Dissertation
La lecture de L’Orphelin de la Chine de Voltaire dans le salon de Mme Geoffrin
par Lemonnier en 1812
Sujet :
Le roman présente des héros représentatifs des aspects de la société de leur temps. Montrez cela à travers plusieurs exemples.
Modèle de bravoure ou personnage médiocre, le héros est un ingrédient essentiel du roman qui se forge autour de cette entité élémentaire. Si le héros ne laisse pas le lecteur indifférent, s'identifiant à lui, ou bien le stigmatisant, c'est surtout parce qu'il reflète des facettes de la société humaine. Ainsi nous montrerons en quoi le roman présente des héros représentatifs des aspects de la société de son temps. Nous verrons d'abord que ces héros sont représentatifs de la pensée de l'époque, puis nous aborderons le fait qu'ils reflètent la réalité sociale de l'époque, avant de nuancer le propos et d'observer l'existence de héros atemporels.
Tout d'abord, le roman met en scène des héros représentatifs de la pensée de leur temps.
Ces héros peuvent s'imposer comme les porte-parole des rêves et espoirs de la société et traduisent alors un idéalisme collectif. La Renaissance, véritable révolution culturelle où l'Homme foisonnant d'inventivité s'efforce de comprendre le monde, a sans conteste délivré un message idéaliste fort. L'écrivain anglais Thomas More dans L'Utopie (1516) se lance ainsi dans l'ostentatoire description d'une société parfaite et pacifique. Et tout cet univers idyllique est fondé par Utopus, génial concepteur à l'initiative de cette prospérité où « les Utopiens ont la guerre en abomination ». Dans un élan comique, son confrère français Rabelais narre en 1532 et 1534 les aventures de deux géants, personnages éponymes, dans Gargantua et Pantagruel. Le géant est le symbole même de l'idéalisme de la Renaissance. Son féroce appétit est évidemment à transposer à l'appétit intellectuel des humanistes.
Au contraire, les héros de roman peuvent être représentatifs du désenchantement de l'époque. Le Romantisme du XIXe siècle est emblématique. Ce tenace « mal du siècle » comme l'écrit Chateaubriand trouve ses racines dans la fin brutale de la glorieuse ère napoléonienne et aux acquis de la Révolution, balayés par le retour de la monarchie. Le même auteur, dans le roman semi-autobiographique René (1802), relate la vie du héros éponyme exilé dans la tribu indienne des Natchez. René est à la recherche d'une identité qu'il ne trouve pas, obsédé par cette quête infructueuse, dominé par des forces qui le dépassent. Dans une atmosphère teintée de mysticisme, il ressent le « vague des passions », et surtout une profonde mélancolie. René est donc emblématique du héros romantique, errant dans la psyché, qui « étouffe dans l'univers » comme le déclarait si bien Rousseau.
Les héros de roman permettent aussi de cerner la mentalité de l'époque. A travers leur progression dans l'histoire et les interactions entretenues avec les autres personnages, ils se font les révélateurs des lois morales qui régissent la société. Ainsi dans La Lettre écarlate (1850), l'Américain Nathaniel Hawthorne conte le martyr d'Hester Prynne, jeune femme vivant dans une communauté puritaine à Boston dans le Massachusetts, condamnée à porter sur la poitrine la lettre A pour Adultère. L'auteur se lance alors dans un pamphlet virulent contre la société puritaine, débarquée dans le Nouveau Monde en 1620 et fondatrice des treize colonies de la côte-est. Les dures épreuves endurées par l'héroïne tendent à pointer du doigt l'intolérance de cette communauté, persistante dans la culture américaine du XIXe siècle, et l'hypocrisie de ses dirigeants, soucieux de maintenir un équilibre moral digne mais incapables de voir les travers de ses membres. Au final, Hawthorne dénonce cette « tendance à devenir cruel », détentrice du « pouvoir de faire souffrir »
De cette façon, le roman présente des héros, reflet de la pensée de leur temps. Ces héros traduisent l'idéalisme de la société, ou bien sa désillusion. Ils révèlent aussi la mentalité de l'époque, et permettent de déceler une société figée et conservatrice. Cependant, le héros de roman peut être représentatif de la réalité sociale de l'époque.
