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dimanche 30 mai 2021

La Jeune Veuve de La Fontaine et Les Deux Consolés de Voltaire : sujet corrigé, questions et invention sur l’apologue, le temps consolateur

 


La Jeune Veuve de La Fontaine, VI, 21 (1668)

La perte d’un époux ne va point sans soupirs.
On fait beaucoup de bruit, et puis on se console.
Sur les ailes du Temps la tristesse s’envole ;
Le Temps ramène les plaisirs.
Entre la Veuve d’une année
Et la Veuve d’une journée
La différence est grande : on ne croirait jamais
Que ce fût la même personne.
L’une fait fuir les gens, et l’autre a mille attraits.
Aux soupirs vrais ou faux celle-là s’abandonne ;
C’est toujours même note et pareil entretien :
On dit qu’on est inconsolable ;
On le dit, mais il n’en est rien,
Comme on verra par cette Fable,
Ou plutôt par la vérité.
L’Époux d’une jeune beauté
Partait pour l’autre monde. A ses côtés sa femme
Lui criait : Attends-moi, je te suis ; et mon âme,
Aussi bien que la tienne, est prête à s’envoler.
Le Mari fait seul le voyage.
La Belle avait un père, homme prudent et sage :
Il laissa le torrent couler.
A la fin, pour la consoler,
Ma fille, lui dit-il, c’est trop verser de larmes :
Qu’a besoin le défunt que vous noyiez vos charmes ?
Puisqu’il est des vivants, ne songez plus aux morts.
Je ne dis pas que tout à l’heure
Une condition meilleure
Change en des noces ces transports ;
Mais, après certain temps, souffrez qu’on vous propose
Un époux beau, bien fait, jeune, et tout autre chose
Que le défunt.- Ah ! dit-elle aussitôt,
Un Cloître est l’époux qu’il me faut.
Le père lui laissa digérer sa disgrâce.
Un mois de la sorte se passe.
L’autre mois on l’emploie à changer tous les jours
Quelque chose à l’habit, au linge, à la coiffure.
Le deuil enfin sert de parure,
En attendant d’autres atours.
Toute la bande des Amours
Revient au colombier : les jeux, les ris, la danse,
Ont aussi leur tour à la fin.
On se plonge soir et matin
Dans la fontaine de Jouvence.
Le Père ne craint plus ce défunt tant chéri ;
Mais comme il ne parlait de rien à notre Belle :
Où donc est le jeune mari
Que vous m’avez promis ? dit-elle
.


Les Deux Consolés de Voltaire (1756)

Le grand philosophe Citophile disait un jour à une femme désolée, et qui avait juste sujet de l’être :  « Madame, la reine d’Angleterre, fille du grand Henri IV, a été aussi malheureuse que vous: on la chassa de ses royaumes ; elle fut près de périr sur l’océan par les tempêtes ; elle vit mourir son royal époux sur l’échafaud. — J’en suis fâchée pour elle, » dit la dame, et elle se mit à pleurer ses propres infortunes. 

« Mais, dit Citophile, souvenez-vous de Marie Stuart, elle aimait fort honnêtement un brave musicien qui avait une très belle basse-taille. Son mari tua son musicien à ses yeux ; et ensuite, sa bonne amie et sa bonne parente, la reine Élisabeth, qui se disait pucelle, lui fit couper le cou sur un échafaud tendu de noir, après l’avoir tenue en prison dix-huit années. — Cela est fort cruel, dit la dame, » et elle se replongea dans sa mélancolie. 

 

« Vous avez peut-être entendu parler, dit le consolateur, de la belle Jeanne de Naples, qui fut prise et étranglée ? — Je m’en souviens confusément, dit l’affligée. 

— Il faut que je vous conte, ajouta l’autre, l’aventure d’une souveraine qui fut détrônée de mon temps, après souper, et qui est morte dans une île déserte. — Je sais toute cette histoire, répondit la dame. 

