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samedi 30 septembre 2017

Amphitryon 38, acte II, scène 2, Giraudoux, commentaire de texte



Amphitryon 38 (1929) de Giraudoux
Extrait de l’acte II, scène 2
Une nuit « divine » ?


[…]
JUPITER. — Quelle nuit divine !
ALCMÈNE. — Tu es faible, ce matin, dans tes épithètes, chéri.
JUPITER. — Je dis divine !
ALCMÈNE. — Que tu dises un repas divin, une pièce de bœuf divine, soit, tu n’es pas forcé d’avoir sans cesse de l’invention. Mais, pour cette nuit, tu aurais pu trouver mieux.
JUPITER. — Qu’aurais-je pu trouver de mieux ?
ALCMÈNE. — À peu près tous les adjectifs, à part ton mot divin, vraiment hors d’usage. Le mot parfait, le mot charmant. Le mot agréable surtout, qui dit bien des choses de cet ordre : quelle nuit agréable !
JUPITER. — Alors la plus agréable de toutes nos nuits, n’est-ce pas, de beaucoup ?
ALCMÈNE. — C’est à savoir.
JUPITER. — Comment, c’est à savoir ?
ALCMÈNE. — As-tu oublié, cher mari, notre nuit de noces, le faible fardeau que j’étais dans tes bras, et cette trouvaille que nous fîmes de nos deux cœurs au milieu des ténèbres qui nous enveloppaient pour la première fois ensemble dans leur ombre ? Voilà notre plus belle nuit.
JUPITER. — Notre plus belle nuit, soit. Mais la plus agréable, c’est bien celle-ci.
ALCMÈNE. — Crois-tu ? Et la nuit où un grand incendie se déclara dans Thèbes, d’où tu revins dans l’aurore, doré par elle, et tout chaud comme un pain. Voilà notre nuit la plus agréable, et pas une autre !
JUPITER. — Alors, la plus étonnante, si tu veux ?
ALCMÈNE. — Pourquoi étonnante ? Oui, celle d’avant-hier, quand tu sauvas de la mer cet enfant que le courant déportait, et que tu revins, luisant de varech et de lune, tout salé par les dieux et me sauvant toute la nuit à bras le corps dans ton sommeil… Cela était assez étonnant !… Non, si je voulais donner un adjectif à cette nuit, mon chéri, je dirais qu’elle fut conjugale. Il y avait en elle une sécurité qui m’égayait. Jamais je n’avais été aussi certaine de te retrouver au matin bien rose, bien vivant, avide de ton petit déjeuner et il me manquait cette appréhension divine, que je ressens pourtant toutes les fois, de te voir à chaque minute mourir dans mes bras.
JUPITER. — Je vois que les femmes aussi emploient le mot divine ?…
ALCMÈNE. — Après le mot appréhension, toujours.
Un silence.
JUPITER. — Quelle belle chambre !
ALCMÈNE. — Tu l’apprécies surtout le matin où tu y es en fraude.
JUPITER. — Comme les hommes sont habiles ! Par ce système de pierres transparentes et de fenêtres, ils arrivent, sur une planète relativement si peu éclairée, à voir plus clair dans leurs maisons qu’aucun être au monde.
ALCMÈNE. — Tu n’es pas modeste, chéri. C’est toi qui l’as inventé.
JUPITER. — Et quel beau paysage !
ALCMÈNE. — Celui-là tu peux le louer, il n’est pas de toi.
JUPITER. — Et de qui est-il ?
ALCMÈNE. — Du maître des dieux.
JUPITER. — On peut savoir son nom ?
ALCMÈNE. — Jupiter.
JUPITER. — Comme tu prononces bien les noms des dieux ! Qui t’a appris à les mâcher ainsi des lèvres comme une nourriture divine ? On dirait une brebis qui a cueilli le cytise et, la tête haute, le broute. Mais c’est le cytise qui est parfumé par ta bouche. Répète. On dit que les dieux ainsi appelés répondent quelquefois par leur présence même.
ALCMÈNE. — Neptune ! Apollon !
JUPITER. — Non, le premier, répète !
ALCMÈNE. — Laisse-moi brouter tout l’Olympe… D’ailleurs j’aime surtout prononcer les noms des dieux par couples : Mars et Vénus, Jupiter et Junon… Alors je les vois défiler sur la crête des nuages, éternellement, se tenant par la main… Cela doit être superbe !
JUPITER. — Et d’une gaîté… Alors tu trouves beau, cet ouvrage de Jupiter, ces falaises, ces rocs ?
ALCMÈNE. — Très beau. Seulement l’a-t-il fait exprès ?
[…]


