Sonnet
XXIII
La plaie que, depuis le temps des cerises …
La plaie que,
depuis le temps des cerises
je garde en mon
cœur s’ouvre chaque jour.
En vain les lilas,
les soleils, les brises
viennent caresser
les murs des faubourgs.
Pays des toits
bleus et des chansons grises
qui saignes sans
cesse en robe d’amour
explique pourquoi
ma vie s’est éprise
du sanglot rouillé
de tes vieilles cours.
Aux fées
rencontrées le long du chemin
je vais racontant
Fantine et Cosette.
L’arbre de l’école,
à son tour, répète
une belle histoire
où l’on dit : demain …
Ah ! jaillisse
enfin le matin de fête
où sur les fusils
s’abattront les poings !
Sonnet
23, in 33 sonnets composés au secret
(1944) de Jean Cassou
Nombre
de poètes ont connu la prison et ont écrit pendant leur séjour comme Charles
d’Orléans retenu vingt-cinq ans dans les geôles anglaises au XVe siècle, ou
Verlaine, Apollinaire et bien d’autres. Le cas de Jean Cassou est singulier car
il a composé de tête trente-trois sonnets qu’il fera paraître en 1944 aux éditions
clandestines de Minuit. Résistant, emprisonné en 1941 dans la sinistre prison
militaire de Toulouse, il choisit la forme du sonnet facilement mémorisable
pour supporter les dures conditions d’incarcération et s’évader par l’esprit.
Le sonnet 23, dont l’incipit est La plaie que, depuis le temps des cerises,
s’inspire de la célèbre chanson de la Commune pour dire la nostalgie des temps
de paix et l’espoir de lendemains meilleurs. Comment le recours à l’imaginaire
et à l’inspiration du passé permet-il au poète de dénoncer l’occupation et de
chanter l’espérance ? Nous analyserons le sens des références anciennes
avant de montrer en quoi ce sonnet est engagé.
I) La mémoire collective comme refuge
A) La référence à la Commune pour rappeler l’infamie
- Ce poème semble être la
suite de la fameuse chanson de Jean-Baptiste Clément car on note la reprise des
expressions du dernier couplet « Une
plaie ouverte […] Et le souvenir que je garde au cœur » transformées
en « La plaie que, depuis le temps
des cerises / je garde en mon cœur s’ouvre chaque jour ». D’autres
références à la chanson se retrouvent au deuxième quatrain : « qui saignes sans cesse en robe d’amour »
qui reprennent : « Cerises
d’amour aux robes pareilles ». Ces paroles de chanson permettent de
faire le lien entre les peines du passé et celles du présent du poète et de
donner à sa plainte une valeur collective.
- Mais contrairement à la
chanson, le poète s’adresse, non pas à un « vous »,
mais « au pays des toits bleus et
des chansons grises » ou « aux
fées rencontrées le long du chemin ». Ces destinataires inattendus
sont des métonymies qui renvoient à la France des provinces et « des murs des faubourgs » et au
merveilleux des contes de fées qui font partie du patrimoine national et de la
France éternelle et profonde.
- Nulle référence non plus dans
ce sonnet à une quelconque histoire d’amour mais de simples allusions contenues
dans les mots « caresser […] en
robe d’amour […] s’est éprise […] une belle histoire » qui se
rapportent à l’amour du pays et de son histoire. On note aussi une inversion de la progression thématique : dans Le Temps des cerises la "fête" précède la "plaie" alors que Cassou commence par la douleur pour terminer dans l'espoir de la joie retrouvée.
B)
Le recours à la littérature pour suivre la tradition
-
Le choix de la forme poétique du sonnet est d’abord, comme nous l’avons dit, mnémotechnique,
mais elle fait aussi le lien avec la Renaissance où cette forme est née et avec
les poètes du XIXe siècle qui l’ont reprise. Cela dénote la volonté de
s’inscrire dans une tradition culturelle nationale. On note des écarts avec le
sonnet classique : l’absence de majuscule à l’initiale de certains vers,
le choix du décasyllabe moins solennel que l’alexandrin (même mètre que celui du Temps des cerises), une disposition
différente des rimes. Le poète là encore adapte à sa façon une forme classique
et la simplifie.
