L’Education sentimentale, Flaubert, Partie I chapitre 2,
rencontre entre Deslauriers et Frédéric Moreau
de Gustave Flaubert (1869)
Flaubert par Eugène Giraud
Première partie, Chapitre 2
« Ils ne s'étaient pas vus depuis deux ans ; et, leurs embrassades étant finies, ils allèrent sur les ponts afin de causer plus à l'aise.
Le Capitaine, qui tenait maintenant un billard à Villenauxe, s'était fâché rouge lorsque son fils avait réclamé ses comptes de tutelle, et même lui avait coupé les vivres, tout net. Mais comme il voulait concourir plus tard pour une chaire de professeur à l'Ecole et qu'il n'avait pas d'argent, Deslauriers acceptait à Troyes une place de maître clerc chez un avoué. A force de privations, il économiserait quatre mille francs ; et, s'il ne devait rien toucher de la succession maternelle, il aurait toujours de quoi travailler librement, pendant trois années, en attendant une position. Il fallait donc abandonner leur vieux projet de vivre ensemble dans la Capitale, pour le présent du moins.
Frédéric baissa la tête. C'était le premier de ses rêves qui s'écroulait.
« Console-toi », dit le fils du capitaine, « la vie est longue : nous sommes jeunes. Je te rejoindrai ! N'y pense plus ! »
Il le secouait par les mains, et, pour le distraire, lui fit des questions sur son voyage.
Frédéric n'eut pas grand-chose à narrer. Mais, au souvenir de Mme Arnoux, son chagrin s'évanouit. Il ne parla pas d'elle, retenu par une pudeur. Il s'étendit en revanche sur Arnoux, rapportant ses discours, ses manières, ses relations ; et Deslauriers l'engagea fortement à cultiver cette connaissance.
Frédéric, dans ces derniers temps n'avait rien écrit ses opinions littéraires étaient changées : il estimait pardessus tout la passion ; Werther, René, Frank, Lara, Lélia et d'autres plus médiocres l'enthousiasmaient presque également. Quelquefois la musique lui semblait seule capable d'exprimer ses troubles intérieurs ; alors, il rêvait des symphonies ; ou bien la surface des choses l'appréhendait, et il voulait peindre. Il avait composé des vers, pourtant ; Deslauriers les trouva fort beaux, mais sans demander une autre pièce.
Quant à lui, il ne donnait plus dans la métaphysique. L'économie sociale et la Révolution française le préoccupaient. C'était, à présent, un grand diable de vingt-deux ans, maigre, avec une large bouche, l'air résolu. Il portait, ce soir-là, un mauvais paletot de lasting ; et ses souliers étaient blancs de poussière, car il avait fait la route de Villenauxe à pied, exprès pour voir Frédéric.
Isidore les aborda. Madame priait Monsieur de revenir, et, craignant qu'il n'eût froid, elle lui envoyait son manteau.
« Reste donc ! » dit Deslauriers.
Et ils continuèrent à se promener d'un bout à l'autre des deux ponts qui s'appuient sur l'île étroite, formée par le canal et la rivière.
Quand ils allaient du côté de Nogent, ils avaient, en face, un pâté de maisons s'inclinant quelque peu ; à droite, l'église apparaissait derrière les moulins de bois dont les vannes étaient fermées ; et, à gauche les haies d'arbustes, le long de la rive, terminaient des jardins, que l'on distinguait à peine. Mais, du côté de Paris, la grande route descendait en ligne droite, et des prairies se perdaient au loin, dans les vapeurs de la nuit. Elle était silencieuse et d'une clarté blanchâtre. Des odeurs de feuillage humide montaient jusqu'à eux ; la chute de la prise d'eau, cent pas plus loin, murmurait, avec ce gros bruit doux que font les ondes dans les ténèbres.
