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vendredi 9 janvier 2015

La mort de Gavroche, Les Misérables (1862), Hugo : commentaire littéraire





Victor Hugo (1802 - 1885), Les Misérables, partie V, Livre I, 1862 
 « La guerre entre quatre murs », Chapitre XV « Gavroche dehors ».


«  Il se dressa tout droit, debout, les cheveux au vent, les mains sur les hanches, l'œil fixé sur les gardes nationaux qui tiraient, et il chanta :
 On est laid à Nanterre,
C'est la faute à Voltaire,
Et bête à Palaiseau,
C'est la faute à Rousseau

Puis il ramassa son panier, y remit, sans en perdre une seule, les cartouches qui en étaient tombées, et, avançant vers la fusillade, alla dépouiller une autre giberne. Là une quatrième balle le manqua encore. Gavroche chanta :
 
Je ne suis pas notaire,
C'est la faute à Voltaire,
Je suis petit oiseau,
C'est la faute à Rousseau.

Une cinquième balle ne réussit qu'à tirer de lui un troisième couplet :


Joie est mon caractère,
C'est la faute à Voltaire,
Misère est mon trousseau,
C'est la faute à Rousseau.

Cela continua ainsi quelque temps.

[Le spectacle était épouvantable et charmant. Gavroche, fusillé, taquinait la fusillade. Il avait l'air de s'amuser beaucoup. C'était le moineau becquetant les chasseurs. Il répondait à chaque décharge par un couplet. On le visait sans cesse, on le manquait toujours. Les gardes nationaux et les soldats riaient en l'ajustant. Il se couchait, puis se redressait, s'effaçait dans un coin de porte, puis bondissait, disparaissait, reparaissait, se sauvait, revenait, ripostait à la mitraille par des pieds de nez, et cependant pillait les cartouches, vidait les gibernes et remplissait son panier. Les insurgés, haletants d'anxiété, le suivaient des yeux. La barricade tremblait; lui, il chantait. Ce n'était pas un enfant, ce n'était pas un homme; c'était un étrange gamin fée. On eût dit le nain invulnérable de la mêlée. Les balles couraient après lui, il était plus leste qu'elles. Il jouait on ne sait quel effrayant jeu de cache-cache avec la mort; chaque fois que la face camarde du spectre s'approchait, le gamin lui donnait une pichenette.]
Extrait entre crochets exclu du commentaire

Une balle pourtant, mieux ajustée ou plus traître que les autres, finit par atteindre l'enfant feu follet. On vit Gavroche chanceler, puis il s'affaissa. Toute la barricade poussa un cri ; mais il y avait de l'Antée dans ce pygmée ; pour le gamin toucher le pavé, c'est comme pour le géant toucher la terre ; Gavroche n'était tombé que pour se redresser ; il resta assis sur son séant, un long filet de sang rayait son visage, il éleva ses deux bras en l'air, regarda du côté d'où était venu le coup, et se mit à chanter.

Je suis tombé par terre,
C'est la faute à Voltaire,
Le nez dans le ruisseau,
C'est la faute à ...

Il n'acheva point. Une seconde balle du même tireur l'arrêta court. Cette fois il s'abattit la face contre le pavé, et ne remua plus. Cette petite grande âme venait de s'envoler. »


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Chanter la révolte
            Dans l’Histoire, le rôle de la chanson de guerre ou de révolte est important, comme les hymnes nationaux qui soudent une patrie. Dans Les Misérables (1862), Victor Hugo dans la partie V du Livre I, met en scène un enfant de Paris, Gavroche, qui participe à l’insurrection du 6 juin 1832 sur les barricades. Il s’agissait d’une révolte des Républicains contre le régime de Louis-Philipe. On examinera comment Victor Hugo dans cette scène de combat fait de Gavroche un symbole émouvant de la liberté. D’abord on verra en quoi la scène présentée s’inspire de la réalité, puis comment elle se transforme en symbole.

I) Une scène réaliste et historique                                                                                                                                                                                         
A) Une insurrection populaire en toile de fond

-          Le lieu de l’affrontement n’est pas directement précisé dans cet extrait mais suggéré par des indices contenus dans la chanson chantée par Gavroche, c'est-à-dire la région parisienne : « Nanterre » et « Palaiseau », mais surtout l’action se passe sur une barricade : «  Toute la barricade poussa un cri ».

-          Cependant les adversaires ne sont pas singularisés. Il  est question « des gardes nationaux » qui répriment en tirant sur les insurgés. On parle « d’un tireur » qui va achever Gavroche, sans préciser qu’il s’agit d’un membre de la garde nationale. Quant aux insurgés, beaucoup d’entre eux sont morts : « [Gavroche] alla dépouiller une autre giberne » ce qui sous-entend qu’il détrousse un combattant tué pour continuer la fusillade. Sinon l’ensemble des combattants est désigné sous le terme « toute la barricade » ce qui est une synecdoque (le tout pour la partie et la partie pour le tout). On voit bien que l’intention de l’auteur est de mettre en avant le rôle de Gavroche et de laisser dans l’ombre les autres protagonistes.

