Le poème "C"
J’ai traversé les ponts de Cé
C’est là que tout a commencé
Une chanson des temps passés
Parle d’un chevalier blessé
D’une rose sur la chaussée
Et d’un corsage délacé
Du château d’un duc insensé
Et des cygnes dans les fossés
De la prairie où vient danser
Une éternelle fiancée
Et j’ai bu comme un lait glacé
Le long lai des gloires faussées
La Loire emporte mes pensées
Avec les voitures versées
Et les armes désamorcées
Et les larmes mal effacées
Ô ma France ô ma délaissée
J’ai traversé les ponts de Cé
C, Louis ARAGON, Les Yeux d'Elsa, (1942)
Préambule à l'étude du poème C
Le poème C se situe au centre du recueil de 21 poèmes dédiés à Elsa, comme un hommage à la dame selon la tradition courtoise du Moyen Age, mais en réalité, comme le dit Aragon, il s’agit « d’une poésie de contrebande » à la façon du troubadour du Périgord Arnaut Daniel (XIIe siècle).
Aragon, en feignant la célébration traditionnelle de la dame aimée incarnée par Elsa Triolet, fait un hymne à la France occupée, déshonorée, mais qui demeure « L’éternelle fiancée ». La « morale courtoise » est largement sollicitée, sous le quadruple patronage d’Arnaut Daniel, Chrétien de Troyes (ses romans de chevalerie comme Lancelot ou le Chevalier de la charrette, XIIe siècle), Marie de France (ses lais bretons comme Guigemar, XIIe siècle) et Guillaume de Lorris et Jean de Meung (Le Roman de la Rose, XIIIe siècle).
Avec son régiment en déroute, Aragon traverse le 19 juin 1940 Les Ponts-de-Cé qui est une petite commune de l’agglomération d’Angers aux multiples ponts et franchit la Loire pour entrer en zone libre : « C’est là que tout a commencé » soit l’esprit de la Résistance, précédé de l’appel du 18 juin du général de Gaulle à la radio de Londres, sur les ondes de la BBC. Aragon stationne ensuite en Dordogne, précisément à Ribérac d’où était originaire le troubadour Arnaut Daniel.
Le recueil Les Yeux d’Elsa de Louis Aragon paraît en 1942 dans la collection Cahiers du Rhône dirigée par Albert Béguin aux Editions La Baconnière de Hermann Hauser à Neuchâtel en Suisse. Cette collection réussit ainsi à soutenir, pendant la guerre, la lutte des écrivains français pour les valeurs de la France au cœur de l'Europe menacée, en publiant par exemple des œuvres de Charles Péguy, Louis Aragon, Jean Cassou, Paul Claudel et Paul Éluard.
Le poème C se situe au centre du recueil de 21 poèmes dédiés à Elsa, comme un hommage à la dame selon la tradition courtoise du Moyen Age, mais en réalité, comme le dit Aragon, il s’agit « d’une poésie de contrebande » à la façon du troubadour du Périgord Arnaut Daniel (XIIe siècle).
Aragon l’explique dans La Leçon de Ribérac ou l’Europe française en annexe du recueil Les Yeux d’Elsa. Voici ce qu’en dit Guy Latry, universitaire, professeur d'occitan à Bordeaux 3, dans un entretien réalisé par Vincent Taconet : « C’est à Ribérac qu’avaient échoué le brancardier-chef Aragon et sa compagnie à la fin de juin 1940. Et c’est là, un an plus tard, dans un article publié par la revue Fontaine à Alger, qu’il situe la naissance de sa réflexion sur la possibilité d’écrire une poésie de résistance, réflexion qui part précisément d’Arnaut Daniel et de son style apparemment hermétique (le trobar clus, la poésie close) , apparemment seulement, puisqu’il est fait pour que seuls comprennent ces textes ceux à qui ils sont spécialement adressés : pour le troubadour, sa Dame, sous les yeux mêmes de son seigneur de mari, qui n’y voit goutte ; pour Aragon, les Français occupés, sous les yeux mêmes de l’occupant et des collabos (pas si aveugles que ça, ceux-là, à commencer par son ancien ami Drieu la Rochelle, qui dénonce Aragon et sa Leçon dans le journal de Doriot). En passant sous silence les conditions historiques de la fusion du Nord et du Midi (la Croisade des Albigeois et ses suites), Aragon se refuse à opposer deux France, ce qui doit se comprendre, évidemment, dans le contexte de l’Occupation, avec une ligne de démarcation qui coïncide à peu près avec les limites du domaine linguistique occitan…. »
Aragon, en feignant la célébration traditionnelle de la dame aimée incarnée par Elsa Triolet, fait un hymne à la France occupée, déshonorée, mais qui demeure « L’éternelle fiancée ». La « morale courtoise » est largement sollicitée, sous le quadruple patronage d’Arnaut Daniel, Chrétien de Troyes (ses romans de chevalerie comme Lancelot ou le Chevalier de la charrette, XIIe siècle), Marie de France (ses lais bretons comme Guigemar, XIIe siècle) et Guillaume de Lorris et Jean de Meung (Le Roman de la Rose, XIIIe siècle).