Deslauriers s'arrêta, et il dit :
« Ces bonnes gens qui dorment tranquilles, c'est drôle ! Patience ! un nouveau 89 se prépare ! On est las de constitutions, de chartes, de subtilités, de mensonges ! Ah ! si j'avais un journal ou une tribune, comme je vous secouerais tout cela ! Mais, pour entreprendre n'importe quoi, il faut de l'argent ! Quelle malédiction que d'être le fils d'un cabaretier et de perdre sa jeunesse à la quête de son pain ! »
Il baissa la tête, se mordit les lèvres, et il grelottait sous son vêtement mince.
Frédéric lui jeta la moitié de son manteau sur les épaules. Ils s'en enveloppèrent tous deux ; et, se tenant par la taille, ils marchaient dessous, côte à côte.
« Comment veux-tu que je vive là-bas, sans toi ? » disait Frédéric. L'amertume de son ami avait ramené sa tristesse. « J'aurais fait quelque chose avec une femme qui m'eût aimé... Pourquoi ris-tu ? L'amour est la pâture et comme l'atmosphère du génie. Les émotions extraordinaires produisent les oeuvres sublimes. Quant à chercher celle qu'il me faudrait, j'y renonce ! D'ailleurs, si jamais je la trouve, elle me repoussera. Je suis de la race des déshérités, et je m'éteindrai avec un trésor qui était de strass ou de diamant, je n'en sais rien. »
L'ombre de quelqu'un s'allongea sur les pavés, en même temps qu'ils entendirent ces mots :
« Serviteur, messieurs ! »
Celui qui les prononçait était un petit homme, habillé d'une ample redingote brune, et coiffé d'une casquette laissant paraître sous la visière un nez pointu .
« M. Roque ? dit Frédéric.
Lui-même ! » reprit la voix.
Le Nogentais justifia sa présence en contant qu'il revenait d'inspecter ses pièges à loup, dans son jardin, au bord de l'eau.
« Et vous voilà de retour dans nos pays ? Très bien ! j'ai appris cela par ma fillette. La santé est toujours bonne, j'espère ? Vous ne partez pas encore ? »
Et il s'en alla, rebuté, sans doute, par l'accueil de Frédéric.
Mme Moreau, en effet, ne le fréquentait pas ; le père Roque vivait en concubinage avec sa bonne, et on le considérait fort peu, bien qu'il fût le croupier d'élections, le régisseur de M. Dambreuse.
« Le banquier qui demeure rue d'Anjou ? » reprit Deslauriers. « Sais-tu ce que tu devrais faire, mon brave ? »
Isidore les interrompit encore une fois. Il avait ordre de ramener Frédéric, définitivement. Madame s'inquiétait, de son absence.
« Bien, bien ! on y va », dit Deslauriers ; « il ne découchera pas. »
Et, le domestique étant parti :
« Tu devrais prier ce vieux de t'introduire chez les Dambreuse ; rien n'est utile comme de fréquenter une maison riche ! Puisque tu as un habit noir et des gants blancs, profites-en ! Il faut que tu ailles dans ce monde là ! Tu m'y mèneras plus tard. Un homme à millions, pense donc ! Arrange-toi pour lui plaire, et à sa femme aussi. Deviens son amant ! »
Frédéric se récriait.
« Mais je te dis là des choses classiques, il me semble ? Rappelle-toi Rastignac dans la Comédie humaine ! Tu réussiras, j'en suis sûr ! »
Frédéric avait tant de confiance en Deslauriers, qu'il se sentit ébranlé, et oubliant Mme Arnoux, ou la comprenant dans la prédiction faite sur l'autre, il ne put s'empêcher de sourire.
Le clerc ajouta :
« Dernier conseil : passe tes examens ! Un titre est toujours bon ; et lâche-moi franchement tes poètes catholiques et sataniques, aussi avancés en philosophie qu'on l'était au XIIe siècle. Ton désespoir est bête. De très grands particuliers ont eu des commencements plus difficiles, à commencer par Mirabeau. D'ailleurs, notre séparation ne sera pas si longue. Je ferai rendre gorge à mon filou de père. Il est temps que je m'en retourne, adieu ! As-tu cent sous pour que je paye mon dîner ? »
Frédéric lui donna dix francs, le reste de la somme prise le matin à Isidore.
