Translate

dimanche 11 décembre 2022

L’Education sentimentale, Flaubert, Partie I chapitre 2, rencontre entre Deslauriers et Frédéric Moreau

 

L’Education sentimentale, Flaubert, Partie I chapitre 2, 

rencontre entre Deslauriers et Frédéric Moreau


L’EDUCATION SENTIMENTALE

de  Gustave Flaubert (1869)


Flaubert par Eugène Giraud

Première partie, Chapitre 2

« Ils ne s'étaient pas vus depuis deux ans ; et, leurs embrassades étant finies, ils allèrent sur les ponts afin de causer plus à l'aise.

Le Capitaine, qui tenait maintenant un billard à Villenauxe, s'était fâché rouge lorsque son fils avait réclamé ses comptes de tutelle, et même lui avait coupé les vivres, tout net. Mais comme il voulait concourir plus tard pour une chaire de professeur à l'Ecole et qu'il n'avait pas d'argent, Deslauriers acceptait à Troyes une place de maître clerc chez un avoué. A force de privations, il économiserait quatre mille francs ; et, s'il ne devait rien toucher de la succession maternelle, il aurait toujours de quoi travailler librement, pendant trois années, en attendant une position. Il fallait donc abandonner leur vieux projet de vivre ensemble dans la Capitale, pour le présent du moins.

Frédéric baissa la tête. C'était le premier de ses rêves qui s'écroulait.

« Console-toi », dit le fils du capitaine, « la vie est longue : nous sommes jeunes. Je te rejoindrai ! N'y pense plus ! »

Il le secouait par les mains, et, pour le distraire, lui fit des questions sur son voyage.

Frédéric n'eut pas grand-chose à narrer. Mais, au souvenir de Mme Arnoux, son chagrin s'évanouit. Il ne parla pas d'elle, retenu par une pudeur. Il s'étendit en revanche sur Arnoux, rapportant ses discours, ses manières, ses relations ; et Deslauriers l'engagea fortement à cultiver cette connaissance.

Frédéric, dans ces derniers temps n'avait rien écrit ses opinions littéraires étaient changées : il estimait pardessus tout la passion ; Werther, René, Frank, Lara, Lélia et d'autres plus médiocres l'enthousiasmaient presque également. Quelquefois la musique lui semblait seule capable d'exprimer ses troubles intérieurs ; alors, il rêvait des symphonies ; ou bien la surface des choses l'appréhendait, et il voulait peindre. Il avait composé des vers, pourtant ; Deslauriers les trouva fort beaux, mais sans demander une autre pièce.

Quant à lui, il ne donnait plus dans la métaphysique. L'économie sociale et la Révolution française le préoccupaient. C'était, à présent, un grand diable de vingt-deux ans, maigre, avec une large bouche, l'air résolu. Il portait, ce soir-là, un mauvais paletot de lasting ; et ses souliers étaient blancs de poussière, car il avait fait la route de Villenauxe à pied, exprès pour voir Frédéric.

Isidore les aborda. Madame priait Monsieur de revenir, et, craignant qu'il n'eût froid, elle lui envoyait son manteau.

« Reste donc ! » dit Deslauriers.

Et ils continuèrent à se promener d'un bout à l'autre des deux ponts qui s'appuient sur l'île étroite, formée par le canal et la rivière.

Quand ils allaient du côté de Nogent, ils avaient, en face, un pâté de maisons s'inclinant quelque peu ; à droite, l'église apparaissait derrière les moulins de bois dont les vannes étaient fermées ; et, à gauche les haies d'arbustes, le long de la rive, terminaient des jardins, que l'on distinguait à peine. Mais, du côté de Paris, la grande route descendait en ligne droite, et des prairies se perdaient au loin, dans les vapeurs de la nuit. Elle était silencieuse et d'une clarté blanchâtre. Des odeurs de feuillage humide montaient jusqu'à eux ; la chute de la prise d'eau, cent pas plus loin, murmurait, avec ce gros bruit doux que font les ondes dans les ténèbres.

