Trois petites sœurs (éditions Théâtrales / Jeunesse, 2017)
de
Suzanne Lebeau
En guise de prologue
La famille
ALICE .– Ils sont
là, avec moi, les personnages de l’histoire.
Je les laisse se présenter eux-mêmes.
Ça, ils peuvent le faire.
Ils peuvent raconter... aussi...
Mais si je les laisse seuls, tous les quatre,
ils ne pourront pas dire le plus important.
Il faut du temps, beaucoup de temps
pour trouver les bons mots
et les bons silences.
LA MÈRE .– Je suis la
mère...
La mère d’Alice.
La mère de la petite Alice.
Les regards changent quand je prononce les mots.
Autour de moi, les voix se font plus douces,
timides,
effrayées.
Effroyablement distantes !
On ne me demande pas comment je vais.
Jamais !
Personne ne veut entendre la réponse, je crois.
Ils ont peur...
Oui, ils ont peur que je donne une vraie réponse...
que j’avoue simplement : « Je ne vais pas bien,
pas bien du tout. »
Les regards se baissent, se détournent, regardent au loin...
cherchent une excuse pour partir,
pour fuir.
J’ai envie de hurler :
« Restez, restez, s’il vous plaît,
je ne suis pas contagieuse.
J’ai besoin de vous.
Ne partez pas ! »
LE PÈRE .– Je suis le
père...
Le père d’Alice.
Le père de la petite Alice.
Les clichés sont tenaces : les hommes ne pleurent pas.
« Tu es un homme !
Retiens-toi un peu ! »
Combien de fois je l’ai entendu,
avec ou sans la petite tape sur l’épaule.
« On te comprend, c’est sûr.
Mais c’est... la vie. »
Le dernier mot est dit avec un sourire gêné.
« Tu dois revenir sur terre.
À la réalité.
Au travail.
Au quotidien. »
Je ne dois pas pleurer, je dois faire comme si...
Être fort.
Je sais ce que l’on attend de moi.
Je le sais jusqu’au bout des doigts.
Faire semblant.
Pour les filles, mes belles filles...
Faire semblant pour elles.
Je fais semblant...
mais... je ne m’habitue pas.
Je ne m’habitue pas... ne m’habitue pas.
(Il est interrompu par ses propres sanglots qui lui
montent à la gorge )
[...]
Suzanne Lebeau
Commentaire du début du Prologue
des Trois petites sœurs de Suzanne Lebeau
Dans le prologue de Antigone (1944) d’Anouilh, un seul
personnage s’adresse directement au public pour présenter les protagonistes de
la pièce et pour en décrire le déroulement et l’issue tragique. L’intérêt ne
réside donc pas dans l’histoire qui est connue d’avance avec la mort annoncée
d’Antigone mais dans les relations entre les personnages et leurs rapports à la
vie, à l’autorité, à la cité et à la mort. Dans la pièce de Suzanne Lebeau Trois
petites sœurs (2017), les personnages se présentent eux-mêmes à tour de
rôle. Il s’agit aussi d’une famille dont on apprendra au cours de la pièce que
la fille cadette, Alice, va mourir d’une tumeur au cerveau. Il sera intéressant
d’examiner pourquoi, dans cette scène d’exposition en prose, les personnages se
présentent de manière énigmatique, sans vraiment communiquer entre eux et avec
le public, dans une sorte de complainte de l’indicible. Quel tabou doivent-ils
taire ou exprimer et pourquoi ?
I) La présentation énigmatique des personnages par eux-mêmes dans cette
scène d’exposition
A) Alice, maîtresse du jeu dramatique
- Le premier
personnage à s’exprimer est Alice mais elle ne donne pas son prénom aux
spectateurs, ni son âge, ni ses liens de parenté avec les autres personnages.
Elle les désigne comme « les personnages de l’histoire » et
précise leur nombre, en plus d’elle même : « tous les quatre ».
Le spectateur apprend donc qu’il y a cinq protagonistes dans cette histoire.
Alice annonce qu’elle les « laisse se présenter eux-mêmes » et
« raconter... aussi... ». Son rôle consiste à favoriser leurs
paroles par sa présence : « Mais si je les laisse seuls, tous les
quatre, ils ne pourront pas dire le plus important. »
Elle joue donc le rôle
de médiatrice et ne fournit pas d’explication sur l’histoire ni sur elle-même.
Le spectateur voit cependant par son aspect physique dans la représentation
théâtrale qu’elle est une petite fille. Ce qui compte pour elle c’est de faire
« trouver les bons mots et les bons silences ». A ce stade, le
spectateur est intrigué et attend avec impatience les mots des autres
personnages et leurs liens entre eux, sachant, selon les termes d’Alice, qu’il
« faut du temps, beaucoup de temps pour trouver les bons mots et les
bons silences. »
B) La mère, incarnation de la douleur et du rejet par les autres
- Le deuxième personnage à prendre la parole indique d’emblée :
« Je suis la mère...
