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jeudi 2 juin 2022

Virgile, « Orphée et Eurydice » et Christine de Pisan, « Léandre et Héro », étude comparative

 Etude comparative des textes de Virgile et Christine de Pisan

Les amants face à la mort

Virgile, « Orphée et Eurydice », in Les Géorgiques, livre IV,  « Les abeilles » (29 av. J.-C.).

 Virgile (70 av. J.-C. - 19 av. J.-C.), grand poète latin, écrit, d’après une commande de Mécène et sous l’ordre d’Auguste, les quatre livres poétiques des Géorgiques (signifiant en grec : travailleurs de la terre) pour redonner aux Romains le goût de l’agriculture et de l’élevage mis à mal par les guerres civiles. Dans le livre IV, il évoque le mythe d’Orphée et Eurydice pour expliquer l’origine de la disparition des abeilles. Protée, doté du don de prophétie, explique à Aristée, héros lié à l’élevage, que si ses abeilles meurent c’est parce qu’il a provoqué involontairement la mort de la nymphe des arbres, Eurydice, en la poursuivant de ses assiduités. Dans sa fuite, elle n’a pas vu un serpent qui l’a piquée mortellement au pied. Orphée, son époux, le célèbre musicien et poète, prince de Thrace, accablé de douleur, charme les dieux des Enfers grâce à son chant et à sa lyre d’exception. Il obtient la faveur d’aller la chercher. Il doit la ramener, sans se retourner pour la regarder, vers le monde des vivants.

 On verra dans l’extrait suivant pourquoi il échoue. Quant à Aristée, s’il veut retrouver ses abeilles, il devra faire des sacrifices expiatoires pour apaiser l’âme irritée d’Eurydice. Si c’est bien Virgile qui a développé le récit de la descente aux enfers d’Orphée, ce mythe était déjà évoqué par les Grecs, Euripide, puis Platon, entre autres. Victor Hugo (à l’âge de 15 ans) a traduit ici Virgile en alexandrins. On observera la progression tragique de cette sortie des Enfers. On étudiera l’expression des sentiments du couple séparé à jamais, malgré la puissance magique de la musique. On s’interrogera sur les significations du mythe.



Poynter, Edward John, peintre néoclassique anglais (1836-1919),

« Orphée et Eurydice » (1862).

Huile sur toile, 550 cm × 385 cm, collection privée.

D’après Les Géorgiques de Virgile, Antiquité.


Et Cerbère étonné courbe sa triple tête.
Enfin il [Orphée] ramenait l'objet de son amour,
Qu'il ne devait revoir qu'en revoyant le jour ;
Soudain ... (Ce tendre amour, dont  il n'est plus le maître,
Aurait fléchi l'enfer si l'enfer eut pu l'être).
Troublé, prêt de sortir de l'infernale nuit,
Il s'arrête, il regarde... hélas ! tout est détruit.
Trois fois d'un bruit affreux retentit le Tartare.
Ah ! s'écrie Eurydice, un coup d'œil nous sépare,
Cher époux ? qu'as-tu fait ? quel dieu nous a perdus ?
L'enfer s'est ébranlé sous  mes pas éperdus,
Le destin me rappelle en ce séjour terrible ;
Je sens mes yeux nager dans un sommeil horrible...
En vain je tends les bras... les gouffres sont rouverts...
Orphée ! adieu ... j'expire, hélas ! et tu me perds !...
Soudain, vapeur légère, elle s'enfuit dans l'ombre,
Orphée en vain lui parle, en vain cherche son ombre,
Il ne la revoit plus, et le cruel Caron
Le repousse des bords de l'avare Achéron.
Alors, pleurant deux fois une épouse ravie,
Que faire ? où fuir ? comment traîner sa triste vie ?
Comment fléchir la Parque[ et les dieux infernaux ?

 

Virgile, Les Géorgiques, livre IV, « Les abeilles » (Ier  siècle av. J.-C.), traduction du latin par Victor Hugo (1817).



 Cerbère : chien à trois têtes, féroce gardien des Enfers dans la mythologie grecque.

 Tartare : lieu le plus profond et le plus terrible des Enfers où sont enfermés les plus grands criminels.

 Caron : Caron ou Charon  est un vieillard effrayant, nocher des Enfers, faisant  passer avec sa barque, sur le fleuve Achéron, les âmes des défunts vers le séjour des morts, à condition qu’ils s’acquittent d’une obole (péage).