Avec son régiment en déroute, Aragon traverse le 19 juin 1940 Les Ponts-de-Cé qui est une petite commune de l’agglomération d’Angers aux multiples ponts et franchit la Loire pour entrer en zone libre : « C’est là que tout a commencé » soit l’esprit de la Résistance, précédé de l’appel du 18 juin du général de Gaulle à la radio de Londres, sur les ondes de la BBC. Aragon stationne ensuite en Dordogne, précisément à Ribérac d’où était originaire le troubadour Arnaut Daniel.
C, Louis ARAGON, Les
Yeux d'Elsa, (1942)
Si les chants de guerre invitent à la lutte et à la
victoire sur l’ennemi, il existe aussi des chansons ou des poèmes-chants qui disent
la souffrance de la défaite. Le temps des
cerises qui ressemble à une romance exprime le désespoir des Communards de
1871 face à la répression sauvage de la semaine sanglante. Après l’armistice de
1940, Aragon, ulcéré par la capitulation reprend le procédé du chant d’amour
blessé pour déplorer l’abandon et la trahison de la France par le gouvernement
de Vichy. Le poème C qui fait
partie du recueil Les yeux d’Elsa (1942) semble
rendre hommage à l’épouse d’Aragon, ce qui permettra d’éviter la censure, pour
en réalité protester contre la défaite. Nous examinerons comment le recours à
la poésie médiévale dissimule la protestation du poète. D’abord, nous nous
intéresserons aux thèmes du lai puis nous dégagerons le message engagé
d’Aragon.
I) Chevalerie
et courtoisie
A) Intertextualité
médiévale et musicale
- La forme
même du poème est celle du lai médiéval de neuf distiques en octosyllabes à
rime unique en [se] d’où le titre du poème. De plus, l’évocation des thèmes
médiévaux est encadrée par les expressions « Une chanson des temps passés » et
« Le long lai des gloires faussées ».
- La
thématique des romans de chevalerie est suggérée par le lexique : « le chevalier, le château, le duc, l’éternelle fiancée ». Quant
au franchissement des ponts de Cé, cela peut évoquer la traversée du pont de
l’épée par Lancelot dans Le Chevalier de la
charrette de Chrétien de Troyes, c’est-à-dire l’épreuve
d’amour.
- « La rose, le cygne, la prairie »
renvoient au roman de la Rose de Guillaume
de Lorris et au verger du déduit (locus amoenus : lieu agréable). Le lai,
quant à lui, fait allusion aux lais de Marie de France (XIIe siècle) comme Guigemar. Le rythme binaire, les allitérations
en sifflantes dentales internes et externes [se, chevalier, rose, corsage, etc.] et la
reprise au dernier vers du premier : « J’ai traversé les ponts de Cé » assimile ce poème à une
chanson où le souffle passe par les dents serrées comme si le poète retenait
une colère ou une douleur.
Toute cette
intertextualité de textes médiévaux qui mêlent exploits chevaleresques et amour
courtois rend ce poème très riche en références et significations.
B) La fin’amor (amour parfait) et l’épreuve
- L’évocation
de l’épisode courtois passé tient en quatre distiques, soit huit vers en
octosyllabes. Symboliquement le 8 est le chiffre de la perfection et de
l’infini. C’est le double cercle relié, celui de l’union des doubles et de la
fin’amor, alors que le lettre C du titre est un cercle brisé.
- La danse de
« l’éternelle fiancée » dans
la prairie du déduit évoque la joie de l’amour sublimé, tandis que « le corsage délacé » fait allusion à l’amour
charnel. Le présent d’intemporalité et d’éternité est associé à cette
évocation : « de la prairie où vient
danser ».
- Cependant des
obstacles sont suggérés qui font partie de l’épreuve d’amour courtois. Ainsi le
chevalier est « blessé »
sans doute par « le duc insensé »
qui tient la fiancée captive. La rose n’est pas dans le jardin d’amour mais
« sur la chaussée » ce qui
est une déchéance pour une fleur aussi symbolique. Enfin « des cygnes dans les fossés » sont
déplacés eux aussi car ils semblent prisonniers et loin de l’eau pure et
courante.