La mère d’Alice. » sans qu’on sache son prénom. Le spectateur commence
à comprendre qu’il s’agit d’une histoire de famille, que les rôles familiaux
semblent primer sur l’identité individuelle et que les protagoniste se
positionnent par rapport à Alice qui paraît être le personnage central. Le
spectateur est surpris de voir que les adultes ne prennent pas la parole en premier
et que leur fille, Alice, affirme qu’elle est là pour qu’ils puissent « trouver
les bons mots et les bons silences » Les grandes personnes
auraient-elles quelque chose à cacher ou sont-elles incapables d’utiliser le
langage pour dire ce qui, pour elles, est indicible ? Le spectateur est
d’autant plus attentif au discours de la mère pour trouver des indices et des
réponses.
Cependant, l’attente
du spectateur est déçue car la mère reste énigmatique sur le sujet de son
histoire. Elle constate avec regret que : « Les regards changent
quand [elle] prononce les mots. » Quels mots ? Elle ne le précise
pas. Elle se concentre sur la réaction des autres qui « cherchent une
excuse pour partir, pour fuir. » Elle dit qu’elle a « envie de
hurler » pour les retenir. Le spectateur commence à deviner que la
mère vit quelque chose de grave et de douloureux et que personne ne peut
vraiment l’aider.
C) Le père victime des préjugés masculins sur le droit de pleurer
- Voici le troisième
personnage qui se présente avec la même formule que la mère, en
précisant : « Je suis le père d’Alice » mais il n’en dit
guère plus. Il déplore les clichés qui imposent aux hommes de « faire
semblant », d’être « forts » et de ne pas « pleurer ».
Il affirme qu’il s’y efforce pour « les filles, mes belles filles... »
mais qu’il ne « s’habitue pas ». Le spectateur découvre qu’Alice a
donc deux sœurs, Trois petites sœurs d’après le titre de la pièce, et
que le père, comme la mère, souffrent d’une situation terrible qui n’est pas
dévoilée pour le moment. La tension monte pendant le discours du père qui ne
raconte pas son histoire mais ses sentiments vis à vis de l’indifférence des
autres. Tout comme la mère, son chagrin ne peut se partager et on devine un
tabou social dans ce qu’il éprouve.
Ainsi, cette
présentation est lacunaire et le spectateur ne sait pas de quoi souffrent les
parents et se demande pourquoi Alice tient tant à leur faire dire « le
plus important ». Cette scène d’exposition est donc originale par ses
non-dits et la tension dramatique que cela provoque.
II) Une communication défaillante malgré les discours
A) Les obstacles à la parole vraie
- Le vocabulaire de la
parole est très fourni dans la bouche des trois protagonistes de ce début de
prologue : « se présenter, raconter, dire, mots, les voix,
prononcer, demander, réponse ». Néanmoins, les mots semblent échouer à
dire et sont évités par ceux à qui ils sont adressés. Le lexique de
l’empêchement fait concurrence à celui de la parole chez les personnages :
« ils ne pourront pas dire le plus important » et ils devront
trouver « les bons silences ».
- Le blocage vient
d’abord de la crainte éprouvée par les gens à entendre le récit des malheurs
des autres (« Ils ont peur. »), comme si les mots étaient
« contagieux » selon l’expression de la mère, comme si écouter
et compatir pouvaient attirer sur soi le même malheur. Ensuite, le conformisme,
« Les clichés sont tenaces » dit le père. Ce sont les pleurs
d’un homme, la manifestation émotionnelle de sa souffrance que la société ne
supporte pas. Un homme doit être « fort », doit revenir
« à la réalité, au travail, au quotidien » c’est-à-dire à tous
les dérivatifs d’une vie banale et donc « revenir sur terre ».
Il faut donc « faire semblant » et se retenir.
B) L’incommunicabilité de la douleur
- Malgré les discours
rapportés dans les prises de parole de la mère puis du père, il n’y a pas de
véritables échanges entre eux et les autres avec lesquels ils sont en relation.
« On ne me demande pas comment je vais / Personne ne veut entendre la
réponse / Oui, ils ont peur que je donne une vraie réponse / On te comprend,
c’est sûr. Mais c’est… la vie » Les sourires sont gênés, les regards
se détournent et les gens fuient le malheur.
- De même, les personnages
ne dialoguent pas entre eux. Ils viennent les uns après les autres exposer leur
douleur et l’incompréhension dont ils souffrent. S’ils utilisent les pronoms
personnels du discours direct et de la locution, ce n’est pas dans le cadre
d’un échange chaleureux entre eux, mais pour montrer leur rejet par les
autres : « Tu dois revenir sur terre / On
te comprend mais ».
