Le motif des cheveux : symbole du lien
amoureux et érotique
Botticelli peint la naissance de Vénus entre 1484-85.
Joachim du Bellay, « Ces
cheveux d’or sont les liens, Madame », sonnet X in L’Olive (1549).
Joachim du Bellay (1522-1560),
cofondateur de la Pléiade avec son ami Ronsard, est un poète militant de la
langue française. Très érudit, il entreprend de défendre et d’enrichir la
langue française pour qu’elle rivalise et surpasse le latin in Défense
et illustration de la langue française (1549).
La même année, il publie L’Olive, anagramme
de Mlle de Viole, son inspiratrice. C’est le premier recueil de sonnets
français inspirés du Canzoniere de
Pétrarque.
Il reprend le mythe de la création du
monde par Amour, selon Hésiode, et les idées néoplatoniciennes de Marsile Ficin :
l'amour de la beauté terrestre traduit l’aspiration sublime de l'âme,
prisonnière ici-bas, vers la beauté divine et idéale. Les cheveux blonds,
attributs du dieu solaire Apollon et d’Aphrodite, sont admirés, comme au Moyen
Age avec Iseut la blonde. Les cheveux féminins étaient considérés par l’Eglise
comme objet de tentation et il était sacrilège d’en faire la louange.
Ces cheveux d’or sont les liens Madame,
Dont fut premier ma
liberté surprise,
Amour la flamme autour du cœur éprise,
Ces yeux le trait, qui
me transperce l’âme.
Forts sont les nœuds, âpre, et vive la flamme,
Le coup, de main à tirer bien apprise,
Et toutefois j’aime, j’adore, et prise
Ce qui m’étreint, qui me brûle, et entame.
Pour briser donc, pour éteindre, et guérir
Ce dur lien, cette ardeur, cette plaie,
Je ne quiers fer,
liqueur, ni médecine,
L’heur,
et plaisir, que ce m’est de périr
De telle main, ne permet que j’essaie
Glaive tranchant, ni froideur, ni racine.
Joachim du Bellay, « Ces
cheveux d’or sont les liens Madame » sonnet X in L’Olive (1549).
Premier :
d'abord.
Flamme :
sentiment amoureux.
Eprise :
allumée.
Trait :
flèche.
Prise :
apprécie.
Quiers :
forme du verbe «quérir», «chercher».
Médecine :
remède, qui serait une «racine» (vers 14).
Heur :
bonheur.
Étienne Jodelle, « Amour vomit sur moi sa fureur et sa
rage », sonnet IX in Les Amours (1574 éd. posth.).
Étienne Jodelle (1532-1573) se fit
remarquer en 1553 en créant avec succès, devant Henri II, la première tragédie
française en vers à l’antique, Cléopâtre captive. Ses dons de dramaturge
lui permirent de rejoindre la Pléiade de Ronsard. Il fréquenta assidûment
le salon de la maréchale de Retz, Catherine de Clermont, qui passe pour lui
avoir inspiré les sonnets de ses Amours.
On l’a appelé « le poète de l’amour noir » à cause de la violence des
images qu’il utilise pour traiter le sentiment amoureux. Il s’écarte ainsi de
la convention du sonnet pétrarquisant un peu mièvre. Il exige ici un gage
d’amour, dont les cheveux sont le symbole.
Amour vomit sur moi sa fureur et sa rage,
Ayant un jour du front son bandeau délié,
Voyant que ne m’étais sous lui humilié,
Et que ne lui avais encore fait hommage :
Il me saisit au corps, et en cet avantage
M’a les pieds et les mains garroté et lié :
De l’or de vos cheveux plus qu’or fin délié,
Il s’est voulu servir pour faire son cordage.
Puis donc que vos cheveux ont été mon lien,
Madame, faites moi, je vous prie, tant de bien,
Si ne voulez souffrir que maintenant je meure,
Que j’aie pour faveur un bracelet de vous,
Qui puisse témoigner dorénavant à tous,
Qu’a perpétuité votre esclave demeure.
Étienne Jodelle,
« Amour vomit sur moi sa fureur et sa rage », sonnet IX in Les Amours (1574 éd. posth.).
Du front son
bandeau délié : le poète ayant dénoué de son front le bandeau de
l’amour. En réalité, on représente l’amour avec les yeux bandés, et non le
front, pour dire que l’amour est aveugle.
Délié :
délicat.
Souffrir :
supporter, tolérer.
Demeure :
je demeure : les pronoms personnels sont souvent omis en poésie à la
Renaissance.
Les cheveux de la dame
début des années 1480.
1. Le sujet principal des quatrains du sonnet de
Du Bellay sont « Ces cheveux », associés successivement à des
« liens » et à des « nœuds ». Ce dernier terme,
polysémique, dénote à la fois les liens matériels (enlacement des cheveux) et
les liens affectifs (attachement entre des personnes).
Dans le sonnet de Jodelle, l’« Amour » personnifié est
le sujet principal des quatrains. Du Bellay envisage d’emblée le motif des
cheveux, conformément au titre de son poème, alors que Jodelle n’y fait
référence qu’au septième vers du huitain.