— Eh bien! donc, je vais vous apprendre ce qui est arrivé à une autre grande princesse à qui j’ai montré la philosophie. Elle avait un amant, comme en ont toutes les grandes et belles princesses. Son père entra dans sa chambre et surprit l’amant, qui avait le visage tout en feu et l’oeil étincelant comme une escarboucle ; la dame aussi avait le teint fort animé. Le visage du jeune homme déplut tellement au père, qu’il lui appliqua le plus énorme soufflet qu’on eût jamais donné dans sa province. L’amant prit une paire de pincettes et cassa la tête au beau-père, qui guérit à peine, et qui porte encore la cicatrice de cette blessure. L’amante, éperdue, sauta par la fenêtre et se démit le pied, de manière qu’aujourd’hui elle boîte visiblement, quoique d’ailleurs elle ait la taille admirable. L’amant fut condamné à la mort pour avoir cassé la tête à un très grand prince. Vous pouvez juger de l’état où était la princesse, quand on menait pendre l’amant. Je l’ai vue longtemps, lorsqu’elle était en prison; elle ne me parlait jamais que de ses malheurs. 

 

— Pourquoi ne voulez-vous donc pas que je songe aux miens ? dit la dame. — C’est, dit le philosophe, parce qu’il n’y faut pas songer, et que, tant de grandes dames ayant été si infortunées, il vous sied mal de vous désespérer. Songez à Hécube, songez à Niobé. — Ah ! dit la dame, si j’avais vécu de leur temps ou de celui de tant de belles princesses, et si, pour les consoler, vous leur aviez conté mes malheurs, pensez-vous qu’elles vous eussent écouté ? » 

 

Le lendemain, le philosophe perdit son fils unique, et fut sur le point d’en mourir de douleur. La dame fit dresser une liste de tous les rois qui avaient perdu leurs enfants, et la porta au philosophe ; il la lut, la trouva fort exacte, et n’en pleura pas moins. Trois mois après, ils se revirent, et furent étonnés de se retrouver d’une humeur très gaie. Ils firent ériger une belle statue au Temps, avec cette inscription : A CELUI QUI CONSOLE.


Le temps passe, passe-le bien ! (patois provençal)

une devise sur un cadran solaire


Questions :


1) Notez les indications temporelles dans chacun des deux textes et établissez la chronologie narrative. Relevez des passages où il est question du temps. Comment le récit présente-t-il l’œuvre consolatrice du temps dans chaque apologue ?


Dans ces deux apologues (récit plaisant au service d’un enseignement moral), La Jeune Veuve de La Fontaine et Les Deux Consolés de Voltaire, les auteurs traitent du temps consolateur des peines et des chagrins. Dans les deux récits, la chronologie narrative (ou temps de la narration ou rythme du récit) est différente, alors que le temps de la fiction (ou durée de l’histoire racontée) est quasiment le même, à peu près trois mois. Nous verrons pourquoi et l’effet produit. Nous examinerons enfin comment l’œuvre du temps est présentée dans ces deux textes.

Alors que le texte de la Fontaine a un rythme progressif, celui de Voltaire est accéléré. Dans La Jeune Veuve, après la mort du mari de la jeune femme, un temps indéterminé s’écoule : (vers 22) « Il [le père] laissa le torrent couler ». Suit la consolation en paroles du père qui après « certain temps » (v30) promet de trouver un nouveau mari à sa fille. Deux mois sont ensuite résumés en sommaire (le mois « gai » le plus développé). Enfin, en chute, la demande de la fille vient clôturer cette histoire. La Fontaine a montré qu’avec l’aide du temps et d’un père aimant, une jeune femme peut retrouver goût à la vie.

