Translate

vendredi 20 mai 2022

L'Ecume des jours de Boris Vian commentaire chapitre LXVIII dialogue final du chat et de la souris

 L'Ecume des jours, chapitre LXVIII (1947)

de Boris Vian

Le dialogue final entre le chat et la souris



- Vraiment dit le chat, ça ne m’intéresse pas énormément.

- Tu as tort, dit la souris. Je suis encore jeune, et jusqu’au dernier moment j’étais bien nourrie.

- Mais je suis bien nourri aussi, dit le chat, et je n’ai pas du tout envie de me suicider, alors tu vois pourquoi je trouve ça anormal.

- C’est que tu ne l’as pas vu, dit la souris.

- Qu’est-ce qu’il fait ? demanda le chat.

Il n’avait pas très envie de le savoir. Il faisait chaud et ses poils étaient tous bien élastiques

- Il est au bord de l’eau, dit la souris, il attend, et quand c’est l’heure il va sur la planche et il s’arrête au milieu. Il voit quelque chose.

- Il ne peut pas voir grand-chose, dit le chat. Un nénuphar peut-être.

- Oui, dit la souris. Il attend qu’il remonte pour le tuer.

- C’est idiot, dit le chat. Ça ne présente aucun intérêt.

- Quand l’heure est passée, continua la souris, il revient sur le bord, il regarde la photo.

- Il ne mange jamais ? demanda le chat.

- Non, dit la souris, et il devient très faible, et je ne peux pas supporter ça. Un de ces jours, il va faire un faux pas en allant sur cette grande planche.

- Qu’est-ce que ça peut te faire ? demanda le chat. Il est malheureux, alors ?...

- Il n’est pas malheureux, dit la souris, il a de la peine. C’est ça que je ne peux pas supporter. Et puis il va tomber à l’eau, il se penche trop.

- Alors, dit le chat, si c’est comme ça, je veux bien te rendre ce service, mais je ne sais pas pourquoi je dis « si c’est comme ça », parce que je ne comprends pas du tout.

- Tu es bien bon, dit la souris.

- Mets ta tête dans ma gueule, dit le chat, et attends.

- Ça peut durer longtemps ? demanda la souris.

- Le temps que quelqu’un me marche sur la queue, dit le chat ; il me faut un réflexe rapide. Mais je la laisserai dépasser, n’aie pas peur.

         La souris écarta les mâchoires du chat et fourra sa tête entre ses dents aiguës. Elle la retira presque aussitôt.

- Dis donc, dit-elle, tu as mangé du requin, ce matin ?

- Ecoute, dit le chat, si ça ne te plaît pas, tu peux t’en aller. Moi, ce truc-là, ça m’assomme. Tu te débrouilleras toute seule.

         Il paraissait fâché.

- Ne te vexe pas dit la souris.

         Elle ferma ses petits yeux noirs et replaça sa tête en position. Le chat laissa reposer avec précaution ses canines acérées sur le cou doux et gris. Les moustaches noires de la souris se mêlaient aux siennes. Il déroula sa queue touffue et la laissa traîner sur le trottoir.

Il venait, en chantant, onze petites filles aveugles de l'orphelinat de Jules l’Apostolique.

*****

         L’Ecume des jours (1947) de Boris Vian (1920-1959) est un roman original qui utilise des éléments merveilleux et inquiétants, comme si le monde des héros, Colin et Chloé, se déréglait. Après une période de bonheur dans le couple, la maladie de Chloé, qui a un nénuphar qui pousse dans ses poumons, va apporter le malheur et le rétrécissement, au sens propre, de l’univers des jeunes gens. La mort de Chloé laisse Colin désespéré. L’épilogue du roman se présente sous la forme d’un dialogue proche d’un apologue entre le chat et la souris, les animaux familiers du couple. Comment, sous la légèreté d’un dialogue insolite, Boris Vian propose-t-il sa vision contrastée de la mort ?

 

I) Un dialogue insolite et une situation paradoxale

 

A) Une situation inhabituelle

 

-         Des animaux antagonistes qui semblent bien s’entendre : le chat et la souris. Cependant d’habitude, c’est plus le chat que la souris qui est l’animal du foyer proche de son maître.

-         Une demande saugrenue de la souris au chat : un suicide assisté. Pour cela, elle argumente en aiguisant l’appétit naturel du chat pour les souris, puis, parce qu’il est repu, en essayant de l’attendrir sur l’état désespéré de Colin qu’elle ne peut plus supporter.

