L'Ecume des jours, chapitre LXVIII (1947)
de
Boris Vian
Le
dialogue final entre le chat et la souris
- Tu as tort, dit la souris. Je suis encore jeune, et jusqu’au dernier moment j’étais bien nourrie.
- Mais je suis bien
nourri aussi, dit le chat, et je n’ai pas du tout envie de me suicider, alors
tu vois pourquoi je trouve ça anormal.
- C’est que tu ne l’as
pas vu, dit la souris.
- Qu’est-ce qu’il fait
? demanda le chat.
Il n’avait pas très
envie de le savoir. Il faisait chaud et ses poils étaient tous bien
élastiques
- Il est au bord de
l’eau, dit la souris, il attend, et quand c’est l’heure il va sur la planche et
il s’arrête au milieu. Il voit quelque chose.
- Il ne peut pas voir
grand-chose, dit le chat. Un nénuphar peut-être.
- Oui, dit la souris.
Il attend qu’il remonte pour le tuer.
- C’est idiot, dit le
chat. Ça ne présente aucun intérêt.
- Quand l’heure est
passée, continua la souris, il revient sur le bord, il regarde la photo.
- Il ne mange jamais ?
demanda le chat.
- Non, dit la souris,
et il devient très faible, et je ne peux pas supporter ça. Un de ces jours,
il va faire un faux pas en allant sur cette grande planche.
- Qu’est-ce que ça
peut te faire ? demanda le chat. Il est malheureux, alors ?...
- Il n’est pas
malheureux, dit la souris, il a de la peine. C’est ça que je ne peux pas
supporter. Et puis il va tomber à l’eau, il se penche trop.
- Alors, dit le chat,
si c’est comme ça, je veux bien te rendre ce service, mais je ne sais pas
pourquoi je dis « si c’est comme ça », parce que je ne comprends pas du tout.
- Tu es bien bon, dit
la souris.
- Mets ta tête dans
ma gueule, dit le chat, et attends.
- Ça peut durer
longtemps ? demanda la souris.
- Le temps que
quelqu’un me marche sur la queue, dit le chat ; il me faut un réflexe rapide.
Mais je la laisserai dépasser, n’aie pas peur.
La
souris écarta les mâchoires du chat et fourra sa tête entre ses dents
aiguës. Elle la retira presque aussitôt.
- Dis donc, dit-elle,
tu as mangé du requin, ce matin ?
- Ecoute, dit le chat,
si ça ne te plaît pas, tu peux t’en aller. Moi, ce truc-là, ça m’assomme.
Tu te débrouilleras toute seule.
Il
paraissait fâché.
- Ne te vexe pas dit la
souris.
Elle
ferma ses petits yeux noirs et replaça sa tête en position. Le chat laissa
reposer avec précaution ses canines acérées sur le cou doux et gris. Les
moustaches noires de la souris se mêlaient aux siennes. Il déroula sa queue
touffue et la laissa traîner sur le trottoir.
Il venait, en
chantant, onze petites filles aveugles de l'orphelinat de Jules l’Apostolique.
*****
L’Ecume
des jours (1947) de Boris Vian (1920-1959) est un roman original qui
utilise des éléments merveilleux et inquiétants, comme si le monde des héros,
Colin et Chloé, se déréglait. Après une période de bonheur dans le couple, la
maladie de Chloé, qui a un nénuphar qui pousse dans ses poumons, va apporter le
malheur et le rétrécissement, au sens propre, de l’univers des jeunes gens. La
mort de Chloé laisse Colin désespéré. L’épilogue du roman se présente sous la
forme d’un dialogue proche d’un apologue entre le chat et la souris, les
animaux familiers du couple. Comment, sous la légèreté d’un dialogue insolite,
Boris Vian propose-t-il sa vision contrastée de la mort ?
I) Un
dialogue insolite et une situation paradoxale
A) Une
situation inhabituelle
-
Des animaux antagonistes qui semblent bien
s’entendre : le chat et la souris. Cependant d’habitude, c’est plus le
chat que la souris qui est l’animal du foyer proche de son maître.
-
Une demande saugrenue de la souris au chat :
un suicide assisté. Pour cela, elle argumente en aiguisant l’appétit naturel du
chat pour les souris, puis, parce qu’il est repu, en essayant de l’attendrir
sur l’état désespéré de Colin qu’elle ne peut plus supporter.