Voltaire concentre l’action sur deux jours, le premier jour (c’est une scène dialoguée) Citophile cite pour consoler l’affligée des exemples de malheurs pris dans l’histoire ou l’actualité de son temps. Cela sans effet ! Or, le lendemain, le consolateur, frappé par un deuil, devient le consolé sur le même principe résumé. Suit une ellipse de trois mois avant que les deux personnages ne se retrouvent consolés par le temps. Le rythme est accéléré, on ne voit pas les étapes du temps mais juste le résultat. Voltaire ne s’intéresse pas au déroulement du temps et à ses  effets progressifs, il montre l’inefficacité de la consolation d’ordre général et impersonnelle.

 Citophile n’aime que citer sans s’intéresser à la femme en peine, alors que le père aime sa fille, a de l’expérience, de la patience et de la sagesse et l’a accompagnée avec le temps.

La Fontaine compare le temps à un oiseau (légèreté et mobilité) alors que Voltaire l’allégorise en statue (pesanteur et immobilité). L’un est optimiste et l’autre plutôt pessimiste.


 

2) Montrez que si les sujets abordés sont graves, le registre employé ne l’est pas.


Les deux textes ont un sujet tragique : la mort. Or, bien que le sujet soit tragique, le registre utilisé par les auteurs ne l’est pas. Il met à distance le drame et ses effets sentimentaux. La Fontaine utilise l’humour et la moquerie indulgente : « la bande des amours revient au colombier ». Quand à Voltaire, il utilise l’ironie c’est-à-dire une critique un peu sarcastique, grinçante. L’intention de ce dernier est donc de se moquer des « beaux-parleurs » d’où l’onomastique : Citophile (celui qui aime citer).  Les adjectifs en antiphrase dans l’exemple historique « sa bonne amie et sa bonne parente, la reine Élisabeth, qui se disait pucelle, lui fit couper le cou sur un échafaud tendu de noir » marquent l’intention ironique du discours de Citophile. De même la phrase : "Elle avait un amant, comme en ont toutes les grandes et belles princesses" révèle une critique sociale. Puis, avec la mort du fils de Citophile et l’inversion des rôles, Voltaire disqualifie tout le discours de ce dernier.

La Fontaine veut instruire en amusant et faire une réflexion sur le temps  consolateur. C’est un moraliste tendre, malicieux et sage. Voltaire veut dénoncer les donneurs de leçons qui se délectent dans le récit des malheurs des autres (érudition historique ou commérage sur les contemporains) au lieu de faire parler leurs sentiments.  Il montre l’impuissance et la vanité des hommes face à leur destin et donc au temps qu’ils ne maîtrisent pas . C’est un philosophe satiriste et le spécialiste de l’ironie du siècle des lumières !


Sujet d’invention

Sujet : Rédigez un apologue sur le thème du temps consolateur. Vous choisirez entre la fable, en vers ou en prose, et le conte philosophique. Vous adopterez un ton plaisant tout en traitant d’évènements tragiques ou tristes.

 Addiction

 Chaque matin, chaque midi et chaque soir,

Elle l’embrasait à n’en plus pouvoir,

Si bien qu’alors ils devinrent

Intimes comme on ne le voit plus.

Mais, le jour où il dut s’en détacher,

Ses nuits devinrent noires, à s’en fâcher.

Il fut irritable, en journée,

Et seul, le soir, après manger,

À tel point qu’à maintes reprises,

L’idée de mourir le grise.

Pensant que le temps était son pire ennemi,

Qu’il ne pourrait jamais lui être permis

De poser à nouveau ses lèvres sur Son corps si fin,

Il prit la décision de L’oublier enfin.

Jour après jour, il modifia sa façon de vivre,

Celle dont, avant, il était ivre.

Progressivement son esprit s’habituait,

Comprenant que vivre sans Elle était un fait.

Alors, de nouveaux sens ont émergé,

Rendant plaisantes les balades en forêts,

Où il peut humer la douce odeur des orchidées,

C’est ainsi que le goût des choses est arrivé,

Et La Cigarette, il l’avait oubliée …

 

Matthieu, 1ière GEL (janvier 2009)



L’Arbre et La Belle

Dans une lointaine contrée,

Un homme et sa compagne s’aimaient sans compter.