- Plus inquiétant,
alors qu’ils s’avancent à tour de rôle sur scène, ils ne s’adressent jamais à
leur public comme s’ils étaient chacun dans la bulle de leur souffrance, comme
s’ils se parlaient à eux-mêmes dans une forme d’introspection.
Dès lors, le
spectateur entre dans l’intimité des personnages sans encore connaître les
causes de leur tourment. Il est partagé entre la curiosité de savoir et la
pitié qu’il ressent pour le père et la mère. Peut-être même que ce qu’ils
exposent le renvoie à des expériences personnelles de l’incommunicabilité d’une
grande douleur morale, ce qui rend ces discours universels car riches de la
psychologie humaine.
III) Une complainte de l’indicible
A) Une élégie
- Le texte dans sa
présentation s’apparente à un poème élégiaque. Le champ lexical de l’expression
de la douleur est présent dans les discours des parents : « hurler,
pleurer » et la mise en forme avec retour fréquent à la ligne pour le
texte écrit rappelle la forme poétique.
- Les
répétitions : « Je suis la mère / Je suis le père / Restez /
Restez / Faire semblant / Faire semblant pour elles / Je ne m’habitue pas / Je
ne m’habitue pas… ne m’habitue pas. » résonnent comme des lamentations
à l’oral et renforcent l’expression de la douleur.
- Les énumérations : « plus
douces, timides, effrayées, / à la
réalité, au travail, au quotidien »
provoquent un effet de refrain qui appuie sur les redites de mots ou
d’expressions et donne de la musicalité aux discours..
B) La mort indicible : « du temps pour trouver les
bons mots et les bons silences »
- Cependant comme le
dit Alice « dire le plus important » demande du temps et
autant pour le silence. Ne dit-on pas que les grandes douleurs sont
muettes ? C’est pourquoi les personnages biaisent, ne parlent pas de
l’objet de leur douleur qui est, on l’apprendra plus tard la maladie incurable
d’Alice. Il s’agit donc d’un sujet tabou : la mort d’un enfant. Cette
mort-là est inconcevable, elle est contre-nature et effraie au plus haut point
et on préfère ne pas l’évoquer, surtout à l’époque moderne. Le prénom
« Alice » fait penser au roman Les Aventures d'Alice au pays des merveilles de Lewis Carroll où
l’héroïne s’apprête à faire un voyage onirique fabuleux qui peut ressembler au
parcours d’Alice, ici, qui se prépare à la mort.
- Le vocabulaire de la vérité
s’oppose à celui du mensonge : « une vraie réponse / faire
semblant ». La comédie sociale, l’évitement sont la règle pour
occulter la tragédie de la mort. Le mot n’est d’ailleurs jamais prononcé. On
préfère son contraire pour essayer de se rassurer. « Mais c’est... la vie » disent
les gens au père éploré.
- La principale
intéressée, Alice, ne dit rien de sa situation et se contente d’être présente.
Elle laisse le soin à sa famille de se présenter et de « raconter...
aussi... ». Elle semble tout autant impuissante à envisager sa mort et
attend des autres qu’ils formulent l’informulable comme pour apprivoiser cette
perspective, se préparer à l’inéluctable.
Le tabou de la mort et
surtout celle d’un enfant est donc le sujet de cette pièce. Suzanne Lebeau qui
écrit pour la jeunesse a donc abordé ici un thème difficile et effrayant. Comment
parler de la mort aux enfants ? Dans le prologue, elle laisse planer le
mystère, le doute, distille des indices de la douleur des parents. La
présentation énigmatique des personnages qui ne disent rien de la situation ni
d’eux-mêmes intrigue, fait monter la tension dramatique, inspire de l’empathie,
de la pitié et aussi une vague angoisse. On croit déjà deviner et on redoute la
suite. Comme les personnages, on hésite à formuler la sinistre vérité. Est-il
vraiment possible de partager avec les autres un malheur et un deuil
personnel ? Faut-il parler de la mort aux autres ? Faut-il faire
semblant de l’ignorer, de faire semblant, d’être fort ? Les voix du
prologue s’élèvent comme une complainte du malheur, une élégie douloureuse et
poétique malgré les termes simples employés, à cause des effets répétitifs, des
accumulations de mots et de la présentation du texte à l’écrit. On s’identifie
aux personnages et on se demande ce que l’on ferait à leur place. Finalement,
la mort que les sociétés modernes tentent de retarder ou de dissimuler rattrape
chacun d’entre nous, jeune ou vieux, riche ou pauvre et il faut bien
l’envisager pour l’apprivoiser. Montaigne, au XVIe siècle disait que « philosopher
c’est apprendre à mourir » mais on peut aussi apprendre en lisant et en
allant au théâtre, même quand on est un enfant.