Dans les tercets des deux sonnets, les poètes évoquent les
conséquences des liens amoureux présentés dans les huitains, à savoir les liens
amoureux. « Pour briser donc »/ « Puis donc », sont les
conjonctions marquant la « volta » ou « charnière » du
sonnet.
Ainsi, Du Bellay fait allégeance à la dame et capitule
devant son emprise, symbolisée par ses cheveux : « L’heur, et
plaisir, que ce m’est de périr ». En revanche, Jodelle réclame en gage
d’amour « un bracelet » fait des cheveux de la dame : symbole visible
de son attachement, au sens propre comme au figuré.
Comment s’adresser à l’aimée ?
2. Dès le premier vers du sonnet, Du Bellay s’adresse à
sa dame par une apostrophe à la rime : « Madame ». Par
délicatesse, il n’emploie aucun déterminant possessif et recourt seulement aux
démonstratifs : « Ces cheveux/ ces yeux/ ce dur lien/ cette
plaie ».
Jodelle n’adresse sa dame qu’au
septième vers du huitain : « vos cheveux » et multiplie ensuite
les invocations dans le sizain : « Madame/ je vous prie/ un bracelet
de vous/votre esclave » Si Jodelle se montre le plus loquace, il ne semble
pour autant pas le plus épris : il se montre exigeant et presse sa dame
d’accéder à ses demandes.
L’amour en trois images selon Du Bellay
3. Pour caractériser son amour, Du Bellay entrecroise trois
images dans le sonnet : les liens des cheveux, la flamme de la passion
amoureuse, et la flèche d’amour (« le trait »), lancée par les yeux
de l’aimée, qui atteint le poète transi. Elles sont résumées dans deux vers au
rythme ternaire : « Ce qui m’étreins, qui me brûle et entame »
et « Ce dur lien, cette ardeur, cette plaie ». L’image qui domine est
la dernière : elle clôt le sonnet : « périr/ De telle
main ». La dame est assimilée à Cupidon-Éros, habile à décocher ses
flèches. De fait, le poète succombe avec « heur et plaisir ».
Jodelle ou l’amour-dragon
4. Dans les quatrains du sonnet de Jodelle, l’amour est personnifié
(ou animalisé) et s’éloigne du code galant de l’époque. Dès le premier vers,
l’amour est assimilé à un monstre en colère (nombreuses allitérations en
sifflantes : « v/ s/ f/ ge »), à une sorte de dragon qui
« vomit » au lieu de cracher du feu. L’image est volontairement
choquante pour dénoter la force sauvage de l’amour quand il s’empare d’un cœur
jusque-là fermé. Au deuxième quatrain, Amour se change en bourreau : il se
saisit du corps de l’amant et lui ligote les mains et les pieds avec les
cheveux de sa belle. Cette image très réaliste et outrée peut prêter au
rire : en effet, la mode baroque commence à influencer la poésie de
l’époque
La soumission d’amour
5. Les deux poètes réinvestissent le thème courtois de
l’amant captif et martyr, lié ici par les cheveux (« dur lien »,
« cordage ») de sa belle et blessé par l’amour (« le trait »,
« périr », « que je meure »). Contrairement à
Du Bellay, Jodelle n’emploie pas l’image de la flèche d’amour mais se
contente de la seule métaphore filée des cheveux. La chevelure, symbole de la
féminité, est érotisée par ce dernier qui réclame un bracelet de cheveux de sa
belle. Dans les deux sonnets, les cheveux de l’aimée sont « d’or »,
la blondeur faisant partie des canons de beauté de l’époque, attribut du dieu
solaire Apollon et de la déesse de l’amour, Vénus.
Chez Du Bellay, les allusions à « la liqueur », que
l’amant refuse de prendre comme « contrepoison » à l’amour, rappellent
le philtre d’amour bu par Tristan et Yseut, qui les unit à jamais. Seul
Du Bellay évoque discrètement la main et les yeux de sa belle, sans les
décrire. Le corps de la femme est donc évoqué principalement par le biais sa chevelure.
Ce thème sera notamment repris par Baudelaire (« Un Hémisphère dans une
chevelure » et par Maeterlinck (« Pelléas et Mélisande »).
Le sonnet : une forme poétique privilégiée pour
« dire l’amour »
Publié dans « L’Olive » (1549), le premier
recueil de sonnets français, le poème de Du Bellay recourt à des
décasyllabes et une disposition de rimes selon le schéma ABBA – ABBA/
CDE – CDE. Il ne respecte pas l’alternance des rimes masculines et
féminines. Jodelle, pour sa part, emploie des alexandrins et le schéma
marotique ou italien des rimes ABBA – ABBA/ CCD – EED. Il respecte
l’alternance des rimes féminines et masculines. Dans les deux sonnets, le mot
« lien » est en diérèse, ce qui signale l’importance du terme.
Le sonnet de Du Bellay, plus léger par ses décasyllabes,
plus traditionnel dans ses images et l’adresse à la dame, relève du registre de
la lyrique courtoise. Celui de Jodelle recourt à des vers plus longs, des
images violentes, à la fois fantastiques et réalistes. Plus difficile à
classer, il annonce l’esthétique baroque.