Translate

jeudi 24 novembre 2022

Ce que dit la Bouche d’ombre, Les Contemplations Livre 6 de V. Hugo, commentaire de poème

 

Ce que dit la Bouche d’ombre, 

Les Contemplations de V. Hugo


 

Les Contemplations Livre 6 (1855) de Victor Hugo

« Ce que dit la Bouche d'Ombre »

Voir le texte ICI

de "L’homme en songeant descend au gouffre universel" à "Tout est plein d’âmes."

 

Chef de file du mouvement romantique, Victor Hugo attribue au poète le rôle d'un prophète visionnaire, intermédiaire entre l'homme et Dieu. Marqué par son exil à Jersey et la mort accidentelle de sa fille Léopoldine, il se tourne vers une inspiration métaphysique après avoir un temps cessé d'écrire, terrassé par le chagrin. Dans le recueil poétique des Contemplations, paru en 1855, il exprime son désir fou de percer le secret de la vie et de la mort. A la fin du recueil, il fait parler la mystérieuse Bouche d'Ombre qui délivre un message d'espoir. En quoi ces vers révèlent-ils une vision du monde et de la création ? Après avoir examiné la prosopopée de la Bouche d'Ombre, on verra comment s'organise une conception panthéiste de la création.

 

I) Une prosopopée énigmatique

 

A) Une rencontre insolite

 

- Après un premier vers à valeur de vérité générale : «  L'homme en songeant descend au gouffre universel. », la première personne du singulier apparaît qui est le « je » du poète. L'ancrage spatial est précis « Rozel » et « A l'endroit où le cap se prolonge en presqu'île. » Ces indications géographiques sont bien en rapport avec le lieu d'exil de Victor Hugo.

 

- La rencontre arrive soudainement, après deux alexandrins descriptifs au rythme calme et lent mimant l'errance du promeneur au bord de la mer : « Le spectre m'attendait ». La césure à l'hémistiche est fortement marquée par le point virgule et le contre-rejet « l'être sombre et tranquille » insiste sur les caractéristiques de cet étrange personnage. Les articles définis « le spectre […] l'être » sans référent antérieur intriguent le lecteur car ce personnage lui est inconnu alors qu'il semble familier à l'auteur. Sa description et son comportement sont très étranges et même contradictoires : les termes « spectre » et « sombre » sont inquiétants et renvoient au lexique de la mort en opposition avec l'adjectif « tranquille » qui le définit aussi.

 

- La manière de prendre contact est des plus surprenantes et des plus violentes sans que le procédé paraisse affoler le poète : « Me prit par les cheveux dans sa main qui grandit, /M'emporta sur le haut du rocher, et me dit : ». On entre alors dans un registre fantastique avec la métamorphose du spectre avec « sa main qui grandit » et une sorte d'épiphanie du poète « emport[é] sur le haut du rocher » comme pour échapper « au gouffre universel » du premier vers et prendre de la hauteur de vue.

 

B) Un monologue didactique

 

- Le discours de l'être est très structuré et de type déductif. D'abord, il pose un principe « Tout parle », ensuite il l'illustre par une série d'exemples où sont représentés tous les règnes de la nature et tous les éléments : « Le brin d'herbe […] l'orage […], le rocher […] la mouche, etc. ».

- Tout le discours est relancé par des questions oratoires anaphoriques : « Crois-tu ? » qui semblent autant de démentis à l'ignorance et aux fausses interprétations de l'homme sur le monde créé. Le poète est aussi apostrophé en tant que représentant de l'humanité ignorante : « Et maintenant, homme, sais-tu pourquoi ».

- Enfin, l'explication finale est donnée en parallèle à la phrase initiale : « tout vit ».

 

Ainsi, le spectre apparaît comme un ange de la mort qui attendait le poète pour entrer en communication avec lui. C'est le messager du secret divin de la Vie et de la Mort. Cette rencontre insolite vient littéralement arracher le poète à son errance solitaire et morose et il reçoit une révélation. On notera la proximité du dolmen, pierre magique par excellence. Mais si le message peut être résumé par : « Tout parle parce que tout vit », il est nécessaire d'éclaircir ce mystère.

