Erasme, Traité de civilité puérile (1530)
ou Le savoir-vivre à l’usage des enfants
Desiderius Erasmus, peinture de Hans Holbein le Jeune
L’éducation fut une grande préoccupation des Humanistes de la Renaissance qui voulaient en finir avec la scolastique médiévale (le par-cœur, la glose) et avec les mœurs peu raffinées de la société, y compris la meilleure ! Rabelais dans Gargantua (1535) imagine l’utopie de l’abbaye de Thélème qui offre à de jeunes adultes aristocrates autant de divertissements élégants que d’études sérieuses, le tout sous la devise du "Fais ce que voudras". Erasme de Rotterdam, lui aussi moine et intellectuel majeur de l’époque, en rapport avec près de six cents fins lettrés de toute l’Europe, va se pencher sur la question de l’éducation, celle des princes (comme le futur *Charles Quint) comme celle de tout homme de raison. Dans son Traité de civilité puérile, paru en 1530, il va composer un véritable petit manuel de savoir-vivre à l’usage des enfants en général, même si l’ouvrage est dédié à son élève Henri de Bourgogne, "jeune enfant de grande espérance". Examinons la deuxième partie du préambule de ce traité :
(*l’Institutio principis christiani (ou "Education du prince chrétien"1516), que lui a suggéré d’écrire le chancelier de Brabant, Jean Le Sauvage, pour le futur Charles Quint. En une dizaine de chapitres, Érasme livre un véritable manuel d’une éducation complète du prince chrétien, qu’il s’agisse de sa formation intellectuelle, morale ou politique, sans oublier la religion qui est au cur même de cette éducation.)
Préambule (deuxième paragraphe)
"L'art d'instruire consiste en plusieurs parties, dont la première et la principale est que l'esprit encore tendre reçoive les germes de la piété ; la seconde, qu'il s'adonne aux belles-lettres et s'en pénètre à fond ; la troisième, qu'il s'initie aux devoirs de la vie ; la quatrième, qu'il s'habitue de bonne heure aux règles de la civilité. C'est cette dernière partie que j'ai aujourd'hui choisie pour sujet ; d'autres se sont occupés des trois premières et moi-même j'en ai traité maintes fois. Quoique le savoir-vivre soit inné chez tout esprit bien réglé, cependant, faute de préceptes formels, des hommes honnêtes et instruits en manquent parfois, ce qui est regrettable. Je ne nie pas que la civilité ne soit la plus humble section de la Philosophie, mais (tels sont les jugements des mortels) elle suffit aujourd'hui à concilier la bienveillance et à faire valoir des qualités plus sérieuses. Il convient donc que l'homme règle son maintien, ses gestes, son vêtement aussi bien que son intelligence. La modestie, voilà ce qui convient surtout aux enfants, et principalement aux enfants nobles : or, il faut réputer nobles tous ceux qui cultivent leur esprit par la pratique des belles-lettres. Que d'autres fassent peindre sur leurs écussons des lions, des aigles, des taureaux, des léopards : ceux-là possèdent plus de vraie noblesse, qui pourrait orner leurs armoiries d'autant d'emblèmes qu'ils ont cultivé d'arts libéraux."
Nous verrons comment, dans ce préambule argumentatif, Érasme présente son ouvrage et en quoi ce petit manuel pratique de savoir-vivre à l’usage des enfants est représentatif de son idéal humaniste en matière d’éducation.
I) Un argumentaire pour justifier un manuel inhabituel
A) Un raisonnement déductif (du général au particulier)
- Érasme commence par une définition de "l’art d’instruire" en quatre domaines présentés apparemment par ordre décroissant d’intérêt, de la piété à la civilité en passant par les devoirs de la vie et surtout par les belles lettres. L’art d’instruire est donc l’art d’éduquer car il ne s’agit pas uniquement "d’instruction intellectuelle" mais bien de leçons de comportement individuel et social et aussi d’enseignement religieux et moral. Cette vision des composantes de l’éducation est présentée comme une évidence : "L'art d'instruire consiste en plusieurs parties". Ce postulat, au présent de vérité générale, n’a pourtant rien d’évident à son époque et est bien plutôt le programme humaniste.
- Cependant de ces quatre "matières", il ne s’intéressera dans cet ouvrage qu’à la dernière : la civilité (le particulier). Cette partie est neuve, comme il le sous-entend : "d'autres se sont occupés des trois premières et moi-même j'en ai traité maintes fois".