Gargantua (gravure de Gustave Doré)
Son parcours dans l'histoire renseigne le lecteur sur l'organisation de la société. Le héros permet donc d'identifier les codes de la société. Observons les péripéties du héros de Maupassant Georges Duroy dans Bel-Ami (1885), jeune arriviste propulsé dans les dures exigences de la conquête de Paris. C'est alors la complexité de la réussite sociale qui est abordée, dont les clefs sont détenues par l'aristocratie, cet univers impitoyable constitué de mondanités, d'anoblissement frauduleux, de relations, d'adultère, où capitalisme, politique et influence des femmes sont étroitement liés : « Le Monde est aux forts. Il faut être fort. Il faut être au-dessus de tout. » Maupassant dépeint également, à travers le métier de journaliste de Duroy à La Vie française, le monde de la presse. La presse au XIXe siècle devient fondamentale, capable de faire ou défaire les carrières politiques. C'est l'émergence de ce qu'on appellera au siècle suivant le « quatrième pouvoir ».
Loin du prestige et la richesse des élites sociales, le héros se fait souvent figure emblématique du bas peuple. Le roman réaliste mis à l'honneur dès1850 se veut une peinture fidèle de la société, et inévitablement des classes populaires majoritaires. Dans un contexte de Révolution Industrielle, Zola dans Germinal (1885) s'attache à relater le quotidien d'Etienne Lantier, jeune homme qui aux mines de Montsou dans le Nord de la France découvre les conditions de travail effroyables, la « lenteur des minutes monotones, qui passaient une à une, sans espoir ». Le héros, au contraire plein d'espoir, pousse les mineurs à la grève contre la Compagnie des Mines pour rétablir la justice sociale et inspirer « la vision rouge de la Révolution ». Etienne Lantier est bien sûr en référence directe au vent marxiste qui souffle sur l'Europe, poussant le prolétaire écrasé dans la lutte contre l'exploitant bourgeois.
Le héros de roman permet également d'aborder des problèmes d'actualité, typiques de l'époque. Même si Louis-Ferdinand Céline dans Voyage au bout de la nuit (1932), dans un élan de pessimisme absolu, fait de son héros, Bardamu, le champion de la provocation, ce dernier n'en dénonce pas moins les maux de la société, critiquant le militarisme et ses « soldats gratuits », l'Etat-Nation, ce concept patriotique qui lance la « Patrie n°1 » à l'assaut de la « Patrie n°2 » dans un carnage total, ou encore l'avancée de l'American Way of Life et son fordisme, ce système qui « broie les individus, nie même leur humanité et les réduit à la misère ». D'autre part, le héros joue aussi un rôle politique. D'autant que les romans du XX e siècle, dénonciation virulente des totalitarismes, sont abondants. Le récit du paysan russe, condamné au goulag dans Une journée d'Ivan Denissovitch (1962) d'Alexandre Soljenitsyne, est poignant. Il est le symbole de ces innocents écrasés par l'absurdité du régime soviétique, ayant restreint leur humanité aux besoins élémentaires de subsistance, accrochés à l'espoir de survivre, jour après jour : « Une journée de passée. Sans un seul nuage. Presque de bonheur. »
Ainsi, le héros de roman est représentatif de la réalité sociale de l'époque, parfois dure, à travers ses problèmes, son organisation et ses codes. Pourtant il existe aussi des héros atemporels.
