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jeudi 2 juin 2022

Joachim du Bellay, « Ces cheveux d’or sont les liens, Madame » et Étienne Jodelle, « Amour vomit sur moi sa fureur et sa rage » comparaison de sonnets sur le thème des cheveux

 

Le motif des cheveux : symbole du lien amoureux et érotique



Botticelli peint la naissance de Vénus entre 1484-85.

 


  Joachim du Bellay, « Ces cheveux d’or sont les liens, Madame », sonnet X in L’Olive (1549).

 

Joachim du Bellay (1522-1560), cofondateur de la Pléiade avec son ami Ronsard, est un poète militant de la langue française. Très érudit, il entreprend de défendre et d’enrichir la langue française pour qu’elle rivalise et surpasse le latin in Défense et illustration de la langue française (1549). La même année, il publie L’Olive, anagramme de Mlle de Viole, son inspiratrice. C’est le premier recueil de sonnets français inspirés du Canzoniere de Pétrarque.

Il reprend le mythe de la création du monde par Amour, selon Hésiode, et les idées néoplatoniciennes de Marsile Ficin : l'amour de la beauté terrestre traduit l’aspiration sublime de l'âme, prisonnière ici-bas, vers la beauté divine et idéale. Les cheveux blonds, attributs du dieu solaire Apollon et d’Aphrodite, sont admirés, comme au Moyen Age avec Iseut la blonde. Les cheveux féminins étaient considérés par l’Eglise comme objet de tentation et il était sacrilège d’en faire la louange.

 

Ces cheveux d’or sont les liens Madame,
Dont fut premier ma liberté surprise,
Amour la flamme autour du cœur éprise,
Ces yeux le trait, qui me transperce l’âme.

Forts sont les nœuds, âpre, et vive la flamme,
Le coup, de main à tirer bien apprise,
Et toutefois j’aime, j’adore, et prise
Ce qui m’étreint, qui me brûle, et entame.

Pour briser donc, pour éteindre, et guérir
Ce dur lien, cette ardeur, cette plaie,
Je ne quiers fer, liqueur, ni médecine,

L’heur, et plaisir, que ce m’est de périr
De telle main, ne permet que j’essaie
Glaive tranchant, ni froideur, ni racine.

Joachim du Bellay, « Ces cheveux d’or sont les liens Madame » sonnet X in L’Olive (1549).



 Premier : d'abord.

Flamme : sentiment amoureux.

 Eprise : allumée.

 Trait : flèche.

 Prise : apprécie.

 Quiers : forme du verbe «quérir», «chercher».

 Médecine : remède, qui serait une «racine» (vers 14).

 Heur : bonheur.


Étienne Jodelle, « Amour vomit sur moi sa fureur et sa rage », sonnet IX in Les Amours (1574  éd. posth.).

 

Étienne Jodelle (1532-1573) se fit remarquer en 1553 en créant avec succès, devant Henri II, la première tragédie française en vers à l’antique, Cléopâtre captive. Ses dons de dramaturge lui permirent de rejoindre la Pléiade de Ronsard. Il fréquenta assidûment le salon de la maréchale de Retz, Catherine de Clermont, qui passe pour lui avoir inspiré les sonnets de ses Amours. On l’a appelé « le poète de l’amour noir » à cause de la violence des images qu’il utilise pour traiter le sentiment amoureux. Il s’écarte ainsi de la convention du sonnet pétrarquisant un peu mièvre. Il exige ici un gage d’amour, dont les cheveux sont le symbole.

Amour vomit sur moi sa fureur et sa rage,
Ayant un jour du front son bandeau délié,
Voyant que ne m’étais sous lui humilié,
Et que ne lui avais encore fait hommage :

Il me saisit au corps, et en cet avantage
M’a les pieds et les mains garroté et lié :
De l’or de vos cheveux plus qu’or fin délié,
Il s’est voulu servir pour faire son cordage.

Puis donc que vos cheveux ont été mon lien,
Madame, faites moi, je vous prie, tant de bien,
Si ne voulez souffrir que maintenant je meure,

Que j’aie pour faveur un bracelet de vous,
Qui puisse témoigner dorénavant à tous,
Qu’a perpétuité votre esclave demeure.

Étienne Jodelle, « Amour vomit sur moi sa fureur et sa rage », sonnet IX in Les Amours (1574  éd. posth.).



 Du front son bandeau délié : le poète ayant dénoué de son front le bandeau de l’amour. En réalité, on représente l’amour avec les yeux bandés, et non le front, pour dire que l’amour est aveugle.

 Délié : délicat.

 Souffrir : supporter, tolérer.

 Demeure : je demeure : les pronoms personnels sont souvent omis en poésie à la Renaissance.


Les cheveux de la dame 



Portrait de jeune femme
, atelier de Sandro Botticelli,
début des années 1480.



1. Le sujet principal des quatrains du sonnet de Du Bellay sont « Ces cheveux », associés successivement à des « liens » et à des « nœuds ». Ce dernier terme, polysémique, dénote à la fois les liens matériels (enlacement des cheveux) et les liens affectifs (attachement entre des personnes).