Cependant à vingt toises des ponts, sur la rive gauche, une lumière brillait dans la lucarne d'une maison basse.
Deslauriers l'aperçut. Alors, il dit emphatiquement, tout en retirant son chapeau :
« Vénus, reine des cieux, serviteur ! Mais la Pénurie est la mère de la Sagesse. Nous a-t-on assez calomniés pour ça, miséricorde ! »
Cette allusion à une aventure commune les mit en joie. Ils riaient très haut, dans les rues.
Puis, ayant soldé sa
dépense à l'auberge, Deslauriers reconduisit Frédéric jusqu'au carrefour de
l'Hôtel-Dieu ; et, après une longue étreinte, les deux amis se séparèrent. »
Nogent-sur-Seine
C'est en 1840 que Flaubert place
l'action du début de son roman L'Education sentimentale, publié en
1869. A cette époque, la génération romantique se partage en deux
tendances : la militante et la sentimentale. Frédéric Moreau, le héros du
roman, a dix-huit ans et incline vers la seconde, comme le laisse entendre le
titre du roman. Au chapitre 2 de la première partie, il retrouve son ami de
collège, Charles Deslauriers, venu le voir inopinément à Nogent-sur-Seine (environ à 100 km de
Paris). Là, réside Madame Moreau, la mère de Frédéric. Ce dernier vient juste
d'arriver après un voyage en bateau sur la Seine où il a fait une rencontre qui
a ébloui ses yeux et frappé son cur : « Ce fut comme une apparition ». Cependant,
lors de ces brèves retrouvailles entre amis, les deux jeunes gens vont
s'exprimer sur leurs projets et leurs rêves d'avenir. Nous examinerons quelle
représentation de la jeunesse et de la société de l'époque Flaubert présente
dans ce passage. D'abord, nous observerons cette scène de retrouvailles puis ce
qu'elle nous apprend sur la génération de la Monarchie de Juillet.
I) Des retrouvailles amicales courtes et troublées
A) Une scène symbolique
- Cet épisode se déroule en boucle comme la promenade
des deux garçons d'ailleurs. Au début, ils se saluent par des « embrassades »
et à la fin se séparent après « une longue étreinte ». La
nuance dans la manifestation affective est significative du renouvellement et
de l'intensité de leur attachement après cette rencontre. Leur circuit est, lui
aussi, répétitif et limité dans l'espace comme leur rencontre l'est dans le
temps : « Et ils continuèrent à se promener d'un bout à l'autre
des deux ponts qui s'appuient sur l'île étroite, formée par le canal et la
rivière ». Cette clôture temporelle et spatiale montre bien que cette
scène, dans sa brièveté est, en fait, une parenthèse importante et symbolique
pour les deux garçons.
- Cependant leur entretien dans la nature se fait sur
un lieu de passage, de transition : « les deux ponts » ;
leur intimité s'en trouve perturbée par trois interventions de deux
intrus : Isidore, le domestique de la mère de Frédéric qui vient lui
porter un manteau et revient pour le sommer, sur ordre de la mère, de rentrer à
la maison. Un certain monsieur Roque les croise aussi, sans doute à
dessein : « Le Nogentais justifia sa
présence en contant qu'il revenait d'inspecter ses pièges à
loup » et accable Frédéric de questions qui l'importunent :
« Et il s'en alla, rebuté, sans doute, par l'accueil de Frédéric ».