Mais, un jour, la terrible Guerre éclata.

L’homme dut partir, mais ne revint pas.

Sa femme, éplorée, disait à qui voulait l’entendre

Qu’elle ne souhaitait plus que se pendre.

Un enfant passait par là et lui demanda la cause de son chagrin.

Elle lui répondit  que tenter de la consoler était vain,

Mais ce dernier, fort têtu en vérité,

Lui dit très justement  que ses larmes finiraient par s’épuiser.

Le lendemain, il revint, les larmes de la Belle n’avaient point tari.

C’est alors qu’il lui dit :

« Madame, je vous apporte ici les graines d’un grand chêne,

Plantez-le donc dans la terre même,

 

Vos larmes l’aideront sans nul doute à s’épanouir.

Mais, je dois aussi vous dire

Que, dans quelques années, je reviendrai

Vous pendre ou vous prendre suivant vos velléités. »

Pendant des années, la Belle revint au même endroit,

Elle pleura, pleura, et repleura,

Si bien qu’un jour, l’arbre avait atteint sa taille maximale

Et l’enfant d’autrefois, lui aussi, était devenu un bien beau mâle.

Il vint avec une corde et un tabouret,

Dans le cas ou la Belle n’aurait point renoncé.

Mais, lorsqu’ils se revirentleurs yeux étincelèrent

Et leurs cœurs, lançant des éclairs,

Dans les bras l’un de l’autre ils tombèrent.

C’est ainsi, qu’avec le temps, La Belle a oublié le mari,

Et avec son nouveau compagnon, elle vit en totale harmonie.

                  A l’ombre d’un beau chêne ...



Benjamin, 1ière GEL (janvier 2009)

mercredi 22 mars 2017

La question de l'homme, argumentation, Cyrano de Bergerac, Montesquieu, Lahontan



Bac blanc 2012 série S

Objet d'étude : la question de l’homme dans les genres de l’argumentaire du XVIe siècle à nos jours.

Texte A : Cyrano de Bergerac, Les États et Empires du Soleil, 1662
Texte B : Montesquieu, Lettres Persanes, 1721
Texte C :
Louis-Armand de Lom d'Arce, baron de Lahontan,  Dialogue entre le baron de Lahontan et un sauvage d'Amérique (1703)