-          La lutte qui est montrée est une vraie bataille de rue. Le vocabulaire en témoigne « fusillade », «  balle », « cartouche », « tirer ».

B) Une scène dramatique et tragique

-          La tension est marquée par une alternance de phases narratives et descriptives et d’extraits de la chanson de Gavroche. Alternance aussi de phrases longues et courtes, on pourrait citer : « Gavroche chanta » ou «  il n’acheva point » qui sont des phrases courtes provoquant un choc émotionnel en cassant le rythme. 

-          On suit avec  angoisse le déroulement parallèle des tirs et des couplets : « Là une quatrième  balle […] une cinquième balle… ».

-          L’énonciation devient plus personnelle et familière, passant de la troisième personne au « on » : «  On vit Gavroche chanceler » quand le danger est à son paroxysme. La description de la chute progressive de Gavroche contribue à dramatiser l’action. Le fait qu’il va mourir semble inévitable, d’où l’aspect tragique : « chanceler […] s’affaisser […] se redresser […]  rester assis […] s’abattre […], ne plus remuer ». Toute cette série d’actions qui fait naître un espoir fou, vite déçu, montre la lutte héroïque de Gavroche. Victor Hugo fait de cette journée du 6 juin  1832, un moment inoubliable. Il créé la figure héroïque de Gavroche, représentatif de la jeunesse parisienne populaire.  




II) Une scène symbolique                                                                                                                                                                                                               
A)  Une vision épique

-          Victor Hugo transforme un enfant du peuple en géant, en utilisant une métaphore mythologique : «  il y avait de l’Antée dans ce pygmée ». On trouve aussi un oxymore dans cette expression pour souligner le contraste entre la taille de l’enfant et son courage.

-          Il en est de même pour la phrase : « Cette petite grande âme venait de s’envoler ». Mais ici, Victor Hugo ajoute une dimension religieuse en utilisant le mot « âme ». Gavroche devint ainsi un martyr.

-          La posture de Gavroche atteint par le tir est assimilée à un geste hors du commun par sa dignité : «  Gavroche n’était tombé que pour se redresser ». Là encore la comparaison épique le magnifie : « c’est comme pour le géant toucher la terre ».

B) Gavroche, icône de la liberté

-          La chanson que chante Gavroche n’a pas été inventée par Victor Hugo, c’est une chanson qui date du XVIIIe siècle pour tourner en dérision un arrêt ecclésiastique qui interdisait de lire et de citer Voltaire et Rousseau, considérés comme subversifs. Si Gavroche chante cette chanson, c’est pour mettre en valeur les hommes des Lumières et leur idéal de liberté, en montrant par le refrain ironique : « c’est la faute à … » que les conservateurs attribuaient tous les maux de la société aux idées révolutionnaires. C’est donc un défi à la monarchie de Juillet et un rappel des idéaux des Lumières et de la Révolution et surtout de la liberté d'expression.
                                                                                                            
-          La métaphore désignant Gavroche comme « l’enfant feu follet » a une double signification : d’abord montrer la vivacité, la légèreté de l’enfant sur les barricades et sa fragilité comme celle du feu follet, ensuite de suggérer avec l’allitération en sifflantes [f], le souffle coupé de l’enfant et le sifflement des balles.                                                                                                                                                                                                                                  
-          Cette scène dénuée de pathos et de polémiques appuyés est pourtant une forte dénonciation du régime de Louis-Philipe qui fait tirer sur les enfants. C’est aussi un exemple de l’innocence et du courage de la jeunesse éprise de liberté au prix de sa vie.

    Cette scène de révolte de rue, qui est marginale dans l’Histoire, est métamorphosée par Victor Hugo en scène symbolique. Il utilise avec adresse des éléments historiques, rend les événements dramatiques puis épiques et fait de Gavroche l’étendard de la liberté. Son chant sous la mitraille est un défi plein de gouaille et est associé à jamais à l’audace de ce titi parisien. Il est rare en littérature à cette époque de faire d’un enfant un héros politique. On peut penser que Victor Hugo s’est inspiré du tableau de Delacroix : La liberté guidant le peuple, où l’on voit aux côtés de l’allégorie de la Liberté un enfant avec deux pistolets et la fameuse casquette sur la tête. En contre-exemple, le personnage de Fabrice Del Dongo dans La Chartreuse de Parme de Stendhal est dérouté et décalé sur le champ de bataille de Waterloo.

      Prises de notes de Sarah 1S1 (2014)
 D’après le cours de Céline Roumégoux

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Voir le corpus de la révolte en chantant qui comprend ce texte 
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