Ces interruptions ont leur importance car elles montrent l'influence de
l'entourage et des relations sociales qui parasitent les rapports entre les
deux jeunes gens. Il y a donc des empêchements dans leur réunion. D'abord, ils
ne peuvent se rencontrer chez Frédéric car madame Moreau mère n'aime pas les
manières et les idées de Deslauriers qu'elle a déjà reçu auparavant. Ensuite,
la nécessité pour Deslauriers de travailler pour se payer des études retarde le
projet des deux amis de vivre ensemble à Paris : « Il fallait donc
abandonner leur vieux projet de vivre ensemble dans la Capitale, pour le
présent du moins ». Cette brève rencontre est donc, en fait, une sorte
de planification de leur avenir.
- Enfin, le lieu où ils se promènent est significatif.
Flaubert ne fait jamais de descriptions inutiles. Nous avons vu la symbolique
des ponts mais il y a plus. « Du côté de Nogent », on retrouve
la thématique de la clôture : « les moulins de bois dont les
vannes étaient fermées ; et, à gauche les haies d'arbustes, le
long de la rive, terminaient des jardins », cette
petite ville est fermée sur elle-même, « s'inclinant quelque peu »
autour de l'église et des moulins. En revanche « du côté de Paris, la
grande route descendait en ligne droite » : l'attirance vers la
capitale est décelable par cet espace ouvert, cette « ligne droite »
de tous les possibles. Mais « les vapeurs de la nuit » qui
brouillent l'horizon connotent l'incertitude de ce destin parisien. Entre
l'espace familier mais clos de Nogent et la grande ouverture aventureuse
parisienne, le choix va s'imposer, non sans appréhension. C'est l'objet de la
discussion entre les deux amis.
Un cadre symbolique, des retrouvailles perturbées par
des interventions extérieures et une scène close sur elle-même : voilà qui
pourrait faire tourner court cette rencontre et pourtant l'amitié est bien là.
B) Les rapports d'amitié entre les deux garçons
- C'est Charles Deslauriers qui prend le plus
longuement la parole en discours direct (9 prises de parole directe contre 2
pour Frédéric). Ces interventions correspondent à des intentions impressives
différentes vis-à-vis de Frédéric : le consoler (« Console-toi »,
dit le fils du capitaine, « la vie est longue : nous sommes jeunes. Je te
rejoindrai ! N'y pense plus ! »), le conseiller et l'encourager
(« Sais-tu ce que tu devrais faire, mon brave ? ») et le
solliciter financièrement (« As-tu cent sous pour que je paye mon dîner
? »). Il répond même à la place de Frédéric à Isidore qui vient le
chercher. Il a quatre ans de plus que Frédéric et cela lui donne de l'assurance
et de l'expérience. Il semble jouer de l'ascendant qu'il a sur son ami et ses
conseils ne sont pas tout à fait désintéressés : « Il faut que tu
ailles dans ce monde là ! Tu m'y mèneras plus tard. ».
- Frédéric est donc en retrait, en attente, incertain.
Ses paroles sont narrativisées (« Il s'étendit en revanche sur Arnoux,
rapportant ses discours, ses manières, ses relations ») et il ne
s'adresse à son ami que pour exprimer ses sentiments et ses doutes (« Je
suis de la race des déshérités ») ou pour vérifier l'identité d'un
importun (« M. Roque ? »). Il écoute les conseils de
Deslauriers et même si son cynisme le choque (« Frédéric se récriait »)
il finit par être touché (« Frédéric avait tant de confiance en Deslauriers,
qu'il se sentit ébranlé »). Cette leçon donnée par Deslauriers va
faire du chemin dans son esprit. En attendant, il lui manifeste son amitié
concrètement en partageant son manteau avec lui, en lui donnant de quoi payer
son dîner. Et Deslauriers n'est pas en reste d'affection : « il
avait fait la route de Villenauxe à pied, exprès pour voir Frédéric »
(soit une quinzaine de kms).