-
La réaction réticente du chat :
« ça ne m’intéresse pas énormément. »
B) L’absurdité
des propos de la souris et de la situation selon le chat
-
L’anormalité du suicide de la souris qui veut être mangée par le chat alors qu’il
est bien nourri et « [qu]’il faisait chaud et [que] ses poils étaient
tous bien élastiques. » Le chat dit : « Je trouve ça
anormal. » Il a l’air de penser que manger et se prélasser au chaud
suffit au bonheur de vivre et s’étonne à propos de l’attitude de Colin :
« Il ne mange jamais ? »
-
Le manque d’empathie du chat qui demande : « Qu’est-ce que ça
peut te faire ? » lorsque la souris s’inquiète pour Colin. Cependant,
le moment venu de « suicider » la souris, il fait preuve de beaucoup
de précaution et de douceur : « Le chat laissa reposer avec
précaution ses canines acérées sur le cou doux et gris. Les moustaches
noires de la souris se mêlaient aux siennes. » Il y a une sorte de
fusion finale entre les deux animaux par le biais des moustaches !
-
L’incompréhension totale du chat : « je ne comprends pas du tout. »
et son indifférence apparente au sort
des autres : « Moi, ce truc-là, ça m’assomme. »
C)
L’humour des propos et des personnages
-
Un dialogue qui commence in media res par une réponse du chat à une question ou
une demande de la souris qui n’est pas donnée. Mais à la réplique suivante, on
comprend très vite qu’elle se propose comme dîner au chat : « Tu
as tort, dit la souris. Je suis encore jeune, et jusqu’au dernier moment j’étais
bien nourrie. »
-
La souris qui se plaint de l’odeur de la gueule du chat : « Dis
donc, dit-elle, tu as mangé du requin, ce matin ? »
-
Le niveau de langue familier et le ton détaché des protagonistes alors que la
situation est tragique puisque la souris est dans la gueule du chat : « Ça
peut durer longtemps ? demanda la souris. »
-
Le stratagème du chat pour tuer la souris : « Le temps que quelqu’un
me marche sur la queue, dit le chat ; il me faut un réflexe rapide. Mais je la
laisserai dépasser, n’aie pas peur. »
II)
Une conception contrastée de la mort
A)
Une situation pathétique
-
Le récit douloureux de la souris sur l’état de Colin : « il devient très faible, et je ne
peux pas supporter ça. Un de ces jours, il va faire un faux pas en allant
sur cette grande planche. » La souris craint pour la vie de Colin et veut se suicider avant lui car
elle ne supporte pas de le perdre.
- La subtile distinction que fait la souris
entre « malheureux » et « avoir de la peine » :
« Il n’est pas malheureux, dit la souris, il a de la peine. C’est
ça que je ne peux pas supporter. » La souris fait la
différence entre un état permanent de malheur et une cause précise et
irréparable pour Colin : avoir de la peine à cause de la mort de Chloé à
laquelle la souris ne peut apporter de consolation.
- La répétition de « je ne peux pas
supporter » dans les deux cas justifie la décision de la souris de se
suicider.
- La surprenante sollicitude du chat : « Il est malheureux, alors ?... » et sa
décision d’aider indirectement la souris à se suicider : « Alors,
dit le chat, si c’est comme ça, je veux bien te rendre ce service ».
Malgré son apathie, le chat se montre compatissant envers la souris, sans doute
plus pour en finir et avoir la paix que par véritable empathie ou alors, il
cache sa sensibilité.
B)
Le destin aveugle et absurde
-
Le désespoir de Colin se traduit par un comportement absurde : « Il
attend qu’il [le nénuphar] remonte pour le tuer. » Vu que
les nénuphars sont la cause de la mort de Chloé, Colin se venge en quelque sorte
d’eux, ce qui est dans la logique de son monde surréaliste mais inepte pour le
sens commun et surtout inefficace. Les nénuphars n’ont pas de conscience.
Cependant dans la symbolique égyptienne, le nénuphar (lotus) représente la
renaissance, la fleur est censée s’enfoncer dans l’eau la nuit et remonter au
soleil du matin. Colin qui empêche les nénuphars de remonter tuerait ainsi toute
chance de renaissance. Serait-ce une façon de tuer la vie et d’accepter la mort ?