Deslauriers s'arrêta, et il dit :

« Ces bonnes gens qui dorment tranquilles, c'est drôle ! Patience ! un nouveau 89 se prépare ! On est las de constitutions, de chartes, de subtilités, de mensonges ! Ah ! si j'avais un journal ou une tribune, comme je vous secouerais tout cela ! Mais, pour entreprendre n'importe quoi, il faut de l'argent ! Quelle malédiction que d'être le fils d'un cabaretier et de perdre sa jeunesse à la quête de son pain ! »

Il baissa la tête, se mordit les lèvres, et il grelottait sous son vêtement mince.

Frédéric lui jeta la moitié de son manteau sur les épaules. Ils s'en enveloppèrent tous deux ; et, se tenant par la taille, ils marchaient dessous, côte à côte.

« Comment veux-tu que je vive là-bas, sans toi ? » disait Frédéric. L'amertume de son ami avait ramené sa tristesse. « J'aurais fait quelque chose avec une femme qui m'eût aimé... Pourquoi ris-tu ? L'amour est la pâture et comme l'atmosphère du génie. Les émotions extraordinaires produisent les oeuvres sublimes. Quant à chercher celle qu'il me faudrait, j'y renonce ! D'ailleurs, si jamais je la trouve, elle me repoussera. Je suis de la race des déshérités, et je m'éteindrai avec un trésor qui était de strass ou de diamant, je n'en sais rien. »

L'ombre de quelqu'un s'allongea sur les pavés, en même temps qu'ils entendirent ces mots :

« Serviteur, messieurs ! »

Celui qui les prononçait était un petit homme, habillé d'une ample redingote brune, et coiffé d'une casquette laissant paraître sous la visière un nez pointu .

« M. Roque ? dit Frédéric.

— Lui-même ! » reprit la voix.

Le Nogentais justifia sa présence en contant qu'il revenait d'inspecter ses pièges à loup, dans son jardin, au bord de l'eau.

« Et vous voilà de retour dans nos pays ? Très bien ! j'ai appris cela par ma fillette. La santé est toujours bonne, j'espère ? Vous ne partez pas encore ? »

Et il s'en alla, rebuté, sans doute, par l'accueil de Frédéric.

Mme Moreau, en effet, ne le fréquentait pas ; le père Roque vivait en concubinage avec sa bonne, et on le considérait fort peu, bien qu'il fût le croupier d'élections, le régisseur de M. Dambreuse.

« Le banquier qui demeure rue d'Anjou ? » reprit Deslauriers. « Sais-tu ce que tu devrais faire, mon brave ? »

Isidore les interrompit encore une fois. Il avait ordre de ramener Frédéric, définitivement. Madame s'inquiétait, de son absence.

« Bien, bien ! on y va », dit Deslauriers ; « il ne découchera pas. »

Et, le domestique étant parti :

« Tu devrais prier ce vieux de t'introduire chez les Dambreuse ; rien n'est utile comme de fréquenter une maison riche ! Puisque tu as un habit noir et des gants blancs, profites-en ! Il faut que tu ailles dans ce monde là ! Tu m'y mèneras plus tard. Un homme à millions, pense donc ! Arrange-toi pour lui plaire, et à sa femme aussi. Deviens son amant ! »

Frédéric se récriait.

« Mais je te dis là des choses classiques, il me semble ? Rappelle-toi Rastignac dans la Comédie humaine ! Tu réussiras, j'en suis sûr ! »

Frédéric avait tant de confiance en Deslauriers, qu'il se sentit ébranlé, et oubliant Mme Arnoux, ou la comprenant dans la prédiction faite sur l'autre, il ne put s'empêcher de sourire.