Texte A : CYRANO de BERGERAC, Les États et Empires du Soleil, 1662.
[Une perdrix nommée Guillemette la Charnue, blessée par la balle d’un chasseur, a demandé devant un tribunal réparation « à l’encontre du genre humain ».]
Plaidoyer fait au Parlement des oiseaux, les Chambres assemblées, contre un animal accusé d’être homme.
« Examinons donc, messieurs, les difficultés de ce procès avec toute la contention1 de laquelle nos divins esprits sont capables.
« Le nœud de l’affaire consiste à savoir si cet animal est homme et puis en cas que nous avérions qu’il le soit, si pour cela il mérite la mort.
« Pour moi, je ne fais point de difficultés qu’il ne le soit, premièrement, par un sentiment d’horreur dont nous nous sommes tous sentis saisis à sa vue sans en pouvoir dire la cause; secondement, en ce qu’il rit comme un fou; troisièmement, en ce qu’il pleure comme un sot; quatrièmement, en ce qu’il se mouche comme un vilain; cinquièmement, en ce qu’il est plumé comme un galeux; sixièmement, en ce qu’il a toujours une quantité de petits grès carrés dans la bouche qu’il n’a pas l’esprit de cracher ni d’avaler; septièmement, et pour conclusion, en ce qu’il lève en haut tous les matins ses yeux, son nez et son large bec, colle ses mains ouvertes la pointe au ciel plat contre plat, et n’en fait qu’une attachée, comme s’il s’ennuyait d’en avoir deux libres; se casse les deux jambes par la moitié, en sorte qu’il tombe sur ses gigots; puis avec des paroles magiques qu’il bourdonne, j’ai pris garde que ses jambes rompues se rattachent, et qu’il se relève après aussi gai qu’auparavant. Or, vous savez, messieurs, que de tous les animaux, il n’y a que l’homme seul dont l’âme soit assez noire pour s’adonner à la magie, et par conséquent celui-ci est homme. Il faut maintenant examiner si, pour être homme, il mérite la mort.
« Je pense, messieurs, qu’on n’a jamais révoqué en doute que toutes les créatures sont produites par notre commune mère, pour vivre en société. Or, si je prouve que l’homme semble n’être né que pour la rompre, ne prouverai-je pas qu’en allant contre la fin de sa création, il mérite que la nature se repente de son ouvrage ?
« La première et la plus fondamentale loi pour la manutention2 d’une république, c’est l’égalité; mais l’homme ne la saurait endurer éternellement : il se rue sur nous pour nous manger; il se fait accroire que nous n’avons été faits que pour lui; il prend, pour argument de sa supériorité prétendue, la barbarie avec laquelle il nous massacre, et le peu de résistance qu’il trouve à forcer notre faiblesse, et ne veut pas cependant avouer à ses maîtres, les aigles, les condors, et les griffons, par qui les plus robustes d’entre eux sont surmontés.
« Mais pourquoi cette grandeur et disposition de membres marquerait-elle diversité d’espèce, puisque entre eux-mêmes il se rencontre des nains et des géants ?
« Encore est-ce un droit imaginaire que cet empire dont ils se flattent; ils sont au contraire si enclins à la servitude, que de peur de manquer à servir, ils se vendent les uns aux autres leur liberté. C’est ainsi que les jeunes sont esclaves des vieux, les pauvres des riches, les paysans des gentilshommes, les princes des monarques, et les monarques mêmes des lois qu’ils ont établies. Mais avec tout cela ces pauvres serfs ont si peur de manquer de maîtres, que comme s’ils appréhendaient que la liberté ne leur vînt de quelque endroit non attendu, ils se forgent des dieux de toutes parts, dans l’eau, dans l’air, dans le feu, sous la terre.
1. contention : effort, application.
2. manutention : maintien.


Texte B : MONTESQUIEU, Lettres Persanes, 1721.
Lettre XXX
Rica au même1, à Smyrne
Les habitants de Paris sont d’une curiosité qui va jusqu’à l’extravagance. Lorsque j’arrivai, je fus regardé comme si j’avais été envoyé du ciel : vieillards, hommes, femmes, enfants, tous voulaient me voir. Si je sortais, tout le monde se mettait aux fenêtres ; j’étais aux Tuileries, je voyais aussitôt un cercle se former autour de moi; les femmes mêmes faisaient un arc-en-ciel nuancé de mille couleurs, qui m’entourait; si j’étais aux spectacles, je trouvais d’abord cent lorgnettes dressées contre ma figure: enfin jamais homme n’a tant été vu que moi. Je souriais quelquefois d’entendre des gens qui n’étaient presque jamais sortis de leur chambre, qui disaient entre eux : « Il faut avouer qu’il a l’air bien persan. » Chose admirable ! Je trouvais de mes portraits partout; je me voyais multiplié dans toutes les boutiques, sur toutes les cheminées, tant on craignait de ne m’avoir pas assez vu.
Tant d’honneurs ne laissent2 pas d’être à charge3 : je ne me croyais pas un homme si curieux et si rare; et quoique j’aie très bonne opinion de moi, je ne me serais jamais imaginé que je dusse troubler le repos d’une grande ville où je n’étais point connu. Cela me fit résoudre à quitter l’habit persan et à en endosser un à l’européenne, pour voir s’il resterait encore dans ma physionomie quelque chose d’admirable. Cet essai me fit connaître ce que je valais réellement : libre de tous les ornements étrangers, je me vis apprécié au plus juste. J’eus sujet de me plaindre de mon tailleur, qui m’avait fait perdre en un instant l’attention et l’estime publique : car j’entrai tout à coup dans un néant affreux. Je demeurais quelquefois une heure dans une compagnie sans qu’on m’eût regardé, et qu’on m’eût mis en occasion d’ouvrir la bouche. Mais, si quelqu’un, par hasard, apprenait à la compagnie que j’étais Persan, j’entendais aussitôt autour de moi un bourdonnement : « Ah ! ah ! Monsieur est Persan ? c’est une chose bien extraordinaire ! Comment peut-on être Persan ? »
De Paris, le 6 de la lune de Chalval, 1712.
1. à son ami Usbek.
2. ne laissent pas : n’empêchent pas.
3. être à charge : causer une gêne.