-         La réaction réticente du chat : « ça ne m’intéresse pas énormément. »

 

B) L’absurdité des propos de la souris et de la situation selon le chat

 

- L’anormalité du suicide de la souris qui veut être mangée par le chat alors qu’il est bien nourri et « [qu]’il faisait chaud et [que] ses poils étaient tous bien élastiques. » Le chat dit : « Je trouve ça anormal. » Il a l’air de penser que manger et se prélasser au chaud suffit au bonheur de vivre et s’étonne à propos de l’attitude de Colin : « Il ne mange jamais ? »

- Le manque d’empathie du chat qui demande : « Qu’est-ce que ça peut te faire ? » lorsque la souris s’inquiète pour Colin. Cependant, le moment venu de « suicider » la souris, il fait preuve de beaucoup de précaution et de douceur : « Le chat laissa reposer avec précaution ses canines acérées sur le cou doux et gris. Les moustaches noires de la souris se mêlaient aux siennes. » Il y a une sorte de fusion finale entre les deux animaux par le biais des moustaches !

- L’incompréhension totale du chat : « je ne comprends pas du tout. »  et son indifférence apparente au sort des autres : « Moi, ce truc-là, ça m’assomme. »

 

C) L’humour des propos et des personnages

 

- Un dialogue qui commence in media res par une réponse du chat à une question ou une demande de la souris qui n’est pas donnée. Mais à la réplique suivante, on comprend très vite qu’elle se propose comme dîner au chat : « Tu as tort, dit la souris. Je suis encore jeune, et jusqu’au dernier moment j’étais bien nourrie. »

- La souris qui se plaint de l’odeur de la gueule du chat : « Dis donc, dit-elle, tu as mangé du requin, ce matin ? »

- Le niveau de langue familier et le ton détaché des protagonistes alors que la situation est tragique puisque la souris est dans la gueule du chat : « Ça peut durer longtemps ? demanda la souris. »

- Le stratagème du chat pour tuer la souris : « Le temps que quelqu’un me marche sur la queue, dit le chat ; il me faut un réflexe rapide. Mais je la laisserai dépasser, n’aie pas peur. »


 

II) Une conception contrastée de la mort

 

A) Une situation pathétique

 

- Le récit douloureux de la souris sur l’état de Colin : « il devient très faible, et je ne peux pas supporter ça. Un de ces jours, il va faire un faux pas en allant sur cette grande planche. » La souris craint pour la vie de Colin et veut se suicider avant lui car elle ne supporte pas de le perdre.

- La subtile distinction que fait la souris entre « malheureux » et « avoir de la peine » : « Il n’est pas malheureux, dit la souris, il a de la peine. C’est ça que je ne peux pas supporter» La souris fait la différence entre un état permanent de malheur et une cause précise et irréparable pour Colin : avoir de la peine à cause de la mort de Chloé à laquelle la souris ne peut apporter de consolation.

- La répétition de « je ne peux pas supporter » dans les deux cas justifie la décision de la souris de se suicider.

- La surprenante sollicitude du chat : « Il est malheureux, alors ?... » et sa décision d’aider indirectement la souris à se suicider : « Alors, dit le chat, si c’est comme ça, je veux bien te rendre ce service ». Malgré son apathie, le chat se montre compatissant envers la souris, sans doute plus pour en finir et avoir la paix que par véritable empathie ou alors, il cache sa sensibilité.

 

 

B) Le destin aveugle et absurde

 

- Le désespoir de Colin se traduit par un comportement absurde : « Il attend qu’il [le nénuphar] remonte pour le tuer. » Vu que les nénuphars sont la cause de la mort de Chloé, Colin se venge en quelque sorte d’eux, ce qui est dans la logique de son monde surréaliste mais inepte pour le sens commun et surtout inefficace. Les nénuphars n’ont pas de conscience. Cependant dans la symbolique égyptienne, le nénuphar (lotus) représente la renaissance, la fleur est censée s’enfoncer dans l’eau la nuit et remonter au soleil du matin. Colin qui empêche les nénuphars de remonter tuerait ainsi toute chance de renaissance. Serait-ce une façon de tuer la vie et d’accepter la mort ?

