pièces, comme Phèdre de Racine, ont une visée moralisatrice. Dans cette pièce, en montrant une Phèdre faible, violente et victime du destin, Racine suscite chez le lecteur pitié et terreur pour ce personnage en proie à ses pulsions qui la poussent à séduire Hippolyte. Mais aussi mépris et dégoût pour une femme qui ose prétendre à l’inceste. Ce couple impossible de Racine a pour but premier de provoquer la catharsis des sentiments chez le lecteur, pour l’amener à réfléchir sur ses propres passions, mais aussi pour le dissuader de reproduire ce qu’il voit, sachant que cela n’attire que malheur, déshonneur et mort.


         Enfin, d’autres œuvres, plus contemporaines, se penchent sur des personnages mythiques, tel que Don Juan. En effet, Don Juan, le « grand seigneur méchant homme » de Molière, est l’incarnation de tous les vices de l’homme et c’est un séducteur cruel. Mais Eric-Emmanuel Schmitt n’est pas de cet avis, et propose, en 1989, un couple impossible : Angélique et Don Juan, mari et femme fidèles, dans La Nuit de Valognes. Dans cette pièce, on peut voir un Don Juan désabusé, las de ses séductions éphémères. Il est condamné par un « tribunal » composé de cinq de ses conquêtes, à épouser la dernière, Angélique, en lui jurant fidélité. Il acceptera et s’y tiendra, ébranlant ainsi tout un mythe. Ce couple improbable du fait du caractère de Don Juan n’est pas la finalité que Schmitt lui prévoit. Pour lui, Don Juan aurait découvert son véritable amour, le frère d’Angélique, bien qu’il ne l’ait jamais avoué. Schmitt propose donc une nouvelle interprétation du mythe de Don Juan, amenant ainsi le spectateur à s’interroger : et si le donjuanisme était de l’homosexualité refoulée ?
         Au théâtre, les couples les plus improbables sont en fait au service de l’auteur, qui se sert de ceux-ci pour transmettre des idées ou des émotions au spectateur.

         Nous avons donc vu qu’il existait de nombreux couples qui diffèrent de ceux que l’on peut ou pouvait voir dans la réalité. Ainsi, si certains duos sont différents, c’est qu’ils dérogent à des principes, le plus souvent moraux ou sociaux, comme la bienséance jusqu’au XIXe siècle, ou encore au « politiquement correct » d’aujourd’hui. Exposer de tels couples a tout de même un but : ils sont les porteurs d’un message le plus souvent, et invitent à la réflexion. L’Homme peut-il vivre seul ? Le couple est-il une façon d’affronter la vie ? S’apparier est-il un gage de bonheur ? Et si, comme disait Sartre, « l’enfer, c’était les autres » ? Voilà en quoi le théâtre  est intéressant ; il expose des cas vivants et propose des ébauches de solutions ou même des expérimentations.

Quentin, 1ère S SVT (juin 2011)


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