 La Parque : primitivement, les Romains ne connaissaient qu’une Parque, Nona, qui symbolisait la destinée, c’est sous l’influence des Moires grecques qu’ils adoptent l’idée des trois Parques (naissance, vie et mort).

 

 Christine de Pisan, « Léandre et Héro », 3e ballade dans les Cent ballades (entre 1395- 1400).

 Christine de Pisan ou Pizan (1364-1430), née à Venise, fut la première femme à vivre de sa plume, en tant que copiste et écrivaine. Veuve à 26 ans, ayant charge de famille, elle compose plus de 300 ballades d’inspiration amoureuse. La 3e ballade est tirée d’une histoire grecque. Elle comporte 3 huitains et un envoi en quatrain (en décasyllabes sur trois rimes, en ancien français).

Léandre, jeune Grec d’Abydos était aimé de Héro, prêtresse d’Aphrodite à Sestos, sur les bords de l’Hellespont. Pour aller voir Héro en secret, Léandre traversait tous les soirs l’Hellespont à la nage. Léandre se noya pendant une tempête. Il fut jeté par la mer au pied de la tour de Héro. L’apercevant sans vie, elle se précipita dans le vide et se tua. La ballade de Christine de Pisan est partagée entre une mise en garde contre les excès de la passion amoureuse et une nostalgie des exploits d’amour.



Taillasson, Jean-Joseph, peintre néo-classique français (1745-1809),

« Léandre et Héro » (1798).

Huile sur toile, 253 × 318 cm, Bordeaux, musée des Beaux-Arts,

 D’après Les Héroïdes d’Ovide, Antiquité.


 

Quand  Léandre traversait la mer salée,

Non pas sur un  navire ou autre bateau,

Mais tout à la nage, de nuit, en secret,

Il entreprenait cette  périlleuse traversée

Pour la belle Héro au clair visage,

Qui demeurait au château d’Abidonne,

De l’autre côté, assez près du  rivage ;

Voyez comment l’amour mène les amants !

 

Ce bras de mer, que l’on nommait Hellé,

Souvent le traversait ce noble intrépide

Pour voir sa dame et pour que soit caché

Cet amour où son cœur était en gage.

Mais le destin qui fait tant de violences

Et accable de malheurs tant de bonnes personnes

Fit dans la mer un tempétueux orage.

Voyez comment l’amour mène les amants !

 

Dans cette mer qui était profonde et large

Fut Léandre noyé, ce fut un drame,

Dont la belle fut si fort navrée

Que dans la mer elle sauta sans chercher à se préserver.

Ainsi moururent-ils d’une même ardeur.

Considérez cela, sans que je fasse davantage la leçon,

Tous les amoureux pris de fureur amoureuse.

Voyez comment l’amour mène les amants !

 

Mais je me doute que perdu est l’usage

D’ainsi aimer quelqu’un à en  mourir ;

Mais le grand amour fait un fou du plus sage.

Voyez comment l’amour mène les amants !

 

 Christine de Pisan, « Léandre et Héro », 3e ballade dans les Cent ballades (entre 1399 et 1402), adaptation en français moderne par Céline Roumégoux.

 

 

La ballade : d'abord chanson médiévale à danser (du latin ballare qui signifie danser et se dit baller en ancien français). Poème à forme fixe à partir du XIVe siècle, avec trois strophes terminées par un refrain, suivies d’un envoi qui est une demi-strophe, souvent dédié à quelqu'un (forme héritée du canso occitan). Les vers sont octosyllabiques ou décasyllabiques, les strophes des huitains ou des dizains.

 L’Hellespont : Détroit des Dardanelles, entre l’Europe et l’Asie. Léandre le traversait dans sa partie la plus étroite, environ 1,3 km.

 La traversé de l’Hellespont : Le poète anglais Lord Byron fit cette traversée à la nage en 1810. C’est dire l’engouement pour ce mythe à l’époque romantique.


Le couple uni ou désuni dans la mort : étude comparative

Des récits poétiques

1. Dans le poème de Virgile, la situation initiale est exposée sur trois vers : Orphée ramène Eurydice des Enfers, face à Cerbère « étonné ». Amorcé par l’adverbe « soudain », qui ouvre le quatrième vers, l’élément perturbateur n’est révélé que trois vers plus loin : « Il s’arrête, il regarde… ». Orphée a enfreint l’interdit et le drame inévitable se poursuit, raconté étape par étapes : le triple cri du Tartare, les lamentations d’Eurydice, et enfin, sa disparition, annoncée par le retour de l’adverbe « soudain ». La situation finale correspond aux interrogations tragiques d’Orphée.