L’épisode de la chanson médiévale
« le long lai des gloires faussées »
est mélancolique car il montre la souffrance de l’amant et les obstacles pour
aimer librement sa fiancée mais il se termine sur l’image de la danse et la
notion d’éternité qui donnent un espoir. En sera-t-il de même pour la France
vaincue et occupée ?
Lancelot passant le pont de l'épée, manuscrit en quatre volumes réalisés par Jacques d'Armagnac, duc de Nemours, atelier d'Evrard d'Espinques centre de la France (Ahun), vers 1475, BNF,
Manuscrit 115 fol. 367v
II)
Un poème engagé
A)
Déplorer la défaite de la France
- Le discours qui encadre la chanson
médiévale est à la première personne du singulier et au passé composé ce qui montre
l’accompli et la plainte personnelle du poète, renforcée par la forme
emphatique : « C’est là que tout a
commencé ». Le mystérieux pronom « tout » ne sera élucidé que dans les trois derniers distiques
avec les allusions « aux gloires
faussées » représentées par les images de défaite et d’abandon :
« voitures versées, armes
désamorcées », et de la France « délaissée » ce qui fait directement allusion à la situation
historique du moment : la capitulation. Mais il s'agit aussi pour le poète du point de départ de la révolte et de la résistance.
- Les ponts de Cé marquent à la fois
l’épreuve et les limites ; l’épreuve de la défaite et les limites de la
zone occupée, la Loire, d’où la personnification du fleuve : « La Loire emporte mes pensées » qui
sert à remonter le temps et à délimiter l’espace du conflit. C'est aussi précisément le lieu où le régiment d'Aragon a subi une défaite et est passé en zone libre.
- Le registre est clairement élégiaque :
« Ô ma France ô ma délaissée »
avec l’apostrophe douloureuse à la patrie et la métaphore du « lait glacé » qui fait allusion au
lait de la mère nourricière qui s’est figé et ne réchauffe plus ses enfants. « Et les larmes mal effacées »
masquent mal l’immense douleur de la trahison nationale.
B)
L’élucidation des symboles de la défaite et lueurs d’espérance
- Dès lors, tout le poème peut être relu
et décrypté comme un hymne à la patrie déchue. Tous les termes connotent ce qui
est défait ou « faussé »,
comme l’écrit le poète : « le
chevalier blessé (patrie attaquée), le
corsage délacé (patrie outragée, violée), une rose sur la chaussée (connotation de prostitution de la fleur-France
sur le trottoir), des cygnes dans les
fossés (homophone de « signes »: honneur et souveraineté
nationale relégués et bafoués) ». L’allusion au « duc insensé » est claire et renvoie aux chefs des occupants et au chef de gouvernement de collaboration (Pétain, Hitler, le Duce Mussolini).
- Cependant malgré l’honneur perdu de la
France, on distingue des raisons d’espérer. La France humiliée et « délacée » est assimilée à
« une éternelle fiancée »
qui ne connaît pas la mort et qui vient danser dans la prairie, c’est-à-dire
qui nargue le danger et le surmonte dans la joie.
- Enfin, franchir les ponts de Cé, c’est
comme franchir le Rubicon, c’est transgresser l’ordre inique établi et aller
vers la liberté pour la ramener et rendre à la France sa grandeur. D’où la
boucle du poème qui insiste sur la traversée de ces ponts d’une petite localité
mal connue, quasi clandestine, tout comme la Résistance qui va se mettre en
place dans l’ombre, à cette époque. L’absence de ponctuation dans le poème le
rend à la fois plus fluide et plus libre comme l’image que le poète veut avoir
de la France.
Sous l’évocation de l’idéal
chevaleresque du respect et de la soumission à la dame aimée, Aragon désigne en
réalité la France qui soumet ses enfants à une épreuve de fidélité. Ceux qui
auront le courage de se redresser et de franchir les limites auront droit à son
amour et seront honorés. Ainsi la rose retrouvera son éclat dans le jardin et
les cygnes glisseront en majesté sur le lac. Sans invective ni colère, Aragon
touche le lecteur au cœur en faisant référence à l’imaginaire national des
romans de chevalerie où le code de l’honneur est primordial. Dans un
autre recueil La Diane française,
dans le poème La Rose et le Réséda,
Aragon reprendra l’image de la France prisonnière dans sa tour médiévale que
délivreront « Celui qui croyait au
ciel / Celui qui n’y croyait pas », dépassant les clivages politiques
ou religieux, tous unis pour une cause commune et supérieure : l’honneur
et la liberté de la patrie.
Voir le corpus de la révolte en chantant qui comprend ce texte