Le clerc ajouta :

« Dernier conseil : passe tes examens ! Un titre est toujours bon ; et lâche-moi franchement tes poètes catholiques et sataniques, aussi avancés en philosophie qu'on l'était au XIIe siècle. Ton désespoir est bête. De très grands particuliers ont eu des commencements plus difficiles, à commencer par Mirabeau. D'ailleurs, notre séparation ne sera pas si longue. Je ferai rendre gorge à mon filou de père. Il est temps que je m'en retourne, adieu ! — As-tu cent sous pour que je paye mon dîner ? »

Frédéric lui donna dix francs, le reste de la somme prise le matin à Isidore.

Cependant à vingt toises des ponts, sur la rive gauche, une lumière brillait dans la lucarne d'une maison basse.

Deslauriers l'aperçut. Alors, il dit emphatiquement, tout en retirant son chapeau :

« Vénus, reine des cieux, serviteur ! Mais la Pénurie est la mère de la Sagesse. Nous a-t-on assez calomniés pour ça, miséricorde ! »

Cette allusion à une aventure commune les mit en joie. Ils riaient très haut, dans les rues.

Puis, ayant soldé sa dépense à l'auberge, Deslauriers reconduisit Frédéric jusqu'au carrefour de l'Hôtel-Dieu ; et, après une longue étreinte, les deux amis se séparèrent. »



Nogent-sur-Seine


C'est en 1840 que Flaubert place l'action du début de son roman L'Education sentimentale, publié en 1869. A cette époque, la génération romantique se partage en deux tendances : la militante et la sentimentale. Frédéric Moreau, le héros du roman, a dix-huit ans et incline vers la seconde, comme le laisse entendre le titre du roman. Au chapitre 2 de la première partie, il retrouve son ami de collège, Charles Deslauriers, venu le voir inopinément à Nogent-sur-Seine (environ à 100 km de Paris). Là, réside Madame Moreau, la mère de Frédéric. Ce dernier vient juste d'arriver après un voyage en bateau sur la Seine où il a fait une rencontre qui a ébloui ses yeux et frappé son cœur : « Ce fut comme une apparition ». Cependant, lors de ces brèves retrouvailles entre amis, les deux jeunes gens vont s'exprimer sur leurs projets et leurs rêves d'avenir. Nous examinerons quelle représentation de la jeunesse et de la société de l'époque Flaubert présente dans ce passage. D'abord, nous observerons cette scène de retrouvailles puis ce qu'elle nous apprend sur la génération de la Monarchie de Juillet.

I) Des retrouvailles amicales courtes et troublées

A) Une scène symbolique

- Cet épisode se déroule en boucle comme la promenade des deux garçons d'ailleurs. Au début, ils se saluent par des « embrassades » et à la fin se séparent après « une longue étreinte ». La nuance dans la manifestation affective est significative du renouvellement et de l'intensité de leur attachement après cette rencontre. Leur circuit est, lui aussi, répétitif et limité dans l'espace comme leur rencontre l'est dans le temps : « Et ils continuèrent à se promener d'un bout à l'autre des deux ponts qui s'appuient sur l'île étroite, formée par le canal et la rivière ». Cette clôture temporelle et spatiale montre bien que cette scène, dans sa brièveté est, en fait, une parenthèse importante et symbolique pour les deux garçons.

