Victor Hugo (1802 -
1885), Les Misérables, partie V,
Livre I, 1862
«
Il se dressa tout droit, debout, les cheveux au vent, les mains sur les
hanches, l'œil fixé sur les gardes nationaux qui tiraient, et il chanta :
On est laid à Nanterre,
C'est la faute à Voltaire,Et bête à Palaiseau,
C'est la faute à Rousseau
Puis il ramassa son panier, y remit, sans en perdre une seule, les cartouches qui en étaient tombées, et, avançant vers la fusillade, alla dépouiller une autre giberne. Là une quatrième balle le manqua encore. Gavroche chanta :
Je ne suis pas notaire,
C'est la faute à Voltaire,
Je suis petit oiseau,
C'est la faute à Rousseau.
Une cinquième balle ne réussit qu'à tirer de lui un troisième couplet :
Joie est mon caractère,
C'est la faute à Voltaire,
Misère est mon trousseau,
C'est la faute à Rousseau.
Cela continua ainsi quelque temps.
[Le spectacle était épouvantable et charmant.
Gavroche, fusillé, taquinait la fusillade. Il avait l'air de s'amuser beaucoup.
C'était le moineau becquetant les chasseurs. Il répondait à chaque décharge par
un couplet. On le visait sans cesse, on le manquait toujours. Les gardes
nationaux et les soldats riaient en l'ajustant. Il se couchait, puis se
redressait, s'effaçait dans un coin de porte, puis bondissait, disparaissait,
reparaissait, se sauvait, revenait, ripostait à la mitraille par des pieds de
nez, et cependant pillait les cartouches, vidait les gibernes et remplissait
son panier. Les insurgés, haletants d'anxiété, le suivaient des yeux. La
barricade tremblait; lui, il chantait. Ce n'était pas un enfant, ce n'était pas
un homme; c'était un étrange gamin fée. On eût dit le nain invulnérable de la
mêlée. Les balles couraient après lui, il était plus leste qu'elles. Il jouait
on ne sait quel effrayant jeu de cache-cache avec la mort; chaque fois que la face
camarde du spectre s'approchait, le gamin lui donnait une pichenette.]
Extrait entre crochets exclu du commentaire
Une balle pourtant, mieux ajustée ou plus traître que les autres, finit par atteindre l'enfant feu follet. On vit Gavroche chanceler, puis il s'affaissa. Toute la barricade poussa un cri ; mais il y avait de l'Antée dans ce pygmée ; pour le gamin toucher le pavé, c'est comme pour le géant toucher la terre ; Gavroche n'était tombé que pour se redresser ; il resta assis sur son séant, un long filet de sang rayait son visage, il éleva ses deux bras en l'air, regarda du côté d'où était venu le coup, et se mit à chanter.
Je suis tombé par terre,
C'est la faute à Voltaire,
Le nez dans le ruisseau,
C'est la faute à ...
Il n'acheva point. Une seconde balle du même tireur l'arrêta court. Cette fois il s'abattit la face contre le pavé, et ne remua plus. Cette petite grande âme venait de s'envoler. »
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Chanter la révolte
Dans l’Histoire, le rôle de la chanson de guerre ou de révolte
est important, comme les hymnes nationaux qui soudent une patrie. Dans Les Misérables (1862), Victor Hugo dans
la partie V du Livre I, met en scène un enfant de Paris, Gavroche, qui
participe à l’insurrection du 6 juin 1832 sur les barricades. Il s’agissait
d’une révolte des Républicains contre le régime de Louis-Philipe. On examinera
comment Victor Hugo dans cette scène de combat fait de Gavroche un symbole
émouvant de la liberté. D’abord on verra en quoi la scène présentée s’inspire
de la réalité, puis comment elle se transforme en symbole.
I) Une scène réaliste et historique
A) Une insurrection populaire en toile de
fond
-
Le
lieu de l’affrontement n’est pas directement précisé dans cet extrait mais
suggéré par des indices contenus dans la chanson chantée par Gavroche, c'est-à-dire
la région parisienne : « Nanterre »
et « Palaiseau », mais
surtout l’action se passe sur une barricade : « Toute la barricade poussa un cri ».
-
Cependant
les adversaires ne sont pas singularisés. Il
est question « des gardes
nationaux » qui répriment en tirant sur les insurgés. On parle « d’un tireur » qui va achever
Gavroche, sans préciser qu’il s’agit d’un membre de la garde nationale. Quant
aux insurgés, beaucoup d’entre eux sont morts : « [Gavroche] alla dépouiller une autre
giberne » ce qui sous-entend qu’il détrousse un combattant tué pour
continuer la fusillade. Sinon l’ensemble des combattants est désigné sous le
terme « toute la barricade »
ce qui est une synecdoque (le tout pour la partie et la partie pour le tout).
