Etude comparative des textes de Virgile et Christine de Pisan
Les amants face à la mort
Virgile, « Orphée et Eurydice », in Les Géorgiques, livre IV, « Les abeilles » (29 av. J.-C.).
Poynter,
Edward John, peintre néoclassique anglais (1836-1919),
« Orphée et Eurydice »
(1862).
Huile sur
toile, 550
cm × 385 cm, collection privée.
D’après Les Géorgiques de Virgile, Antiquité.
Et Cerbère étonné courbe sa triple
tête.
Enfin il [Orphée] ramenait l'objet de
son amour,
Qu'il ne devait revoir qu'en revoyant le jour ;
Soudain ... (Ce tendre amour, dont il
n'est plus le maître,
Aurait fléchi l'enfer si l'enfer eut pu l'être).
Troublé, prêt de sortir de l'infernale nuit,
Il s'arrête, il regarde... hélas ! tout est détruit.
Trois fois d'un bruit affreux retentit le Tartare.
Ah ! s'écrie Eurydice, un coup d'œil nous sépare,
Cher époux ? qu'as-tu fait ? quel dieu nous a perdus ?
L'enfer s'est ébranlé sous mes pas
éperdus,
Le destin me rappelle en ce séjour terrible ;
Je sens mes yeux nager dans un sommeil horrible...
En vain je tends les bras... les gouffres sont rouverts...
Orphée ! adieu ... j'expire, hélas ! et tu me perds !...
Soudain, vapeur légère, elle s'enfuit dans l'ombre,
Orphée en vain lui parle, en vain cherche son ombre,
Il ne la revoit plus, et le cruel Caron
Le repousse des bords de l'avare Achéron.
Alors, pleurant deux fois une épouse ravie,
Que faire ? où fuir ? comment traîner sa triste vie ?
Comment fléchir la Parque[ et les dieux infernaux ?
Virgile, Les Géorgiques, livre
IV, « Les abeilles » (Ier siècle
av. J.-C.), traduction du latin par Victor Hugo (1817).
Cerbère : chien à trois têtes,
féroce gardien des Enfers dans la mythologie grecque.
Tartare : lieu le plus profond et
le plus terrible des Enfers où sont enfermés les plus grands criminels.
Caron : Caron ou Charon est un vieillard effrayant, nocher des
Enfers, faisant passer avec sa barque,
sur le fleuve Achéron, les âmes des
défunts vers le séjour des morts, à condition qu’ils s’acquittent d’une obole
(péage).
La Parque : primitivement,
les Romains ne connaissaient qu’une Parque, Nona, qui symbolisait la destinée,
c’est sous l’influence des Moires grecques qu’ils adoptent l’idée des trois
Parques (naissance, vie et mort).
Léandre, jeune Grec d’Abydos était aimé de Héro,
prêtresse d’Aphrodite à Sestos, sur les bords de l’Hellespont. Pour aller voir Héro en secret, Léandre traversait tous les soirs l’Hellespont à la nage. Léandre
se noya pendant une tempête. Il fut jeté par la mer au pied de la tour de Héro.
L’apercevant sans vie, elle se précipita dans le vide et se tua. La ballade de
Christine de Pisan est partagée entre une mise en garde contre les excès de la
passion amoureuse et une nostalgie des exploits d’amour.
Taillasson,
Jean-Joseph, peintre néo-classique français (1745-1809),
« Léandre
et Héro » (1798).
Huile
sur toile, 253 × 318 cm, Bordeaux,
musée des Beaux-Arts,
D’après Les
Héroïdes d’Ovide, Antiquité.
Quand
Léandre traversait la mer salée,
Non pas sur un navire ou autre bateau,
Mais tout à la nage, de nuit, en
secret,
Il entreprenait cette périlleuse traversée
Pour la belle Héro au clair visage,
Qui demeurait au château d’Abidonne,
De l’autre côté, assez près du rivage ;
Voyez comment l’amour mène les
amants !
Ce bras de mer, que l’on nommait
Hellé,
Souvent le traversait ce noble
intrépide
Pour voir sa dame et pour que soit
caché
Cet amour où son cœur était en gage.
Mais le destin qui fait tant de
violences
Et accable de malheurs tant de bonnes
personnes
Fit dans la mer un tempétueux orage.
Voyez comment l’amour mène les
amants !
Dans cette mer qui était profonde et
large
Fut Léandre noyé, ce fut un drame,
Dont la belle fut si fort navrée
Que dans la mer elle sauta sans
chercher à se préserver.
Ainsi moururent-ils d’une même
ardeur.
Considérez cela, sans que je fasse
davantage la leçon,
Tous les amoureux pris de fureur
amoureuse.
Voyez comment l’amour mène les
amants !
Mais je me doute que perdu est
l’usage
D’ainsi aimer quelqu’un à en mourir ;
Mais le grand amour fait un fou du
plus sage.
Voyez comment l’amour mène les
amants !
La ballade : d'abord chanson
médiévale à danser (du latin ballare qui signifie danser et se dit baller en
ancien français). Poème à forme fixe à partir du XIVe siècle, avec trois
strophes terminées par un refrain, suivies d’un envoi qui est une demi-strophe,
souvent dédié à quelqu'un (forme héritée du canso occitan). Les vers sont
octosyllabiques ou décasyllabiques, les strophes des huitains ou des dizains.
L’Hellespont : Détroit des Dardanelles, entre l’Europe et l’Asie. Léandre le
traversait dans sa partie la plus étroite, environ 1,3 km.