Dans le sonnet de Jodelle, l’« Amour » personnifié est le sujet principal des quatrains. Du Bellay envisage d’emblée le motif des cheveux, conformément au titre de son poème, alors que Jodelle n’y fait référence qu’au septième vers du huitain.

Dans les tercets des deux sonnets, les poètes évoquent les conséquences des liens amoureux présentés dans les huitains, à savoir les liens amoureux. « Pour briser donc »/ « Puis donc », sont les conjonctions marquant la « volta » ou « charnière » du sonnet.

Ainsi, Du Bellay fait allégeance à la dame et capitule devant son emprise, symbolisée par ses cheveux : « L’heur, et plaisir, que ce m’est de périr ». En revanche, Jodelle réclame en gage d’amour « un bracelet » fait des cheveux de la dame : symbole visible de son attachement, au sens propre comme au figuré.


Comment s’adresser à l’aimée ?


2. Dès le premier vers du sonnet, Du Bellay s’adresse à sa dame par une apostrophe à la rime : « Madame ». Par délicatesse, il n’emploie aucun déterminant possessif et recourt seulement aux démonstratifs : « Ces cheveux/ ces yeux/ ce dur lien/ cette plaie ».

Jodelle n’adresse sa dame qu’au septième vers du huitain : « vos cheveux » et multiplie ensuite les invocations dans le sizain : « Madame/ je vous prie/ un bracelet de vous/votre esclave » Si Jodelle se montre le plus loquace, il ne semble pour autant pas le plus épris : il se montre exigeant et presse sa dame d’accéder à ses demandes.


L’amour en trois images selon Du Bellay


3. Pour caractériser son amour, Du Bellay entrecroise trois images dans le sonnet : les liens des cheveux, la flamme de la passion amoureuse, et la flèche d’amour (« le trait »), lancée par les yeux de l’aimée, qui atteint le poète transi. Elles sont résumées dans deux vers au rythme ternaire : « Ce qui m’étreins, qui me brûle et entame » et « Ce dur lien, cette ardeur, cette plaie ». L’image qui domine est la dernière : elle clôt le sonnet : « périr/ De telle main ». La dame est assimilée à Cupidon-Éros, habile à décocher ses flèches. De fait, le poète succombe avec « heur et plaisir ».


Jodelle ou l’amour-dragon


4. Dans les quatrains du sonnet de Jodelle, l’amour est personnifié (ou animalisé) et s’éloigne du code galant de l’époque. Dès le premier vers, l’amour est assimilé à un monstre en colère (nombreuses allitérations en sifflantes : « v/ s/ f/ ge »), à une sorte de dragon qui « vomit » au lieu de cracher du feu. L’image est volontairement choquante pour dénoter la force sauvage de l’amour quand il s’empare d’un cœur jusque-là fermé. Au deuxième quatrain, Amour se change en bourreau : il se saisit du corps de l’amant et lui ligote les mains et les pieds avec les cheveux de sa belle. Cette image très réaliste et outrée peut prêter au rire : en effet, la mode baroque commence à influencer la poésie de l’époque


La soumission d’amour


5. Les deux poètes réinvestissent le thème courtois de l’amant captif et martyr, lié ici par les cheveux (« dur lien », « cordage ») de sa belle et blessé par l’amour (« le trait », «  périr », « que je meure »). Contrairement à Du Bellay, Jodelle n’emploie pas l’image de la flèche d’amour mais se contente de la seule métaphore filée des cheveux. La chevelure, symbole de la féminité, est érotisée par ce dernier qui réclame un bracelet de cheveux de sa belle. Dans les deux sonnets, les cheveux de l’aimée sont « d’or », la blondeur faisant partie des canons de beauté de l’époque, attribut du dieu solaire Apollon et de la déesse de l’amour, Vénus.

Chez Du Bellay, les allusions à « la liqueur », que l’amant refuse de prendre comme « contrepoison » à l’amour, rappellent le philtre d’amour bu par Tristan et Yseut, qui les unit à jamais. Seul Du Bellay évoque discrètement la main et les yeux de sa belle, sans les décrire. Le corps de la femme est donc évoqué principalement par le biais sa  chevelure. Ce thème sera notamment repris par Baudelaire (« Un Hémisphère dans une chevelure » et par Maeterlinck (« Pelléas et Mélisande »).


Le sonnet : une forme poétique privilégiée pour « dire l’amour »

 

Publié dans « L’Olive » (1549), le premier recueil de sonnets français, le poème de Du Bellay recourt à des décasyllabes et une disposition de rimes selon le schéma ABBA – ABBA/ CDE – CDE. Il ne respecte pas l’alternance des rimes masculines et féminines. Jodelle, pour sa part, emploie des alexandrins et le schéma marotique ou italien des rimes ABBA – ABBA/ CCD – EED. Il respecte l’alternance des rimes féminines et masculines. Dans les deux sonnets, le mot « lien » est en diérèse, ce qui signale l’importance du terme.

Le sonnet de Du Bellay, plus léger par ses décasyllabes, plus traditionnel dans ses images et l’adresse à la dame, relève du registre de la lyrique courtoise. Celui de Jodelle recourt à des vers plus longs, des images violentes, à la fois fantastiques et réalistes. Plus difficile à classer, il annonce l’esthétique baroque.