  • Jean Giraudoux (1882-1944)


Commentaire de l’extrait
Amphitryon 38 de Giraudoux se présente comme la 38e version du mythe en 1929, après celles de Plaute et de Molière. Jupiter, roi des Dieux, a séduit Alcmène, épouse d’Amphitryon, en prenant l’apparence de son époux. Dans l’acte II, scène 2, on assiste à un dialogue entre Jupiter et Alcmène, au matin, après une nuit d’amour. Dans cette scène qui repose sur un quiproquo comique, se dégage une réflexion sur l’humain et le divin.



 I) Une scène burlesque



A) Un malentendu sur les mots ou la nuance sémantique



- Tout repose sur la qualification de la qualité de la nuit d’amour entre Jupiter et Alcmène. Quand Jupiter qualifie cette nuit de « divine », Alcmène conteste cet adjectif qu’elle trouve mal approprié et « hors d’usage » ; pour elle, il serait mieux associé à de la nourriture, comme une « pièce de bœuf « ou « un repas ». Le mot « divin » est alors pris dans une acception imagée et hyperbolique et non dans son sens littéral. C’est une façon de « désacraliser » le sens du mot et de le rattacher à la matière « consommable ».

- Elle propose des variations plus « terre à terre » comme « parfait, charmant, agréable » où on note un decrescendo dans l’intensité du sens et de la sensation.

- Les questions inquiètes de Jupiter qui a besoin d’être rassuré sur sa virilité ne manquent pas d’amuser le spectateur : cette nuit d’amour n’était-elle pas « la plus belle nuit ou la plus étonnante  » à défaut d’être « divine » ? Il n’avait employé le mot « divin » que dans une sorte de demi-révélation sur son identité et s’attendait à l’acquiescement ravi d’Alcmène.

- Les réserves d’Alcmène et les rappels des nuits antérieures passées avec son vrai mari sont autant de brimades pour Jupiter qui se trouve dévalorisé par rapport à un simple mortel.



B) Un malentendu sur l’identité ou la révélation allusive



- Le mot « divine », comme on l’a vu, n’était pas anodin et était déjà une allusion voilée à l’identité de Jupiter.

- Dans la suite de la scène, Jupiter ose se rapprocher de la révélation : « On peut savoir son nom ? » ou « Comme tu prononces bien les noms des dieux ! ».

- On assiste à un jeu sur la double énonciation car le public, mieux informé qu’Alcmène, se demande si Jupiter va se dévoiler et quelle serait alors la réaction d’Alcmène : « On dit que les dieux ainsi appelés répondent quelquefois par leur présence même. ».

- Les réponses d’Alcmène sont décevantes pour Jupiter car le prestige divin est malmené et, pour elle, les dieux se déclinent par couples, comme en série : « D’ailleurs j’aime surtout prononcer les noms des dieux par couples : Mars et Vénus, Jupiter et Junon… ». C’est, bien sûr, une façon de rappeler à Jupiter qu’il a une épouse légitime à laquelle il doit fidélité.

 - « Brouter tout l’Olympe » en écho avec l’image employée par Jupiter « On dirait une brebis qui a cueilli le cytise et, la tête haute, le broute » assimile le panthéon divin à un vil pâturage et cela ne peut que froisser l’orgueil de Jupiter qui se trouve banalisé et plutôt ridicule.



II) Une réflexion sur le divin et l’humain



A) Le divin dévalorisé



- Ce qui terrasse vraiment Jupiter, c’est lorsqu’Alcmène qualifie leur nuit d’amour de banalement « conjugale » : « Non, si je voulais donner un adjectif à cette nuit, mon chéri, je dirais qu’elle fut conjugale. » Le roi des Dieux, loin d’être un amant exceptionnel, se situe dans la norme et la routine du mari légitime.

- Pire, c’est un mari très humain jusqu’à la caricature : « bien rose, bien vivant, avide de ton petit déjeuner ». On dirait qu’elle fait allusion à un enfant ou à un petit animal.

- La vision qu’Alcmène a des dieux est, au mieux, esthétique ou, au pire, simpliste : « Alors je les vois défiler sur la crête des nuages, éternellement, se tenant par la main… Cela doit être superbe ! ».