B) De la concession aux contre arguments
- Si Erasme concède que "le savoir-vivre soit inné chez tout esprit bien réglé" et qu’il admette que "la civilité soit la plus humble section de la Philosophie", il objecte que "faute de préceptes formels, des hommes honnêtes et instruits en manquent parfois, ce qui est regrettable" et que la civilité "suffit aujourd'hui à concilier la bienveillance et à faire valoir des qualités plus sérieuses". Il prévient ainsi les critiques qu’on pourrait lui faire de s’intéresser à un domaine mineur ("la plus humble section de la Philosophie") et de donner des "recettes" de conduite, inutiles car trop "naturelles" ("innées"). Il avance aussi que la civilité favorise la sociabilité ("la bienveillance") et permet de développer des qualités supérieures ("et à faire valoir des qualités plus sérieuses").
C) Un programme pratique mais essentiel
- Erasme annonce les grandes lignes de son programme qu’il développera dans les sept courts chapitres de son traité à savoir, pour chaque homme, savoir régler : "son maintien, ses gestes, son vêtement".
- L’analogie entre l’exercice de l’intelligence ("Il convient donc que l'homme règle son maintien, ses gestes, son vêtement aussi bien que son intelligence") et l’apprentissage des bonnes manières montre bien que les deux éducations sont liées : celle de l’esprit et celle de la sociabilité.
- Il donne en conclusion à son préambule les qualités indispensables à toute éducation : la modestie et la noblesse de l’esprit, cultivé "par la pratique des belles-lettres". On notera au passage que ce n’est plus la piété ("la première et la principale") qui est mise au premier rang comme au début de cet extrait !
II) Une éducation humaniste
A) Les valeurs intellectuelles
L’intelligence, "l’esprit bien réglé".
B) Les valeurs sociales
Les valeurs de l’homme honnête, les devoirs de l’homme, de l’enfant noble, la bienveillance à rechercher pour la concorde sociale passent par le respect de principes de civilité.
C) les valeurs religieuses et morales
- La piété
- La modestie
- La vraie noblesse, c’est celle de l’esprit cultivé par les belles lettres et les arts libéraux (attaque en règle contre la prétention des nobles et de leurs blasons orgueilleux qui s’attribuent les qualités des animaux emblématiques de leurs écussons).
Erasme, le pacifique, accorde beaucoup d’importance à la civilité, principe de concorde entre les hommes, associée à la noblesse d’esprit que donne la pratique des belles lettres et à la piété. C’est au nom de ce principe qu’il justifie Le Traité de civilité puérile qui, loin d’être secondaire et négligeable, polit l’esprit et favorise les qualités morales, sociales, religieuses et intellectuelles de l’enfant qui deviendra un homme d’esprit et de cœur. Son traité doit dépasser la seule éducation d’un prince et s’adresser à tout enfant pour le profit de la société entière. Son manuel servira, entre autres, de référence au siècle suivant au fondateur des écoles chrétiennes pour les pauvres, Jean-Baptiste de La Salle.
(*l’Institutio principis christiani (ou "Education du prince chrétien"1516), que lui a suggéré d’écrire le chancelier de Brabant, Jean Le Sauvage, pour le futur Charles Quint. En une dizaine de chapitres, Érasme livre un véritable manuel d’une éducation complète du prince chrétien, qu’il s’agisse de sa formation intellectuelle, morale ou politique, sans oublier la religion qui est au cur même de cette éducation.)
Préambule (deuxième paragraphe)
"L'art d'instruire consiste en plusieurs parties, dont la première et la principale est que l'esprit encore tendre reçoive les germes de la piété ; la seconde, qu'il s'adonne aux belles-lettres et s'en pénètre à fond ; la troisième, qu'il s'initie aux devoirs de la vie ; la quatrième, qu'il s'habitue de bonne heure aux règles de la civilité. C'est cette dernière partie que j'ai aujourd'hui choisie pour sujet ; d'autres se sont occupés des trois premières et moi-même j'en ai traité maintes fois. Quoique le savoir-vivre soit inné chez tout esprit bien réglé, cependant, faute de préceptes formels, des hommes honnêtes et instruits en manquent parfois, ce qui est regrettable. Je ne nie pas que la civilité ne soit la plus humble section de la Philosophie, mais (tels sont les jugements des mortels) elle suffit aujourd'hui à concilier la bienveillance et à faire valoir des qualités plus sérieuses. Il convient donc que l'homme règle son maintien, ses gestes, son vêtement aussi bien que son intelligence. La modestie, voilà ce qui convient surtout aux enfants, et principalement aux enfants nobles : or, il faut réputer nobles tous ceux qui cultivent leur esprit par la pratique des belles-lettres. Que d'autres fassent peindre sur leurs écussons des lions, des aigles, des taureaux, des léopards : ceux-là possèdent plus de vraie noblesse, qui pourrait orner leurs armoiries d'autant d'emblèmes qu'ils ont cultivé d'arts libéraux."