-
Le chat, intermédiaire d’un hasard programmé absurde pour tuer la souris à l’aide
des jeunes filles insouciantes, innocentes et aveugles qui, en marchant
sur sa queue, vont déclencher la fermeture de ses mâchoires sur le cou de la
souris: « Il venait, en chantant, onze petites filles aveugles de
l'orphelinat de Jules l’Apostolique. »
-
Une solution déresponsabilisante pour le chat comme pour la souris : le
hasard aveugle qui provoque la mort par réflexe et dans un temps non défini :
« Ça peut durer longtemps ? demanda la souris. Le temps que quelqu’un
me marche sur la queue, dit le chat. »
-
Cependant dans la phrase finale : « Il venait, en chantant, onze
petites filles aveugles de l'orphelinat de Jules l’Apostolique. »
plusieurs détails retiennent l’attention. Le nombre onze dans la symbolique
chrétienne est ambivalent ; il peut signifier une harmonie rompue ou une
incomplétude par rapport au nombre douze, ainsi il ne reste que onze apôtres
après la trahison de Judas. Cependant la parabole de Matthieu sur les ouvriers
de la onzième heure, soit la fin du jour, montre la générosité de Dieu qui
rétribue de la même manière ceux qui ont travaillé pour lui tout le jour et
ceux qui n’ont fourni qu’une heure de labeur et sont arrivés en dernier. Le
salut après la mort ou le néant ? Les petites filles sont orphelines et
aveugles, c’est-à-dire sans guides et sans vision. Sont-elles comme le destin
sans Dieu et sans dessein ? Enfin Jules l’Apostolique n'existe pas. Mais
il existe un Julien l’Apostat, empereur romain du IVe siècle de notre ère qui
renia le christianisme dans lequel il fut pourtant élevé et voulut rétablir le
paganisme. Il fut aussi un des premiers à promulguer un édit de tolérance
religieuse. Cette phrase finale reste donc énigmatique : faut-il y voir
une moquerie iconoclaste contre la religion du salut ? Le destin et le
hasard remplacent-ils Dieu ? Reste-t-il un espoir et Dieu guide-t-il les
petites filles innocentes pour le meilleur ou pour le pire ?
- Reste que la mort n’est jamais nommée,
seul le suicide est évoqué par le chat mais pour le réprouver : « je
n’ai pas du tout envie de me suicider, alors tu vois pourquoi je trouve ça
anormal. » Ce non-dit de la mort pourtant omniprésente dans le
dialogue est à rapprocher du fait que Colin n’est jamais désigné par son prénom
mais par le pronom personnel « il ». Le chat et la souris n’ont pas
de nom, comme si ce dialogue était un apologue universel sans une morale
claire. Comme si Boris Vian hésitait entre le rire et les larmes, le réel et l’imaginaire,
l’absurdité et la raison, la foi et le doute ou l’ironie iconoclaste. La mort n’est
pas décrite, elle est annoncée par la marche fatale des onze orpheline, le
destin en marche en somme.
Ce
dialogue se présente donc comme un apologue sur le sens ou le non-sens de la
mort selon Boris Vian. On y retrouve de l’humour noir, du pathétique, de la
tendresse, de l’ironie iconoclaste pour les croyances religieuses et surtout de
l’absurde qu’il affectionnait tant. La mort est présentée comme une destruction
aveugle et injuste, due au hasard cruel. Elle ravage les survivants et les
conduit au suicide. Est évoqué aussi le droit à disposer de sa vie et la
question de la responsabilité de son propre destin. Le choix du chat à « assister »
la mort de la souris sans en prendre la responsabilité est aussi à prendre en
compte. Lui, choisit de vivre dans la satiété et la volupté et de ne pas se
poser de questions, sans être toutefois complètement insensible au sort des
autres. Dans le roman, il y a un dialogue surréaliste entre Colin et Jésus sur
sa croix dans l’église pour la messe de funérailles de Chloé où Jésus est singulièrement
comparé à un « chat repu » comme celui du dialogue final :
– Pourquoi l’avez-vous fait mourir ? demanda Colin.
– Oh …dit Jésus.
N’insistez pas.
Il chercha une position
plus commode sur ses clous.
– Elle était si douce, dit
Colin. Jamais elle n’a fait le mal, ni en pensée, ni en action.
– ça n’a aucun rapport
avec la religion, marmonna Jésus en bâillant.
Il secoua un peu la tête
pour changer l’inclinaison de sa couronne d’épines.
– Je ne vois pas ce que
nous avons fait, dit Colin. Nous ne méritions pas cela.