Ce rendez-vous presque clandestin entre les deux amis,
puisque ils sont surveillés et désapprouvés par les autres, dans un décor
symbolisant leur parcours (vers Nogent ou vers Paris) est une parenthèse
préparatoire à leur avenir où le plus âgé sert de mentor plutôt cynique au plus
jeune. Dans cette conversation se dévoilent leurs caractères et leurs
aspirations différentes, bien représentatives de la génération de 1840 et aussi
l'arrière plan social.
II) Deux jeunes gens représentatifs de la jeunesse de l'époque face à la
société
A) L'enthousiasme militant de Deslauriers, ses
origines populaires et ses contradictions
- En analepse et en récit sous forme de sommaire, nous apprenons les soucis d'argent de
Deslauriers et son conflit avec son père : « Le Capitaine, qui
tenait maintenant un billard à Villenauxe, s'était fâché rouge lorsque son fils
avait réclamé ses comptes de tutelle, et même lui avait coupé les vivres, tout
net ». Lui-même avoue la honte, le regret et les difficultés
qu'il éprouve pour sa condition sociale inférieure pour l'époque : « Quelle
malédiction que d'être le fils d'un cabaretier et de perdre sa jeunesse à la
quête de son pain ! ». Cette situation l'oblige à travailler et à
différer de trois ans son départ à Paris. Il compte donc sur Frédéric pour se
faire une place et lui préparer le terrain de la réussite sociale.
- Deslauriers se laisse aller à des envolées lyriques
prophétiques qui dévoilent son intérêt pour les questions sociales et
politiques de son temps et son ambition réformatrice : « Patience
! un nouveau 89 se prépare ! On est las de constitutions, de chartes, de
subtilités, de mensonges ! Ah ! si j'avais un journal ou une tribune, comme je
vous secouerais tout cela ! ». Il fait référence à Mirabeau pour encourager Frédéric à aller de
l'avant. En cela, il est bien le représentant de la jeunesse militante romantique
qui veut se lancer dans le combat politique pour reconquérir les acquis de la
Révolution balayés par la Monarchie de Juillet.
- Néanmoins, Deslauriers compose avec la corruption de
son époque et sait que l'argent est le nerf de la guerre : « Mais,
pour entreprendre n'importe quoi, il faut de l'argent ! ». Il
sait aussi que sans un réseau d'influence, quand on n'a pas de nom illustre, on
ne peut réussir en France ou plutôt à Paris qui est incontournable. C'est
pourquoi il conseille à Frédéric de cultiver des relations avec le riche
Monsieur Arnoux nouvellement rencontré ou même avec ce Monsieur Roque, qu'ils
ont croisé, parce qu'il est le régisseur d'un homme influent Monsieur
Dambreuse. Il va plus loin, bafouant la morale puritaine officielle en suggérant :
« Arrange-toi pour lui plaire, et à sa femme aussi. Deviens son amant
! ».
Ainsi, Deslauriers est à la fois militant enthousiaste
et fait preuve d'un arrivisme consternant. Il incarne la jeunesse populaire
obligée de se débrouiller pour s'instruire et s'élever socialement, y compris
en faisant des compromissions avec la société de l'argent-roi de l'époque et en
s'appuyant sur les femmes puissantes, comme le Rastignac de Balzac, qu'il cite d'ailleurs.
Frédéric, lui, incarne un autre aspect des jeunes de ce temps-là.
B) Le romantisme sentimental de Frédéric, ses origines
bourgeoises et son pessimisme
- Frédéric, sans faire partie des nantis,
appartient à la petite bourgeoisie de province. Sa mère est veuve mais mène un
certain train de vie puisqu'elle emploie un domestique, Isidore. Elle a des
préjugés sur la moralité qu'elle a transmis à son fils à propos de la situation
de père Roque : « Mme Moreau, en effet, ne le fréquentait pas ; le
père Roque vivait en concubinage avec sa bonne, et on le considérait fort peu,
bien qu'il fût le croupier d'élections, le régisseur de M.