 Texte C : Louis-Armand de Lom d'Arce, baron de Lahontan,  Dialogue entre le baron de Lahontan et un sauvage d'Amérique (nommé Adario) (1703) Des Lois : Deuxième entretien

ADARIO – […] Quel genre d'hommes sont les Européens ! Quelle sorte de créatures qui font le bien par force et n'évitent à faire le mal que par la crainte des châtiments?
Si je te demandais ce que c'est qu'un homme, tu me répondrais que c'est un Français, et moi je te prouverai que c'est plutôt un castor. Car un homme n'est pas homme à cause qu'il est planté droit sur ses deux pieds, qu'il sait lire et écrire, et qu'il a mille autres industries.
J'appelle un homme celui qui a un penchant naturel à faire le bien et qui ne songe jamais à faire du mal. Tu vois bien que nous n'avons point des juges; pourquoi? parce que nous n'avons point de querelles ni de procès.
Mais pourquoi n'avons-nous pas de procès? C'est parce que nous ne voulons point recevoir ni connaître l'argent. Pourquoi est-ce que nous ne voulons pas admettre cet argent?
C'est parce que nous ne voulons pas de lois, et que depuis que le monde est monde nos pères ont vécu sans cela. Au reste, il est faux, comme je l'ai déjà dit, que le mot de lois signifie parmi vous les choses justes et raisonnables, puisque les riches s'en moquent et qu'il n'y a que les malheureux qui les suivent.
Venons donc à ces lois ou choses raisonnables. Il y a cinquante ans que les gouverneurs du Canada prétendent que nous soyons sous les lois de leur grand capitaine. Nous nous contentons de nier notre dépendance de tout autre que du grand Esprit; nous sommes nés libres et frères unis, aussi grands maîtres les uns que les autres; au lieu que vous êtes tous des esclaves d'un seul homme.
Si nous ne répondons pas que nous prétendons que tous les Français dépendent de nous, c'est que nous voulons éviter des querelles. Car sur quel droit et sur quelle autorité fondent-ils cette prétention? Est-ce que nous nous sommes vendus à ce grand capitaine?
Avons-nous été en France vous chercher?
C'est vous qui êtes venus ici nous trouver.
Qui vous a donné tous les pays que vous habitez? De quel droit les possédez-vous?
Ils appartiennent aux Algonkins depuis toujours. Ma foi, mon cher frère, je te plains dans l'âme.
Crois-moi, fais-toi Huron. Car je vois la différence de ma condition à la tienne. Je suis maître de mon corps, je dispose de moi-même, je fais ce que je veux, je suis le premier et le dernier de ma nation ; je ne crains personne et ne dépends uniquement que du grand Esprit. Au lieu que ton corps et ta vie dépendent de ton grand capitaine ; son vice-roi dispose de toi, tu ne fais pas ce que tu veux, tu crains voleurs, faux témoins, assassins, etc.
Tu dépends de mille gens que les emplois ont mis au-dessus de toi. Est-il vrai ou non ? Sont-ce des choses improbables et invisibles ?
Ha ! mon cher frère, tu vois bien que j'ai raison; cependant, tu aimes encore mieux être esclave français, que libre Huron. Ah! le bel homme qu'un Français avec ses belles lois, qui croyant être bien sage est assurément bien fou! puisqu'il demeure dans l'esclavage et dans la dépendance, pendant que les animaux eux-mêmes jouissant de cette adorable liberté, ne craignent, comme nous, que des ennemis étrangers.