- Le chat, intermédiaire d’un hasard programmé absurde pour tuer la souris à l’aide des jeunes filles insouciantes, innocentes et aveugles qui, en marchant sur sa queue, vont déclencher la fermeture de ses mâchoires sur le cou de la souris: « Il venait, en chantant, onze petites filles aveugles de l'orphelinat de Jules l’Apostolique. »

- Une solution déresponsabilisante pour le chat comme pour la souris : le hasard aveugle qui provoque la mort par réflexe et dans un temps non défini : « Ça peut durer longtemps ? demanda la souris. Le temps que quelqu’un me marche sur la queue, dit le chat. »

- Cependant dans la phrase finale : « Il venait, en chantant, onze petites filles aveugles de l'orphelinat de Jules l’Apostolique. » plusieurs détails retiennent l’attention. Le nombre onze dans la symbolique chrétienne est ambivalent ; il peut signifier une harmonie rompue ou une incomplétude par rapport au nombre douze, ainsi il ne reste que onze apôtres après la trahison de Judas. Cependant la parabole de Matthieu sur les ouvriers de la onzième heure, soit la fin du jour, montre la générosité de Dieu qui rétribue de la même manière ceux qui ont travaillé pour lui tout le jour et ceux qui n’ont fourni qu’une heure de labeur et sont arrivés en dernier. Le salut après la mort ou le néant ? Les petites filles sont orphelines et aveugles, c’est-à-dire sans guides et sans vision. Sont-elles comme le destin sans Dieu et sans dessein ? Enfin Jules l’Apostolique n'existe pas. Mais il existe un Julien l’Apostat, empereur romain du IVe siècle de notre ère qui renia le christianisme dans lequel il fut pourtant élevé et voulut rétablir le paganisme. Il fut aussi un des premiers à promulguer un édit de tolérance religieuse. Cette phrase finale reste donc énigmatique : faut-il y voir une moquerie iconoclaste contre la religion du salut ? Le destin et le hasard remplacent-ils Dieu ? Reste-t-il un espoir et Dieu guide-t-il les petites filles innocentes pour le meilleur ou pour le pire ?

- Reste que la mort n’est jamais nommée, seul le suicide est évoqué par le chat mais pour le réprouver : « je n’ai pas du tout envie de me suicider, alors tu vois pourquoi je trouve ça anormal. » Ce non-dit de la mort pourtant omniprésente dans le dialogue est à rapprocher du fait que Colin n’est jamais désigné par son prénom mais par le pronom personnel « il ». Le chat et la souris n’ont pas de nom, comme si ce dialogue était un apologue universel sans une morale claire. Comme si Boris Vian hésitait entre le rire et les larmes, le réel et l’imaginaire, l’absurdité et la raison, la foi et le doute ou l’ironie iconoclaste. La mort n’est pas décrite, elle est annoncée par la marche fatale des onze orpheline, le destin en marche en somme.

 

Ce dialogue se présente donc comme un apologue sur le sens ou le non-sens de la mort selon Boris Vian. On y retrouve de l’humour noir, du pathétique, de la tendresse, de l’ironie iconoclaste pour les croyances religieuses et surtout de l’absurde qu’il affectionnait tant. La mort est présentée comme une destruction aveugle et injuste, due au hasard cruel. Elle ravage les survivants et les conduit au suicide. Est évoqué aussi le droit à disposer de sa vie et la question de la responsabilité de son propre destin. Le choix du chat à « assister » la mort de la souris sans en prendre la responsabilité est aussi à prendre en compte. Lui, choisit de vivre dans la satiété et la volupté et de ne pas se poser de questions, sans être toutefois complètement insensible au sort des autres. Dans le roman, il y a un dialogue surréaliste entre Colin et Jésus sur sa croix dans l’église pour la messe de funérailles de Chloé où Jésus est singulièrement comparé à un « chat repu » comme celui du dialogue final :

– Pourquoi l’avez-vous fait mourir ? demanda Colin.

– Oh …dit Jésus. N’insistez pas.

Il chercha une position plus commode sur ses clous.

– Elle était si douce, dit Colin. Jamais elle n’a fait le mal, ni en pensée, ni en action.

– ça n’a aucun rapport avec la religion, marmonna Jésus en bâillant.

Il secoua un peu la tête pour changer l’inclinaison de sa couronne d’épines.

– Je ne vois pas ce que nous avons fait, dit Colin. Nous ne méritions pas cela.

Il baissa les yeux. Jésus ne répondit pas. Colin releva la tête. La poitrine de Jésus se soulevait doucement et régulièrement. Ses yeux s’étaient fermés et Colin entendit sortir de ses narines un léger ronronnement de satisfaction, comme un chat repu.