Nous verrons comment, dans ce préambule argumentatif, Érasme présente son ouvrage et en quoi ce petit manuel pratique de savoir-vivre à l’usage des enfants est représentatif de son idéal humaniste en matière d’éducation.
I) Un argumentaire pour justifier un manuel inhabituel
A) Un raisonnement déductif (du général au particulier)
- Érasme commence par une définition de "l’art d’instruire" en quatre domaines présentés apparemment par ordre décroissant d’intérêt, de la piété à la civilité en passant par les devoirs de la vie et surtout par les belles lettres. L’art d’instruire est donc l’art d’éduquer car il ne s’agit pas uniquement "d’instruction intellectuelle" mais bien de leçons de comportement individuel et social et aussi d’enseignement religieux et moral. Cette vision des composantes de l’éducation est présentée comme une évidence : "L'art d'instruire consiste en plusieurs parties". Ce postulat, au présent de vérité générale, n’a pourtant rien d’évident à son époque et est bien plutôt le programme humaniste.
- Cependant de ces quatre "matières", il ne s’intéressera dans cet ouvrage qu’à la dernière : la civilité (le particulier). Cette partie est neuve, comme il le sous-entend : "d'autres se sont occupés des trois premières et moi-même j'en ai traité maintes fois".
B) De la concession aux contre arguments
- Si Erasme concède que "le savoir-vivre soit inné chez tout esprit bien réglé" et qu’il admette que "la civilité soit la plus humble section de la Philosophie", il objecte que "faute de préceptes formels, des hommes honnêtes et instruits en manquent parfois, ce qui est regrettable" et que la civilité "suffit aujourd'hui à concilier la bienveillance et à faire valoir des qualités plus sérieuses". Il prévient ainsi les critiques qu’on pourrait lui faire de s’intéresser à un domaine mineur ("la plus humble section de la Philosophie") et de donner des "recettes" de conduite, inutiles car trop "naturelles" ("innées"). Il avance aussi que la civilité favorise la sociabilité ("la bienveillance") et permet de développer des qualités supérieures ("et à faire valoir des qualités plus sérieuses").
C) Un programme pratique mais essentiel
- Erasme annonce les grandes lignes de son programme qu’il développera dans les sept courts chapitres de son traité à savoir, pour chaque homme, savoir régler : "son maintien, ses gestes, son vêtement".
- L’analogie entre l’exercice de l’intelligence ("Il convient donc que l'homme règle son maintien, ses gestes, son vêtement aussi bien que son intelligence") et l’apprentissage des bonnes manières montre bien que les deux éducations sont liées : celle de l’esprit et celle de la sociabilité.
- Il donne en conclusion à son préambule les qualités indispensables à toute éducation : la modestie et la noblesse de l’esprit, cultivé "par la pratique des belles-lettres". On notera au passage que ce n’est plus la piété ("la première et la principale") qui est mise au premier rang comme au début de cet extrait !
II) Une éducation humaniste
A) Les valeurs intellectuelles
L’intelligence, "l’esprit bien réglé".
B) Les valeurs sociales
Les valeurs de l’homme honnête, les devoirs de l’homme, de l’enfant noble, la bienveillance à rechercher pour la concorde sociale passent par le respect de principes de civilité.
C) les valeurs religieuses et morales
- La piété
- La modestie
- La vraie noblesse, c’est celle de l’esprit cultivé par les belles lettres et les arts libéraux (attaque en règle contre la prétention des nobles et de leurs blasons orgueilleux qui s’attribuent les qualités des animaux emblématiques de leurs écussons).
Erasme, le pacifique, accorde beaucoup d’importance à la civilité, principe de concorde entre les hommes, associée à la noblesse d’esprit que donne la pratique des belles lettres et à la piété. C’est au nom de ce principe qu’il justifie Le Traité de civilité puérile qui, loin d’être secondaire et négligeable, polit l’esprit et favorise les qualités morales, sociales, religieuses et intellectuelles de l’enfant qui deviendra un homme d’esprit et de cœur. Son traité doit dépasser la seule éducation d’un prince et s’adresser à tout enfant pour le profit de la société entière. Son manuel servira, entre autres, de référence au siècle suivant au fondateur des écoles chrétiennes pour les pauvres, Jean-Baptiste de La Salle.