Dambreuse. » C'est vrai que ce dernier a un nez pointu (de
curiosité !) sous la visière de sa casquette (La casquette, chez Flaubert,
c'est mauvais signe, cf. celle de Charles
Bovary). Elle n'apprécie pas non plus que son fils fréquente
Deslauriers, d'où cette rencontre à l'extérieur et ces pressions pour faire
rentrer son fils à la maison. Cependant, Frédéric a quelques moyens
financiers : il envisage d'aller faire ses études de droit à Paris sans
être contraint de travailler avant. Il possède un bon manteau, est bien habillé
(« Puisque tu as un habit noir et des gants blancs, profites-en ! ») alors que
Deslauriers « grelottait sous son vêtement mince ». De
plus, Frédéric est en mesure de régler à la place de son ami son dîner à
l'auberge.
- Leur différence se creuse sur le caractère et
les aspirations. Alors que Deslauriers a « l'air résolu »,
Frédéric hésite car ses opinions et ses goûts sont changeants : « ses
opinions littéraires étaient changées [
] Quelquefois la musique lui semblait
seule capable d'exprimer ses troubles intérieurs ; alors, il rêvait des
symphonies ; ou bien la surface des choses l'appréhendait, et il voulait
peindre. Il avait composé des vers, pourtant ; Deslauriers les trouva fort
beaux, mais sans demander une autre pièce. ». En tout cas, il a
l'âme d'un artiste et ses tendances le portent vers la passion romantique comme
en témoignent les héros qu'ils affectionnent : Werther, René, Frank, Lara, Lélia. Il rêve à une muse inspiratrice et se sent
repoussé d'avance : « L'amour est la pâture et comme l'atmosphère
du génie. Les émotions extraordinaires produisent les uvres sublimes. Quant à
chercher celle qu'il me faudrait, j'y renonce ! D'ailleurs, si jamais je la
trouve, elle me repoussera. » Il vient de rencontrer la belle Madame
Arnoux et l'effet qu'elle lui a produit n'est pas étranger à son état
émotionnel. Frédéric est bien le modèle du jeune homme romantique en proie au
mal de vivre et au désespoir, avide de passions sublimes et pessimiste sur ses
chances de réussite. Deslauriers, de manière désinvolte, se moque de ses
engouements littéraires : « lâche-moi franchement tes poètes
catholiques et sataniques, aussi avancés en philosophie qu'on l'était au XIIe
siècle. Ton désespoir est bête. » Il lui conseille prosaïquement
de passer ses examens et de se faire introduire dans la société dirigeante. On
sent bien au sourire final de Frédéric qu'il a compris la leçon !
Un jeune homme plein d'images romantiques
stéréotypées, hésitant, soumis encore à sa mère et pourtant attentif au
pragmatisme de son ami et peut-être prêt désormais à suivre ses conseils :
voilà l'état d'esprit de Frédéric dans cette scène capitale malgré son
apparente banalité.
Dans cet épisode des brèves retrouvailles entre
Frédéric Moreau et Charles Deslauriers, Flaubert confronte deux tendances
opposées de la jeunesse de 1840 mais qui doivent s'arranger avec la société de
classes, d'argent et d'influences de la Monarchie de juillet. Cette
jeunesse qui rêve de refaire la Révolution comme Deslauriers ou qui voudrait se
consacrer à l'art et à l'amour comme Moreau est désenchantée. La province est
médiocre, curieuse, pleine de préjugés et vit en vase clos. Paris est une
promesse d'avenir mais il faut pour y réussir abandonner ses idéaux de pureté,
il faut intriguer, s'infiltrer. Paris, lieu de perdition ou de salut ?
C'est déjà le défi que lançaient Rastignac ou Julien Sorel. Certains ont
réussi, d'autres ont été anéantis. Quel sera donc le sort de Charles et
Frédéric ? En tout cas, leur amitié demeurera indéfectible et c'est sans
doute la seule valeur sûre dans cette société corrompue.
Céline Roumégoux