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vendredi 16 septembre 2022

Manon Lescaut de l'abbé Prévost, la mort de Manon

 

Manon Lescaut : commentaire de la mort de Manon


La mort de Manon

 (Extrait de Manon Lescaut de L’abbé PREVOST, 1731)

Nous marchâmes aussi longtemps que le courage de Manon put la soutenir, c’est-à-dire environ deux lieues, car cette amante incomparable refusa constamment de s’arrêter plus tôt. Accablée enfin de lassitude, elle me confessa qu’il lui était impossible d’avancer davantage. Il était déjà nuit. Nous nous assîmes au milieu d’une vaste plaine, sans avoir pu trouver un arbre pour nous mettre à couvert. Son premier soin fut de changer le linge de ma blessure, qu’elle avait pansée elle-même avant notre départ. Je m’opposai en vain à ses volontés. J’aurais achevé de l’accabler mortellement, si je lui eusse refusé la satisfaction de me croire à mon aise et sans danger, avant que de penser à sa propre conservation. Je me soumis durant quelques moments à ses désirs. Je reçus ses soins en silence et avec honte. Mais, lorsqu’elle eut satisfait sa tendresse, avec quelle ardeur la mienne ne prit-elle pas son tour! Je me dépouillai de tous mes habits, pour lui faire trouver la terre moins dure en les étendant sous elle. Je la fis consentir, malgré elle, à me voir employer à son usage tout ce que je pus imaginer de moins incommode. J’échauffai ses mains par mes baisers ardents et par la chaleur de mes soupirs. Je passai la nuit entière à veiller près d’elle, et à prier le Ciel de lui accorder un sommeil doux et paisible. Ô Dieu! Que mes vœux étaient vifs et sincères! Et par quel rigoureux jugement aviez-vous résolu de ne les pas exaucer!

 Pardonnez, si j’achève en peu de mots un récit qui me tue. Je vous raconte un malheur qui n’eut jamais d’exemple. Toute ma vie est destinée à le pleurer Mais, quoique je le porte sans cesse dans ma mémoire, mon âme semble reculer d’horreur chaque fois que j’entreprends de l’exprimer.

Nous avions passé tranquillement une partie de la nuit. Je croyais ma chère maîtresse endormie et je n’osais pousser le moindre souffle, dans la crainte de troubler son sommeil. Je m’aperçus dès le point du jour, en touchant ses mains, qu’elle les avait froides et tremblantes. Je les approchai de mon sein, pour les échauffer. Elle sentit ce mouvement, et, faisant un effort pour saisir les miennes, elle me dit, d’une voix faible, qu’elle se croyait à sa dernière heure. Je ne pris d’abord ce discours que pour un langage ordinaire dans l’infortune, et je n’y répondis que par les tendres consolations de l’amour. Mais, ses soupirs fréquents, son silence à mes interrogations, le serrement de ses mains, dans lesquelles elle continuait de tenir les miennes, me firent connaître que la fin de ses malheurs approchait. N’exigez point de moi que je vous décrive mes sentiments, ni que je vous rapporte ses dernières expressions. Je la perdis ; je reçus d’elle des marques d’amour au moment même qu’elle expirait. C’est tout ce que j’ai la force de vous apprendre de ce fatal et déplorable événement.

Mon âme ne suivit pas la sienne. Le Ciel ne me trouva point, sans doute, assez rigoureusement puni. Il a voulu que j’aie traîné, depuis, une vie languissante et misérable. Je renonce volontairement à la mener jamais plus heureuse.

Je demeurai plus de vingt-quatre heures la bouche attachée sur le visage et sur les mains de ma chère Manon. Mon dessein était d’y mourir; mais je fis réflexion, au commencement du second jour, que son corps serait exposé, après mon trépas, à devenir la pâture des bêtes sauvages. Je formai la résolution de l’enterrer et d’attendre la mort sur sa fosse.  J’étais déjà si proche de ma fin, par l’affaiblissement que le jeûne et la douleur m’avaient causé, que j’eus besoin de quantité d’efforts pour me tenir debout. Je fus obligé de recourir aux liqueurs que j’avais apportées. Elles me rendirent autant de force qu’il en fallait pour le triste office que j’allais exécuter. Il ne m’était pas difficile d’ouvrir la terre, dans le lieu où je me trouvais. C’était une campagne couverte de sable. Je rompis mon épée, pour m’en servir à creuser, mais j’en tirai moins de secours que de mes mains. J’ouvris une large fosse. J’y plaçai l’idole de mon cœur après avoir pris soin de l’envelopper de tous mes habits, pour empêcher le sable de la toucher. Je ne la mis dans cet état qu’après l’avoir embrassée mille fois, avec toute l’ardeur du plus parfait amour. Je m’assis encore près d’elle. Je la considérai longtemps. Je ne pouvais me résoudre à fermer la fosse. Enfin, mes forces recommençant à s’affaiblir et craignant d’en manquer tout à fait avant la fin de mon entreprise, j’ensevelis pour toujours dans le sein de la terre ce qu’elle avait porté de plus parfait et de plus aimable. Je me couchai ensuite sur la fosse, le visage tourné vers le sable, et fermant les yeux avec le dessein de ne les ouvrir jamais, j’invoquai le secours du Ciel et j’attendis la mort avec impatience. Ce qui vous paraîtra difficile à croire, c’est que, pendant tout l’exercice de ce lugubre ministère, il ne sortit point une larme de mes yeux ni un soupir de ma bouche. La consternation profonde où j’étais et le dessein déterminé de mourir avaient coupé le cours à toutes les expressions du désespoir et de la douleur Aussi, ne demeurai-je pas longtemps dans la posture où j’étais sur la fosse, sans perdre le peu de connaissance et de sentiment qui me restait.