On voit bien que l’intention de l’auteur est de mettre en avant le rôle de
Gavroche et de laisser dans l’ombre les autres protagonistes.
-
La
lutte qui est montrée est une vraie bataille de rue. Le vocabulaire en témoigne
« fusillade », « balle », « cartouche », « tirer ».
B) Une scène dramatique et tragique
-
La
tension est marquée par une alternance de phases narratives et descriptives et
d’extraits de la chanson de Gavroche. Alternance aussi de phrases longues et
courtes, on pourrait citer : « Gavroche
chanta » ou « il n’acheva
point » qui sont des phrases courtes provoquant un choc émotionnel en
cassant le rythme.
-
On
suit avec angoisse le déroulement
parallèle des tirs et des couplets : « Là une quatrième balle […] une
cinquième balle… ».
-
L’énonciation
devient plus personnelle et familière, passant de la troisième personne au « on » : « On vit Gavroche chanceler » quand
le danger est à son paroxysme. La description de la chute progressive de Gavroche
contribue à dramatiser l’action. Le fait qu’il va mourir semble inévitable,
d’où l’aspect tragique : « chanceler
[…] s’affaisser […] se redresser […]
rester assis […] s’abattre […], ne plus remuer ». Toute cette
série d’actions qui fait naître un espoir fou, vite déçu, montre la lutte
héroïque de Gavroche. Victor Hugo fait de cette journée du 6 juin 1832, un moment inoubliable. Il créé la
figure héroïque de Gavroche, représentatif de la jeunesse parisienne populaire.
II) Une scène symbolique
A)
Une vision épique
-
Victor
Hugo transforme un enfant du peuple en géant, en utilisant une métaphore
mythologique : « il y avait de
l’Antée dans ce pygmée ». On trouve aussi un oxymore dans cette
expression pour souligner le contraste entre la taille de l’enfant et son
courage.
-
Il
en est de même pour la phrase : « Cette
petite grande âme venait de s’envoler ». Mais ici, Victor Hugo ajoute
une dimension religieuse en utilisant le mot « âme ». Gavroche devint ainsi un martyr.
-
La
posture de Gavroche atteint par le tir est assimilée à un geste hors du commun
par sa dignité : « Gavroche
n’était tombé que pour se redresser ». Là encore la comparaison épique
le magnifie : « c’est comme
pour le géant toucher la terre ».
B) Gavroche, icône de la liberté
-
La
chanson que chante Gavroche n’a pas été inventée par Victor Hugo, c’est une
chanson qui date du XVIIIe siècle pour tourner en dérision un arrêt
ecclésiastique qui interdisait de lire et de citer Voltaire et Rousseau,
considérés comme subversifs. Si Gavroche chante cette chanson, c’est pour
mettre en valeur les hommes des Lumières et leur idéal de liberté, en montrant
par le refrain ironique : « c’est
la faute à … » que les conservateurs attribuaient tous les maux de la
société aux idées révolutionnaires. C’est donc un défi à la monarchie de
Juillet et un rappel des idéaux des Lumières et de la Révolution et surtout de la liberté d'expression.
-
La
métaphore désignant Gavroche comme « l’enfant
feu follet » a une double signification : d’abord montrer la
vivacité, la légèreté de l’enfant sur les barricades et sa fragilité comme
celle du feu follet, ensuite de suggérer avec l’allitération en sifflantes [f],
le souffle coupé de l’enfant et le sifflement des balles.
-
Cette
scène dénuée de pathos et de polémiques appuyés est pourtant une forte
dénonciation du régime de Louis-Philipe qui fait tirer sur les enfants. C’est
aussi un exemple de l’innocence et du courage de la jeunesse éprise de liberté
au prix de sa vie.
Cette scène de
révolte de rue, qui est marginale dans l’Histoire, est métamorphosée par Victor
Hugo en scène symbolique. Il utilise avec adresse des éléments historiques,
rend les événements dramatiques puis épiques et fait de Gavroche l’étendard de
la liberté. Son chant sous la mitraille est un défi plein de gouaille et est
associé à jamais à l’audace de ce titi parisien. Il est rare en littérature à
cette époque de faire d’un enfant un héros politique. On peut penser que Victor
Hugo s’est inspiré du tableau de Delacroix : La liberté guidant le peuple, où l’on voit aux côtés de l’allégorie
de la Liberté un enfant avec deux pistolets et la fameuse casquette sur la
tête. En contre-exemple, le personnage de Fabrice Del Dongo dans La Chartreuse de Parme de Stendhal est
dérouté et décalé sur le champ de bataille de Waterloo.
Prises
de notes de Sarah 1S1 (2014)
D’après le cours de Céline
Roumégoux
Tous droits réservés
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Voir le corpus de la révolte en chantant qui comprend ce texte