- Cependant leur entretien dans la nature se fait sur un lieu de passage, de transition : « les deux ponts » ; leur intimité s'en trouve perturbée par trois interventions de deux intrus : Isidore, le domestique de la mère de Frédéric qui vient lui porter un manteau et revient pour le sommer, sur ordre de la mère, de rentrer à la maison. Un certain monsieur Roque les croise aussi, sans doute à dessein : «  Le Nogentais justifia sa présence en contant qu'il revenait d'inspecter ses pièges à loup » et accable Frédéric de questions qui l'importunent : « Et il s'en alla, rebuté, sans doute, par l'accueil de Frédéric ». Ces interruptions ont leur importance car elles montrent l'influence de l'entourage et des relations sociales qui parasitent les rapports entre les deux jeunes gens. Il y a donc des empêchements dans leur réunion. D'abord, ils ne peuvent se rencontrer chez Frédéric car madame Moreau mère n'aime pas les manières et les idées de Deslauriers qu'elle a déjà reçu auparavant. Ensuite, la nécessité pour Deslauriers de travailler pour se payer des études retarde le projet des deux amis de vivre ensemble à Paris : « Il fallait donc abandonner leur vieux projet de vivre ensemble dans la Capitale, pour le présent du moins ». Cette brève rencontre est donc, en fait, une sorte de planification de leur avenir.

- Enfin, le lieu où ils se promènent est significatif. Flaubert ne fait jamais de descriptions inutiles. Nous avons vu la symbolique des ponts mais il y a plus. « Du côté de Nogent », on retrouve la thématique de la clôture : « les moulins de bois dont les vannes étaient fermées ; et, à gauche les haies d'arbustes, le long de la rive, terminaient des jardins », cette petite ville est fermée sur elle-même, « s'inclinant quelque peu » autour de l'église et des moulins. En revanche « du côté de Paris, la grande route descendait en ligne droite » : l'attirance vers la capitale est décelable par cet espace ouvert, cette « ligne droite » de tous les possibles. Mais « les vapeurs de la nuit » qui brouillent l'horizon connotent l'incertitude de ce destin parisien. Entre l'espace familier mais clos de Nogent et la grande ouverture aventureuse parisienne, le choix va s'imposer, non sans appréhension. C'est l'objet de la discussion entre les deux amis.

Un cadre symbolique, des retrouvailles perturbées par des interventions extérieures et une scène close sur elle-même : voilà qui pourrait faire tourner court cette rencontre et pourtant l'amitié est bien là.

B) Les rapports d'amitié entre les deux garçons

- C'est Charles Deslauriers qui prend le plus longuement la parole en discours direct (9 prises de parole directe contre 2 pour Frédéric). Ces interventions correspondent à des intentions impressives différentes vis-à-vis de Frédéric : le consoler (« Console-toi », dit le fils du capitaine, « la vie est longue : nous sommes jeunes. Je te rejoindrai ! N'y pense plus ! »), le conseiller et l'encourager (« Sais-tu ce que tu devrais faire, mon brave ? ») et le solliciter financièrement (« As-tu cent sous pour que je paye mon dîner ? »). Il répond même à la place de Frédéric à Isidore qui vient le chercher. Il a quatre ans de plus que Frédéric et cela lui donne de l'assurance et de l'expérience. Il semble jouer de l'ascendant qu'il a sur son ami et ses conseils ne sont pas tout à fait désintéressés : « Il faut que tu ailles dans ce monde là ! Tu m'y mèneras plus tard. ».

- Frédéric est donc en retrait, en attente, incertain. Ses paroles sont narrativisées (« Il s'étendit en revanche sur Arnoux, rapportant ses discours, ses manières, ses relations ») et il ne s'adresse à son ami que pour exprimer ses sentiments et ses doutes (« Je suis de la race des déshérités ») ou pour vérifier l'identité d'un importun (« M. Roque ? »). Il écoute les conseils de Deslauriers et même si son cynisme le choque (« Frédéric se récriait ») il finit par être touché (« Frédéric avait tant de confiance en Deslauriers, qu'il se sentit ébranlé »). Cette leçon donnée par Deslauriers va faire du chemin dans son esprit. En attendant, il lui manifeste son amitié concrètement en partageant son manteau avec lui, en lui donnant de quoi payer son dîner. Et Deslauriers n'est pas en reste d'affection : « il avait fait la route de Villenauxe à pied, exprès pour voir Frédéric » (soit une quinzaine de kms).