Loin de mettre en scène un héros représentant divers aspects de la société de son temps, le roman peut présenter un héros atemporel, dans lequel l'Homme se reconnaît quelle que soit l'époque, porteur de valeurs universelles. Henri Charrière, le célèbre malfrat, dans Papillon (1963), met en avant le désir éternel de liberté de l'Homme. Au travers de cette uvre humaniste, l'auteur évoque sa vie de prisonnier au bagne de Cayenne. Clamant son innocence pour un crime qu'il n'a pas commis, ce « papillon » tentera de s'évader à maintes reprises, aussi bien mentalement que physiquement : « Je m'envole dans les étoiles ». L'amour, véritable topos de la littérature, revêt aussi un caractère universel. Ce sentiment qui traverse les âges trouve matière à faire débat, s'opposant souvent à l'argent, à l'image de l'endogamie aristocratique où le mariage va dans le sens de l'intérêt. Gabriel Garcia Marquez relate ainsi dans L'Amour au temps du Choléra (1987) une histoire d'amour de cinquante ans, où dans les Caraïbes de la fin du XIXe siècle, un homme attend sa bien-aimée, mariée à un riche médecin. Repoussé par Fermina, Florentino se réfugie dans la poésie. Sa vie est tournée vers le seul but de se faire un nom pour mériter celle qu'il ne cessera jamais d'aimer. L'amour rayonne ici dans toute sa noblesse, se heurtant aux clivages sociaux. « Le cur possède plus de chambres qu'un hôtel de putes » écrit d'ailleurs avec humour l'auteur.
A l'inverse, les héros de roman peuvent révéler les défauts de l'Homme et traduisent sa médiocrité persistante. L'Or (1925) de Blaise Cendrars pointe de facto la soif de richesse inaltérable de l'Homme, à travers l'histoire tragique du Général Suter. Cet homme qui fit fortune en Californie grâce à l'agriculture dans la première moitié du XIXe siècle, se retrouve ruiné par la découverte d'or sur son territoire en 1848 et la grande ruée vers l'or qui s'en suit, dévastant tout ce qu'il a construit à coups de prospecteurs malhonnêtes. Le récit est poignant : « L'Or l'a ruiné ». La soif de richesse est dans cette uvre d'autant plus tragique qu'elle ne provoque pas la perte des truands qui en sont atteints, mais, dévastatrice, celle d'un homme innocent qui mourra fou, tristement, en plein Washington.
Enfin, certains héros de roman ne semblent s'inscrire dans aucune société. C'est le cas de Meursault, protagoniste de L'Etranger (1942) d'Albert Camus. Le titre est explicite. Ce personnage passif, indifférent à la mort de sa mère, avouant ouvertement et sincèrement sa culpabilité dans le meurtre de l'« Arabe » tué à cause de la chaleur harassante du soleil d'Algérie, malencontreusement, et résolu à être exécuté, est un héros absurde. C'est là le point de départ des uvres de Camus qu'il nommera « cycle de l'absurde ». Ce héros atypique semble ne pas se soumettre aux lois de la société. Camus s'expliquera d'ailleurs plus tard : « Il est étranger à la société où il vit [ ] Meursault ne joue pas le jeu. Il refuse de mentir. »
En conclusion, le roman présente des héros représentatifs des aspects de la société de leur temps. Ces héros sont porteurs de la pensée de l'époque dans son idéalisme ou sa désillusion et sont révélateurs de la mentalité de la société. Par ailleurs, ces héros informent de la réalité sociale de l'époque, son organisation et ses difficultés. Néanmoins il existe des héros atemporels qui traversent les époques, porteurs de valeurs, ou au contraire de défauts, persistants chez l'Homme à travers l'Histoire. D'autres encore s'imposent comme de véritables intrus qui ne s'inscrivent dans aucune société. En tout cas, le héros apparaît comme un élément essentiel pour le roman, création pure de l'Homme, miroir de ses pensées et aspirations. Malgré tout cette importance est relative. Il est intéressant d'observer que certains romans ne s'organisent autour d'aucun héros véritable. Citons pour cela le courant du Nouveau Roman (1942-1970) où le héros devient subsidiaire, souvent nommé par ses initiales, dans l'optique pour ses membres de renouveler le genre romanesque, à l'image d'Histoire (1967) de Claude Simon, collage de souvenirs mêlant grande Histoire et vie personnelle.
François 1ière S2 (décembre 2010)