I. Vous répondrez d’abord à la  question suivante (4 points) :
En quoi et comment l’homme est-il critiqué dans ces trois textes ? Votre réponse devra être organisée et faire des références précises aux textes.

II. Vous traiterez ensuite au choix un des sujets suivants (16 points) :

Commentaire :
Vous commenterez le texte de Montesquieu.
Dissertation :
Quel est l’intérêt de recourir à un regard extérieur pour argumenter ? Vous organiserez votre réponse en vous appuyant sur les textes du corpus et sur vos connaissances et lectures personnelles.

Invention :
Imaginez la réponse de l’homme au réquisitoire du juge dans le texte de Cyrano de Bergerac, sous la forme d’un plaidoyer en faveur de l’humanité.

 


Correction du bac blanc 2012 série S

La question transversale : En quoi et comment l’homme est-il critiqué dans ces trois textes ? Votre réponse devra être organisée et faire des références précises aux textes.

                Sous l’Ancien Régime, critiquer les défauts sociaux, politiques et religieux exposait à la censure. Aussi les auteurs prenaient-ils des précautions : en particulier, ils plaçaient leurs critiques dans la bouche d’un étranger ou d’un animal, ce qu’on appelle le regard extérieur. C’est le cas pour Cyrano de Bergerac, Lahontan et Montesquieu dans les extraits respectifs de leurs œuvres : Les États et Empires du Soleil, 1662 ;  Dialogue entre le baron de Lahontan et un sauvage d'Amérique (1703) ; Lettres Persanes, 1721. On peut se demander comment et en quoi l’homme social est critiqué. Après les définitions péjoratives de l’homme données par ces textes, on verra quels sont les défauts dénoncés et les intentions des auteurs.

                Les textes donnent une définition négative de l’homme par la voix d’un animal et de deux étrangers, au discours direct, dans un plaidoyer judiciaire, une lettre et un dialogue.
                La perdrix Guillemette, du parlement des oiseaux, dans son plaidoyer, trouve à l’homme sept caractéristiques qui peuvent s’organiser autour de trois aspects. D’abord, est stigmatisé le physique de l’homme, repoussant pour un oiseau,  lui inspirant de « l’horreur » « en ce qu’il est plumé comme un galeux ». Son comportement extravagant est ensuite ridiculisé, car « il rit comme un fou », «  pleure comme un sot », « se mouche comme un vilain » et « a toujours une quantité de petits grès carrés dans la bouche ». Enfin, et c’est le plus important, l’homme se livre à toutes sortes de simagrées, comme de « se casse[r] les deux jambes par la moitié, en sorte qu’il tombe sur ses gigots » pour s’adonner à la magie, c’est-à dire à la prière et donc à la religion. Montesquieu dirait, sous la plume de son Persan, que c’est plutôt l’habit qui fait l’homme, c’est-à dire son apparence, et plus cette apparence est exotique et étrange, plus l’individu éveille l’intérêt des autres : « Il faut avouer qu’il a l’air bien persan ». Quant à l’Indien de Lahontan, il compare dans sa tirade l’homme européen à « un castor » car « un homme n'est pas homme à cause qu'il est planté droit sur deux pieds, qu'il sait lire et écrire, et qu'il a mille autres industries ».