Ce rendez-vous presque clandestin entre les deux amis, puisque ils sont surveillés et désapprouvés par les autres, dans un décor symbolisant leur parcours (vers Nogent ou vers Paris) est une parenthèse préparatoire à leur avenir où le plus âgé sert de mentor plutôt cynique au plus jeune. Dans cette conversation se dévoilent leurs caractères et leurs aspirations différentes, bien représentatives de la génération de 1840 et aussi l'arrière plan social.



Pont Louis Philippe à Paris en 1840, bateaux à vapeur sur la Seine


II) Deux jeunes gens représentatifs de la jeunesse de l'époque face à la société

A) L'enthousiasme militant de Deslauriers, ses origines populaires et ses contradictions

- En analepse et en récit sous forme de sommaire, nous apprenons les soucis d'argent de Deslauriers et son conflit avec son père : « Le Capitaine, qui tenait maintenant un billard à Villenauxe, s'était fâché rouge lorsque son fils avait réclamé ses comptes de tutelle, et même lui avait coupé les vivres, tout net ». Lui-même avoue la honte, le regret et les difficultés qu'il éprouve pour sa condition sociale inférieure pour l'époque : « Quelle malédiction que d'être le fils d'un cabaretier et de perdre sa jeunesse à la quête de son pain ! ». Cette situation l'oblige à travailler et à différer de trois ans son départ à Paris. Il compte donc sur Frédéric pour se faire une place et lui préparer le terrain de la réussite sociale.

- Deslauriers se laisse aller à des envolées lyriques prophétiques qui dévoilent son intérêt pour les questions sociales et politiques de son temps et son ambition réformatrice : « Patience ! un nouveau 89 se prépare ! On est las de constitutions, de chartes, de subtilités, de mensonges ! Ah ! si j'avais un journal ou une tribune, comme je vous secouerais tout cela ! ». Il fait référence à Mirabeau pour encourager Frédéric à aller de l'avant. En cela, il est bien le représentant de la jeunesse militante romantique qui veut se lancer dans le combat politique pour reconquérir les acquis de la Révolution balayés par la Monarchie de Juillet.

- Néanmoins, Deslauriers compose avec la corruption de son époque et sait que l'argent est le nerf de la guerre : « Mais, pour entreprendre n'importe quoi, il faut de l'argent ! ». Il sait aussi que sans un réseau d'influence, quand on n'a pas de nom illustre, on ne peut réussir en France ou plutôt à Paris qui est incontournable. C'est pourquoi il conseille à Frédéric de cultiver des relations avec le riche Monsieur Arnoux nouvellement rencontré ou même avec ce Monsieur Roque, qu'ils ont croisé, parce qu'il est le régisseur d'un homme influent Monsieur Dambreuse. Il va plus loin, bafouant la morale puritaine officielle en suggérant : « Arrange-toi pour lui plaire, et à sa femme aussi. Deviens son amant ! ».

Ainsi, Deslauriers est à la fois militant enthousiaste et fait preuve d'un arrivisme consternant. Il incarne la jeunesse populaire obligée de se débrouiller pour s'instruire et s'élever socialement, y compris en faisant des compromissions avec la société de l'argent-roi de l'époque et en s'appuyant sur les femmes puissantes, comme le Rastignac de Balzac, qu'il cite d'ailleurs. Frédéric, lui, incarne un autre aspect des jeunes de ce temps-là.