 

 

Le titre complet est Histoire du chevalier des Grieux et de Manon Lescaut. C’est le tome VII des Mémoires d’un Homme de qualité, le marquis de Renoncour. Prévost a écrit et publié cette histoire en 1731 à Amsterdam et elle fera l’objet d’une édition séparée en 1753. C’est une histoire, genre particulier illustré par Robert de Challe dans Les Illustres Françaises, œuvre écrite en 1713. Le thème central en est l’union secrète, l’action se passant dans la France contemporaine de l’auteur. Il s’agit d’une série d’histoires selon le modèle du Décaméron repris au XVIe siècle par Marguerite de Navarre dans L’Heptaméron.

L’histoire de Manon se présente comme un récit encadré avec un narrateur personnage, des Grieux, qui raconte sa vie à Renoncour qui, lui, la raconte au lecteur. Le récit de des Grieux est une découverte de lui-même. C’est un court roman d’éducation et non pas un bilan, des mémoires ou de véritables confessions car le narrateur ne manifeste aucun regret : « L’amour est une passion innocente » mais « Le bonheur est incompatible avec la nature sensible de l’homme ».

L’extrait qui nous intéresse se situe à la fin de l’œuvre dans la deuxième partie. Manon et des Grieux se trouvent en Louisiane après de nombreuses péripéties en France. Manon a été déportée avec des filles de joie et son chevalier l’a suivie après avoir commis pour elle un meurtre et des vols. Les deux amants se sont sauvés dans le désert pour échapper au neveu du gouverneur, amoureux de Manon. La scène se passe dans le désert, la nuit. Manon, épuisée par la longue marche, va mourir, assistée par des Grieux. C’est lui qui raconte la scène à l’homme de qualité. Nous verrons comment se combinent le réalisme, le pathétisme et le tragique dans cette scène d’agonie.

 

I)  Le réalisme

 

Le réalisme ici est en rapport étroit avec l’idéal classique fait de sobriété et de précision. Les indices sont les suivants :

 

- Des précisions chiffrées sur les distances et le temps : « deux lieues… plus de vingt-quatre heures … au commencement du second jour ».

 

-  Absence de pittoresque dans la peinture du décor : « vaste plaine … campagne couverte de sable ». Ces expressions font référence à des réalités européennes, aucun exotisme n’est exploité alors que la scène se passe en Amérique. Le dépouillement l’emporte.

 

- Emploi d’un vocabulaire concret pour les soins réciproques et pour l’enterrement : « changer le linge de ma blessure … pansée elle-même … creuser … ouvrir une large fosse ».

 

- Evocation sordide des charognards qui pourraient s’attaquer au corps de Manon, ce qui prouve que des Grieux perçoit Manon comme un cadavre : « Je fis réflexion … que son corps serait exposé … à devenir la pâture des bêtes sauvages ».

 

- Absence de propos moralisateur sur la conduite des personnages mais un compte rendu des gestes et attitudes.

 

II) Le pathétisme

 

Les marques de la sensibilité destinées à émouvoir le destinataire sont les suivantes :

 

- Les désignations affectueuses et élogieuses de Manon : « cette amante incomparable, ma chère maîtresse, ma chère Manon, l’idole de mon cœur, ce que la terre avait porté de plus parfait et de plus aimable ». On note que ces expressions sont hyperboliques et grandissent Manon en la présentant comme unique et admirable.

 

- Les lexiques du corps et de l’amour sont associés : « Je me soumis à ses désirs … la chaleur de mes soupirs … les tendres consolations de l’amour … je reçus d’elle des marques d’amour … la bouche attachée sur le visage et sur les mains de Manon … l’ardeur du plus parfait amour ». Le vocabulaire des soins corporels et les signes de la souffrance sont indissociables du vocabulaire amoureux. L’amour et la mort semblent procéder des mêmes attitudes. Le corps est évoqué par les mains et la bouche, synecdoques de l’union charnelle. Les vêtements, dont des Grieux se dépouille pour réchauffer Manon puis pour l’ensevelir, sont eux aussi symboliques de cette fusion des corps. Les expressions euphémiques et ambiguës comme «Je me soumis à ses désirs » ou « je reçus d’elle des marques d’amour » tendent à assimiler ce dernier contact à une étreinte amoureuse.  