- Elle doute même à propos du plan de Dieu concernant la beauté de la création : « Très beau. Seulement l’a-t-il fait exprès ? » Dès lors, Jupiter ne peut qu’entendre la louange de l’humain.



B) L’humain valorisé



- L’éloge qu’Alcmène fait d’Amphitryon devient poétique  et sensuel: « Et la nuit où un grand incendie se déclara dans Thèbes, d’où tu revins dans l’aurore, doré par elle, et tout chaud comme un pain. » Ou encore cette allusion au sauvetage d’un enfant par son mari : « [il] revint, luisant de varech et de lune, tout salé par les dieux et me sauvant toute la nuit à bras le corps dans ton sommeil… »

- Elle rappelle malicieusement les inventions de l’homme : « Tu n’es pas modeste, chéri. C’est toi qui l’as inventé. » à propos des vitres que Jupiter nomme « ce système de pierres transparentes et de fenêtres ».

- L’humain est pour elle sécurisant : « Il y avait en elle (la nuit conjugale) une sécurité qui m’égayait », tandis que le divin est inquiétant : « Après le mot appréhension, toujours. » quand Jupiter lui dit : « Je vois que les femmes aussi emploient le mot divine ?… »



Giraudoux joue du quiproquo et du comique de situation pour instaurer une complicité avec le public qui s’amuse de voir un dieu soucieux de sa virilité et qui rit de la franchise cruelle d’Alcmène. Mais au-delà de cet aspect burlesque, le dramaturge relativise la puissance des dieux et même la grandeur de la création. Les humains semblent avoir plus d’intelligence, de charme et de bon sens. Dans une autre de ses pièces, Electre (1937), Giraudoux va même jusqu’à traiter les dieux de « boxeurs aveugles » qu’il vaut mieux ne pas déranger afin qu’ils ne déclenchent pas des catastrophes pour l’humanité. Alcmène, loin de rêver au statut de déesse, fait l’éloge de la condition de mortel et de ses limites et se méfie de l’illusion divine.

Céline Roumégoux (2017)
Tous droits réservés

lundi 25 septembre 2017

Hommage à Jeanne Moreau, Le Tourbillon



« Le Tourbillon » est une chanson française écrite par Serge Rezvani (né en 1928), chantée par Jeanne Moreau ( 1928-2017) et rendue célèbre par le film Jules et Jim de François Truffaut, en 1962. 



Elle avait des bagues à chaque doigt, 
Des tas de bracelets autour des poignets, 
Et puis elle chantait avec une voix 
Qui, sitôt, m'enjôla. 

Elle avait des yeux, des yeux d'opale, 
Qui me fascinaient, qui me fascinaient. 
Y avait l'ovale de son visage pâle 
De femme fatale qui m'fut fatale 
De femme fatale qui m'fut fatale 

On s'est connu, on s'est reconnu, 
On s'est perdu de vue, on s'est r'perdu d'vue 
On s'est retrouvé, on s'est réchauffé, 
Puis on s'est séparé. 

Chacun pour soi est reparti. 
Dans l'tourbillon de la vie 
Je l'ai revue un soir, aïe, aïe, aïe, 
Ça fait déjà un fameux bail 
Ça fait déjà un fameux bail 

Au son des banjos je l'ai reconnue. 
Ce curieux sourire qui m'avait tant plu. 
Sa voix si fatale, son beau visage pâle 
M'émurent plus que jamais. 

Je me suis soûlé en l'écoutant. 
L'alcool fait oublier le temps. 
Je me suis réveillé en sentant 

Des baisers sur mon front brûlant 
Des baisers sur mon front brûlant 

On s'est connu, on s'est reconnu. 
On s'est perdu de vue, on s'est r'perdu de vue 
On s'est retrouvé, on s'est séparé. 
Puis on s'est réchauffé. 

Chacun pour soi est reparti. 
Dans l'tourbillon de la vie. 
Je l'ai revue un soir ah ! là là 
Elle est retombée dans mes bras. 
Elle est retombée dans mes bras. 

Quand on s'est connu, 
Quand on s'est reconnu, 
Pourquoi s’perdre de vue, 
Se reperdre de vue ? 

Quand on s'est retrouvé, 
Quand on s'est réchauffé, 
Pourquoi se séparer ? 

Alors tous deux on est reparti 
Dans le tourbillon de la vie 
On a continué à tourner 
Tous les deux enlacés 
Tous les deux enlacés. 
Tous les deux enlacés.