Dans la ballade de Christine de Pisan, la situation initiale est exposée dans le premier huitain tandis que l’élément perturbateur n’intervient qu’un vers avant la fin du deuxième huitain : « Fit dans la mer un tempétueux orage ». Dans le troisième huitain, les péripéties sont brèves : « Fut Léandre noyé » et « dans la mer elle sauta ». La situation finale est résumée dans cette même strophe. L’ultime quatrain fait état des réflexions de l’auteur sur l’événement.

Le poème le plus subjectif est sans doute celui de Virgile, traduit par Victor Hugo au moyen de nombreux adjectifs d’appréciation (modalisateurs) : « affreux », « terrible », « horrible », « cruel ». Christine de Pisan compose un poème plus narratif qui, après avoir exposé la situation initiale, va droit aux faits sans s’appesantir sur les différentes étapes du drame. Le poème sans strophe de Virgile favorise une progression lente et régulière du récit tandis que la ballade, par sa structure plus marquée, permet une accélération finale des événements.

Le drame de la séparation

2. Dans « Orphée et Eurydice », la phrase qui résume le drame de la séparation est : « hélas ! tout est détruit », placée en anticipation (prolepse)  au début du poème avant la confirmation finale : « Il ne la revoit plus ». Dans « Léandre et Héro », celle qui condense l’issue tragique de l’histoire est : « Ainsi moururent-ils d’une même ardeur » (dernier huitain). Des indices  annoncent cependant cette conclusion : « Mais le destin qui fait tant de violences/ Et accable de malheurs tant de bonnes personnes. » Dans les deux poèmes, l’issue étant connue d’avance, l’important pour le poète consiste à frapper l’esprit du lecteur.

Qui parle ?

3. Les marques de l’énonciation personnelle sont exclusivement réunies dans le poème de Christine de Pisan : grâce au vers-refrain « Voyez comment l’amour mène les amants ! », elle s’adresse directement au lecteur à l’impératif. Elle emploie la première personne du singulier dans le dernier huitain et dans l’envoi pour formuler des réflexions à valeur didactique. En effet, elle met en garde contre les dangers de la passion tout en regrettant paradoxalement que les amants de son époque ne meurent plus d’amour.

Dans le poème de Virgile, le point de vue adopté est celui d’un narrateur extérieur, mais la parenthèse du troisième vers signale un commentaire personnel de l’auteur. Il fait parler Eurydice au style direct et Orphée au style indirect libre à la fin du poème.

Le registre dominant du poème de Virgile est le tragique tandis que celui de Christine de Pisan est davantage didactique.

Les dangers du Tartare

4. Dans le poème de Virgile, les éléments mythologiques en rapport avec les enfers et la mort abondent : Cerbère, le chien à trois têtes, le Tartare, le fleuve Achéron que le nocher Caron fait traverser aux défunts, la Parque qui coupe le fil de la vie. Ils représentent les dangers qui menacent le couple qui a osé défier la mort. Des épithètes homériques leur sont souvent associées : « cruel Caron » ou « avare Achéron ». Le lexique de l’inflexibilité est présent : « le cruel Caron/ Le repousse », « Comment fléchir la Parque ». Le rythme est heurté, irrégulier, en lien avec les événements dramatiques narrés : « Que faire ? où fuir ? comment traîner sa triste vie ? » Les questions oratoires amplifient l’effet dramatique. Les allitérations en [f] imitent les bruits sifflants du Tartare : « Trois fois d’un bruit affreux retentit le Tartare ». Ces procédés sont destinés à susciter la terreur et la pitié du lecteur.

La mer périlleuse

5. Les obstacles qui séparent les amants dans « Léandre et Héro » sont la mer et l’orage. La première est décrite de manière précise et objective : « mer salée », « bras de mer, que l’on nommait Hellé », « cette mer qui était profonde et large ». L’orage, qualifié de « tempétueux », provoque la noyade de Léandre. La poétesse formule un simple constat et le drame arrive sans transition. Son intention n’est pas de dramatiser la scène mais de raconter la passion amoureuse pour en montrer les dangers, mais aussi les vertus.

Comment se dire adieu

6. La réaction face à la mort de l’amant est traitée différemment : par des discours dans le poème de Virgile, par une action dans celui de Christine de Pisan. Orphée survit à Eurydice et se lamente. Héro, quant à elle, rejoint Léandre dans la mort en sautant dans la mer du haut de sa tour, sans parler. Virgile insiste sur l’impossibilité de vaincre la mort par l’amour. Christine de Pisan montre que la mort permet de réunir les amants.