 

 Dessin de Victor Hugo : le dolmen

 

II) Une conception panthéiste de la création

 

A) Le chant du monde

 

- Les verbes de parole et d'expression abondent pour dire le chant du monde : « sonner la forêt, rugir, gémit ou chante, parle, balbutie, bégayer, tout dit quelque chose » ainsi que les termes connotant une manifestation sonore : « l'éternel murmure, la voix, joueur de flûte, une vapeur de bruit, une parole, sa rumeur, le tumulte suprême ». Les allitérations en consonnes vibrantes viennent illustrer ce concert de la nature en roulements : « L'orage, le torrent roulant de noirs limons » ou en sifflements : « Sa rumeur des frissons du lyet de la rose,/De la foudre, des flots, des souffles du ciel bleu ».

 

- Tous les règnes sont convoqués dans cet orchestre : « la fleur, le rocher, la mouche, l'homme » et tous les éléments : « vents, ondes, flammes, limons ». La nature est personnifiée : elle ne balbutie pas, n'a pas la langue épaisse mais parle à Dieu.

 

- Mais ce chant universel n'est pas simple bruit car « Une pensée emplit le tumulte superbe ». Dieu anime chaque chose et lui donne vie et sens. C'est en quoi Hugo présente une vision panthéiste du monde.

 

B) le dessein de Dieu et le mystère de la mort et de la vie

 

- Si toute la création s'exprime, c'est qu'elle dialogue avec Dieu, le grand architecte de l'univers par qui « la forme sort du nombre » car « Dieu n'a pas fait un bruit sans y mêler le Verbe ». Le Verbe en question est la parole créatrice de la Bible et le nombre correspond aux grandes lois physiques de l'univers. La création ne relève pas du hasard mais du projet divin car « Dieu [ne se serait pas] dans son immensité / Donné pour tout plaisir, pendant l'éternité, / D'entendre bégayer une sourde-muette ».

 

- C'est pourquoi la mort n'existe pas car « Crois-tu que le tombeau, d'herbe et de nuit vêtu / ne soit rien qu'un silence ? »« Le gouffre universel » ou « l'abîme » ne sont pas le néant que l'on croit : « Non, l'abîme est un prêtre et l'ombre est un poète ». Voilà la grande révélation : la Nature a besoin d'interprètes qu'ils soient sacrés comme le prêtre ou inspirés comme le poète. Ceux-là pourront faire comprendre le dessein de Dieu qui est de créer la Vie, uniquement la Vie, dans un dialogue permanent et intelligent avec sa création. D'où l'emploi des verbes qui vont de l'illusion à la connaissance : « T'imaginais-tu, Crois-tu, te figures-tu, sais-tu ». Cette création dans sa diversité est une et solidaire et participe du principe divin.

 

- Ainsi le poème même de Hugo est manifestation de cet échange, en même temps que révélation. D'où l'aspect incantatoire de ses vers, avec les anaphores interrogatives : « Crois-tu ? », les énumérations : « Le brin d'herbe, la fleur, l'élément », les parallélismes de construction : «  tout est une voix et tout est un parfum ». Les rimes suivies, majoritairement, participent de cette sorte de litanie poétique et sacrée, ainsi que le choix de l'alexandrin au rythme ample et majestueux, parfois coupé par des rejets et des contre-rejets pour ménager des effets de surprise : «  Tout parle. Et maintenant, homme, sais-tu pourquoi / Tout parle ? Ecoute bien. C'est que vents, ondes, flammes /Arbres, roseaux, rochers, tout vit ! ». L’avant dernier vers est un octosyllabe qui fait l'effet de la pointe finale, marquée par l'enthousiasme du point d'exclamation.

 

Le poète est donc le passeur majeur qui dans son propre verbe va rendre le monde intelligible et délivrer le message d'espoir de Dieu et révéler que son Esprit est dans tout, ce qui fait de la création une Unité solidaire. La mystérieuse Bouche d'Ombre qui s'exprime par le spectre délivre à l'humanité un message d'espoir et de vie que le poète traduit par une conception panthéiste du monde, où tout est animé et en relation, où la mort n'est qu'une illusion et où tout est langage et dialogue entre les créatures et Dieu. Hugo préfigure déjà les fameuses correspondances de Baudelaire quand il écrit : « tout est une voix et tout est un parfum » qui renvoie à « Les parfums, les couleurs et les sons se répondent ». Les poètes se font mystiques et déchiffreurs du mystère de la création.


Portrait de Victor Hugo par Léon Bonnat

 

Céline Roumégoux

 

Tous droits réservés