La traversé de l’Hellespont : Le
poète anglais Lord Byron fit cette traversée à la nage en 1810. C’est dire
l’engouement pour ce mythe à l’époque romantique.
Le couple uni ou désuni dans la mort : étude comparative
Des récits poétiques
1. Dans le poème de
Virgile, la situation initiale est exposée sur trois vers : Orphée ramène
Eurydice des Enfers, face à Cerbère « étonné ». Amorcé par l’adverbe
« soudain », qui ouvre le quatrième vers, l’élément perturbateur
n’est révélé que trois vers plus loin : « Il s’arrête, il
regarde… ». Orphée a enfreint l’interdit et le drame inévitable se
poursuit, raconté étape par étapes : le triple cri du Tartare, les
lamentations d’Eurydice, et enfin, sa disparition, annoncée par le retour de
l’adverbe « soudain ». La situation finale correspond aux
interrogations tragiques d’Orphée.
Dans la ballade de Christine
de Pisan, la situation initiale est exposée dans le premier huitain tandis que
l’élément perturbateur n’intervient qu’un vers avant la fin du deuxième
huitain : « Fit dans
la mer un tempétueux orage ». Dans le troisième huitain, les péripéties
sont brèves : « Fut Léandre noyé » et « dans la mer elle
sauta ». La situation finale est résumée dans cette même strophe. L’ultime
quatrain fait état des réflexions de l’auteur sur l’événement.
Le poème le plus subjectif
est sans doute celui de Virgile, traduit par Victor Hugo au moyen de nombreux
adjectifs d’appréciation (modalisateurs) : « affreux »,
« terrible », « horrible », « cruel ». Christine
de Pisan compose un poème plus narratif qui, après avoir exposé la situation
initiale, va droit aux faits sans s’appesantir sur les différentes étapes du
drame. Le poème sans strophe de Virgile favorise une progression lente et
régulière du récit tandis que la ballade, par sa structure plus marquée, permet
une accélération finale des événements.
Le drame de la séparation
2. Dans « Orphée et Eurydice », la phrase qui
résume le drame de la séparation est : « hélas ! tout est
détruit », placée en anticipation (prolepse)
au début du poème avant la confirmation finale : « Il ne la revoit
plus ». Dans « Léandre et Héro », celle qui condense l’issue
tragique de l’histoire est : « Ainsi moururent-ils d’une même
ardeur » (dernier huitain). Des indices annoncent
cependant cette conclusion : « Mais le destin qui fait tant de
violences/ Et accable de malheurs tant de bonnes personnes. » Dans les
deux poèmes, l’issue étant connue d’avance, l’important pour le poète consiste
à frapper l’esprit du lecteur.
Qui parle ?
3. Les marques de l’énonciation personnelle sont exclusivement
réunies dans le poème de Christine de Pisan : grâce au vers-refrain
« Voyez comment l’amour mène les amants ! », elle s’adresse
directement au lecteur à l’impératif. Elle emploie la première personne du
singulier dans le dernier huitain et dans l’envoi pour formuler des réflexions
à valeur didactique. En effet, elle met en garde contre les dangers de la
passion tout en regrettant paradoxalement que les amants de son époque ne
meurent plus d’amour.
Dans le poème de Virgile, le point de vue adopté est celui d’un
narrateur extérieur, mais la parenthèse du troisième vers signale un
commentaire personnel de l’auteur. Il fait parler Eurydice au style direct et
Orphée au style indirect libre à la fin du poème.
Le registre dominant du poème de Virgile est le tragique tandis que
celui de Christine de Pisan est davantage didactique.
Les dangers du Tartare
4. Dans le poème de Virgile, les éléments mythologiques en
rapport avec les enfers et la mort abondent : Cerbère, le chien à trois
têtes, le Tartare, le fleuve Achéron que le nocher Caron fait traverser aux
défunts, la Parque qui coupe le fil de la vie. Ils représentent les dangers qui
menacent le couple qui a osé défier la mort. Des épithètes homériques leur sont
souvent associées : « cruel Caron » ou « avare
Achéron ». Le lexique de l’inflexibilité est présent : « le
cruel Caron/ Le repousse », « Comment fléchir la Parque ». Le
rythme est heurté, irrégulier, en lien avec les
événements dramatiques narrés : « Que faire ? où fuir ?
comment traîner sa triste vie ? » Les questions oratoires amplifient
l’effet dramatique. Les allitérations en [f] imitent les bruits sifflants du
Tartare :
« Trois fois d’un bruit affreux retentit le Tartare ». Ces procédés
sont destinés à susciter la terreur et la pitié du lecteur.
La mer périlleuse
5. Les obstacles qui séparent les amants dans « Léandre
et Héro » sont la mer et l’orage. La première est décrite de manière précise
et objective : « mer salée », « bras de mer, que l’on
nommait Hellé », « cette mer qui était profonde et large ». L’orage,
qualifié de « tempétueux », provoque la noyade de Léandre. La
poétesse formule un simple constat et le drame arrive sans transition. Son
intention n’est pas de dramatiser la scène mais de raconter la passion amoureuse
pour en montrer les dangers, mais aussi les vertus.
Comment se dire adieu
6. La réaction face à la mort de l’amant est traitée
différemment : par des discours dans le poème de Virgile, par une action
dans celui de Christine de Pisan. Orphée survit à Eurydice et se lamente. Héro,
quant à elle, rejoint Léandre dans la mort en sautant dans la mer du haut de sa
tour, sans parler. Virgile insiste sur l’impossibilité de vaincre la mort par
l’amour. Christine de Pisan montre que la mort permet de réunir les amants.