-
L’association des fées et des héroïnes de Victor Hugo dans « aux fées rencontrées le long du chemin / je
vais racontant Fantine et Cosette », outre la référence à des fictions
populaires connues de tous, signifie que le poète réclame les bienfaits des
fées pour secourir deux misérables, Fantine et sa fille Cosette, c’est-à-dire
toutes les filles de France meurtries par la guerre et l’occupation.
-
Quant aux « chansons grises »,
elles rappellent ce vers de L’art
poétique de Verlaine « Rien de
plus cher que la chanson grise / Où l’indécis au précis se joint »
comme si le poète nous indiquait ainsi que son poème devait se lire à plusieurs
niveaux de signification.
Jean
Cassou reprend des thèmes et des formes traditionnels non seulement pour
exprimer la nostalgie des temps passés mais pour faire le lien solidaire avec les
opprimés, que ce soient ceux de la Commune ou des Misérables, et en appeler aux dons des bonnes fées (la Résistance)
pour les secourir. En ce sens, sous des allures paisibles, ce poème est engagé.
II) Dénoncer et espérer
A) Exprimer la
souffrance du pays opprimé
-
Le premier mot du poème « La plaie »
fait entrer immédiatement le thème de la souffrance morale et physique qui sera
complété par les termes « saignes,
sanglot, fusils ».
-
L’emploi de l’énonciation personnelle renforce le registre lyrique et élégiaque.
Les personnifications du « pays des
toits bleus » et de « l’arbre
de l’école » qui prennent le relai de la communication avec les verbes
de parole « explique, répète »
donnent l’impression que tout le pays exprime sa douleur ou son espoir. Les
verbes essentiellement au présent de l’énonciation ancrent le poème dans
l’actualité du moment.
-
Les sonorités, elles aussi, traduisent le malaise général, ainsi les
allitérations en sifflantes : « qui
saignes sans cesse ».
B) Dire l’espoir de la délivrance
et de la liberté retrouvée
-
Traditionnellement, les quatrains et les tercets du sonnet sont séparés par le
sens et c’est le cas dans celui-ci. Si, dans les quatrains, l’évocation de la
douleur est majoritaire, dans les tercets reliés par la syntaxe, s’exprime
l’espoir avec les termes « fée,
fête, belle histoire, demain ». Avec la paix retrouvée « les lilas, les soleils, les brises »
pourront venir « caresser les murs
des faubourgs » évoqués dans le premier quatrain.
-
L’interjection « Ah ! »
suivie du subjonctif de souhait « jaillisse
enfin le matin de fête / où sur les fusils s’abattront les poings ! »
montre l’attente ardente de la libération. Le mot « poings » qui termine le sonnet n’est pas celui de la révolte
mais du refus de la violence.
-
Dans le dernier tercet apparaît enfin un pronom collectif d’union « où l’on dit » qui est signe
de l’unité et de l’intégrité retrouvées. On note que le rythme du poème devient
progressivement régulier et binaire comme pour rechercher le calme et l’harmonie
souhaités par tous.
Très
singulièrement, ce sonnet inventé en prison ne fait pas mention de la captivité
du poète mais s’attache à montrer la solidarité dans la souffrance entre
l’auteur et le pays de France. La mémoire collective est évoquée pour rappeler
la capacité des Français à se révolter, à souffrir et à conserver leurs
traditions culturelles. L’espoir naît par cet ancrage dans la culture populaire
ou plus savante. Cette capacité à raconter l’Histoire et des histoires, la
force de la parole et de la culture où même « l’arbre de l’école […] répète une belle histoire » et où
la mémoire des poètes remplace les livres, invitent à ne pas capituler et à se
souvenir de la douceur de la patrie en paix et libre. Le poème Liberté de Paul Eluard fut parachuté
dans les maquis de la résistance par la Royal Air force en avril 1943, c’est
dire l’importance des mots et de la poésie pour soutenir le moral des hommes
qui aspirent à la liberté.
Voir le corpus de la révolte en chantant qui comprend ce texte
Céline Roumégoux
Tous droits réservés
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