                Les auteurs insistent sur les défauts de l’homme, des moins graves aux plus graves.
                Si la curiosité et la superficialité des Parisiens sont dénoncées par le Persan, la perdrix est plus virulente qui accuse l’homme d’atteinte meurtrière à la Nature et à l’égalité entre les êtres vivants. L’homme qui veut tout dominer est, lui-même, prompt à la servitude : « ils sont au contraire si enclins à la servitude, que de peur de manquer à servir, ils se vendent les uns aux autres leur liberté » et « se forgent des dieux » pour être sûrs d’avoir des maîtres. L’Indien s’attaque à l’argent qui entraîne des lois, or «  les riches s'en moquent et qu'il n’y a que les malheureux qui les suivent ». Ces lois entraînent l’asservissement des Algonquins or « nous sommes nés libres et frères unis, aussi grands maîtres les uns que les autres », et la servitude des Européens « pendant que les animaux eux-mêmes jouissant de cette adorable liberté, ne craignent, comme nous, que des ennemis étrangers ». Lahontan, avant Diderot, dénonce l’illégitimité du colonialisme.
                C’est donc bien la dénonciation des atteintes aux droits de l’homme et des êtres vivants en général qui est au cœur des textes de Lahontan et Cyrano de Bergerac. Dans les trois textes sont dénoncés l’arrogance, le sentiment de supériorité, la curiosité déplacée et la domination usurpée qu’exercent les hommes, dits civilisés, sur les peuples étrangers, primitifs ou même le règne animal. Tous les renvoient à leurs faiblesses et à leur manque de lucidité et de libre arbitre.

                Les trois textes sont des critiques des mœurs et des mentalités européennes. Le texte de Montesquieu est plus humoristique et léger que les deux autres car il ne s’en prend ici qu’à une forme de snobisme des Parisiens. La perdrix voudrait bien faire condamner l’homme à mort pour obtenir réparation de la blessure subie et le ton est polémique. Quant à l’Indien qui dit à son interlocuteur français : «  Crois-moi, fais-toi Huron » et définit l’homme comme « celui qui a un penchant naturel à faire le bien et qui ne songe jamais à faire du mal », son discours est didactique et fraternel. Tous les auteurs appellent à se mettre à la place de l’autre, à réfléchir aux notions de liberté, d’égalité et de fraternité. Deux rejettent le joug de la religion et des lois et tous appellent à l’ouverture d’esprit et au respect de l’autre, de l’animal et des lois de la nature. Tous ces combats intellectuels se poursuivront, de manière plus scientifique avec les travaux des ethnologues comme ceux  de Claude Lévi Strauss au XXe siècle.




Correction de la Dissertation :

Quel est l’intérêt de recourir à un regard extérieur pour argumenter ? Vous organiserez votre réponse en vous appuyant sur les textes du corpus et sur vos connaissances et lectures personnelles.


I) Plaire au lecteur et le distraire

A) Dépayser et faire rêver : discours utopique des gens d’Eldorado

B) Amuser ou inquiéter par l’anthropomorphisme : roman de Renard, Etats et Empire du soleil de Cyrano de Bergerac, La Ferme des animaux de Orwel, les fables de La Fontaine, La Planète des singes de Pierre Boulle, La Métamorphose de Kafka …

C) Le regard des aliens : Fredric BROWN, En sentinelle, 1958

II) Dénoncer les atteintes à « l’autre », lutter contre les préjugés et réhabiliter « l’étranger » et même l’animal

A) Dénoncer l’esclavage et le colonialisme  comme institutions d’état: Les textes du corpus, Supplément au voyage de Bougainville de Diderot

B) Les ravages moraux et physiques apportés aux indigènes et les atteintes à la nature : Diderot, Lahontan

C) Lutter contre les préjugés : les indigènes ne sont pas des monstres, ils ont des qualités et de la sagesse. Les animaux éprouvent des sentiments et souffrent comme les humains.

III) Ridiculiser et rabaisser la superbe des Occidentaux et faire réfléchir à l’altérité

A) La caricature pour éprouver l’amour propre: Lettres persanes

B) Inverser les situations pour faire prendre conscience : dans les raisonnements des sauvages de Lahontan, Diderot
C) Prise de distance et de hauteur pour inciter à la réflexion de manière plus concrète que dans un essai

Céline Roumégoux