 

- Le champ lexical de la mort en apparente opposition avec celui de l’amour dramatise la scène : «  accablé mortellement … sa dernière heure … la fin de ses malheurs … elle expirait … je la perdis … mon dessein était d’y mourir … l’enterrer … proche de sa fin ». Cependant si la mort de Manon est effective, celle de des Grieux n’existe que dans son désir de rejoindre Manon. Le lecteur partage plus ou moins consciemment ce désir de mort qui rendrait cette histoire encore plus poignante en l’assimilant aux grands mythes amoureux tel celui de Tristan et Iseult, tout en sachant pourtant que des Grieux a survécu puisqu’il est le propre narrateur de son histoire.

 

- La situation est romanesque : de jeunes amants, poursuivis par un furieux qui veut les désunir, s’arrêtent, épuisés, en plein désert, la nuit.  Ils sont seuls au monde et en grand danger de mort. Le fait que l’un des jeunes gens témoigne ajoute à l’effet sensible et la sincérité de sa douleur ne peut qu’émouvoir le lecteur.

 

 

III) Le tragique

 

Si le réalisme et le pathétique imprègnent le texte, la situation désespérée telle qu’elle se présente atteint le tragique par :

 

- Un décor nu, sans pittoresque, en un lieu unique, dans un temps limité, en une seule action : la mort. On retrouve les trois unités du théâtre tragique.

 

- Un style noble et soutenu avec les figures classiques de l’atténuation comme l’euphémisme (« je la perdis » pour « elle mourut »). La mort n’est pas décrite mais suggérée selon la règle de bienséance qui proscrit toute violence.

 

- La raison qui pousse le narrateur à s’auto-analyser lorsqu’il s’adresse à l’homme de qualité : « La consternation profonde où j’étais et le dessein déterminé de mourir avaient coupé le cours à toutes les expressions du désespoir et de la douleur ». Cette même raison le pousse à utiliser des adjectifs d’appréciation : « ce fatal et déplorable événement … une vie languissante et misérable ».

 

- La fatalité qui plane sur la scène : « toute ma vie est destinée à le pleurer ». Dieu est sourd aux prières de des Grieux : « O Dieu ! que mes vœux étaient vifs et sincères ! et par quel rigoureux jugement aviez-vous résolu de ne les pas exaucer ! ». Il est d’ailleurs significatif qu’après avoir enseveli Manon, il ne prononce aucune oraison funèbre, ni ne trace sur sa tombe de signe religieux comme une croix. C’est son corps qui fait office de prière et de protection en s’étendant sur la tombe de Manon : « Je me couchai ensuite sur la fosse ». Pire, Dieu poursuit le jeune homme de sa colère : « Le Ciel ne me trouva point, sans doute, assez rigoureusement puni. Il a voulu que j’aie traîné, depuis, une vie languissante et misérable ». Une force supérieure pèse donc sur l’existence des héros et conduit leur vie à sa guise.

 

Cette fatalité toute classique pose le problème de la liberté du héros : des Grieux peut-il exercer son libre arbitre ? La réponse est dans le texte et ne laisse pas de surprendre : « Je renonce volontairement à mener une vie jamais plus heureuse ». Le héros choisit donc le malheur à défaut de la mort et ce choix n’apparaît pas comme une soumission aux volontés de Dieu mais soit comme un défi, soit comme une ultime preuve de fidélité et d’amour envers Manon. La mort de Manon peut, elle aussi, être interprétée comme une rédemption chrétienne ou comme une appropriation définitive par des Grieux qui jamais ne recommande sa maîtresse à Dieu et ne pratique aucun cérémonial chrétien. Le véritable culte de des Grieux est donc bien pour Manon. La passion qu’il éprouve pour elle est totale et rien ne peut la lui faire regretter ou nier. Si la mort est, pour les héros raciniens, un refuge et un aboutissement de leurs passions, pour des Grieux la vie malheureuse sera sa façon de la perpétuer. Prévost a rendu son héros subversif par rapport aux Classiques. Le fait de briser son épée : "Je rompis mon épée, pour m’en servir à creuser", est tout aussi symbolique. Des Grieux renonce à son statut de chevalier. Il ne veut plus exister, dans tous les sens du terme, après avoir perdu Manon.

 

 

Ce texte présente donc une grande richesse car il a assimilé le Classicisme et l’a dépassé car il contient en germe les tendances à venir, comme le Romantisme. Prévost a donné naissance à un mythe et des artistes ont repris ses personnages dans des opéras (Massenet 1884 ; Puccini 1893), des films (Clouzot 1948 ; Aurel 1967) et même une série télévisée française. La permanence de ce couple dans l’art montre que l’histoire racontée touche au plus profond de l’humain au delà de toute morale.