B) Le romantisme sentimental de Frédéric, ses origines bourgeoises et son pessimisme

- Frédéric, sans  faire partie des nantis, appartient à la petite bourgeoisie de province. Sa mère est veuve mais mène un certain train de vie puisqu'elle emploie un domestique, Isidore. Elle a des préjugés sur la moralité qu'elle a transmis à son fils à propos de la situation de père Roque : « Mme Moreau, en effet, ne le fréquentait pas ; le père Roque vivait en concubinage avec sa bonne, et on le considérait fort peu, bien qu'il fût le croupier d'élections, le régisseur de M. Dambreuse. » C'est vrai que ce dernier a un nez pointu (de curiosité !) sous la visière de sa casquette (La casquette, chez Flaubert, c'est mauvais signe, cf. celle de Charles Bovary). Elle n'apprécie pas non plus que son fils fréquente Deslauriers, d'où cette rencontre à l'extérieur et ces pressions pour faire rentrer son fils à la maison. Cependant, Frédéric a quelques moyens financiers : il envisage d'aller faire ses études de droit à Paris sans être contraint de travailler avant. Il possède un bon manteau, est bien habillé (« Puisque tu as un habit noir et des gants blancs, profites-en ! ») alors que Deslauriers « grelottait sous son vêtement mince ». De plus, Frédéric est en mesure de régler à la place de son ami son dîner à l'auberge.

-  Leur différence se creuse sur le caractère et les aspirations. Alors que Deslauriers a « l'air résolu », Frédéric hésite car ses opinions et ses goûts sont changeants : « ses opinions littéraires étaient changées […] Quelquefois la musique lui semblait seule capable d'exprimer ses troubles intérieurs ; alors, il rêvait des symphonies ; ou bien la surface des choses l'appréhendait, et il voulait peindre. Il avait composé des vers, pourtant ; Deslauriers les trouva fort beaux, mais sans demander une autre pièce. ». En tout cas, il a l'âme d'un artiste et ses tendances le portent vers la passion romantique comme en témoignent les héros qu'ils affectionnent : WertherRené, FrankLara, Lélia. Il rêve à une muse inspiratrice et se sent repoussé d'avance : « L'amour est la pâture et comme l'atmosphère du génie. Les émotions extraordinaires produisent les œuvres sublimes. Quant à chercher celle qu'il me faudrait, j'y renonce ! D'ailleurs, si jamais je la trouve, elle me repoussera. » Il vient de rencontrer la belle Madame Arnoux et l'effet qu'elle lui a produit n'est pas étranger à son état émotionnel. Frédéric est bien le modèle du jeune homme romantique en proie au mal de vivre et au désespoir, avide de passions sublimes et pessimiste sur ses chances de réussite. Deslauriers, de manière désinvolte, se moque de ses engouements littéraires : « lâche-moi franchement tes poètes catholiques et sataniques, aussi avancés en philosophie qu'on l'était au XIIe siècle. Ton désespoir est bête. » Il lui conseille prosaïquement de passer ses examens et de se faire introduire dans la société dirigeante. On sent bien au sourire final de Frédéric qu'il a compris la leçon !

Un jeune homme plein d'images romantiques stéréotypées, hésitant, soumis encore à sa mère et pourtant attentif au pragmatisme de son ami et peut-être prêt désormais à suivre ses conseils : voilà l'état d'esprit de Frédéric dans cette scène capitale malgré son apparente banalité.

Dans cet épisode des brèves retrouvailles entre Frédéric Moreau et Charles Deslauriers, Flaubert confronte deux tendances opposées de la jeunesse de 1840 mais qui doivent s'arranger avec la société de classes, d'argent et d'influences de la Monarchie de juillet. Cette jeunesse qui rêve de refaire la Révolution comme Deslauriers ou qui voudrait se consacrer à l'art et à l'amour comme Moreau est désenchantée. La province est médiocre, curieuse, pleine de préjugés et vit en vase clos. Paris est une promesse d'avenir mais il faut pour y réussir abandonner ses idéaux de pureté, il faut intriguer, s'infiltrer. Paris, lieu de perdition ou de salut ? C'est déjà le défi que lançaient Rastignac ou Julien Sorel. Certains ont réussi, d'autres ont été anéantis. Quel sera donc le sort de Charles et Frédéric ? En tout cas, leur amitié demeurera indéfectible et c'est sans doute la seule valeur sûre dans cette société corrompue.

 

Céline Roumégoux