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samedi 20 février 2021

Les Fausses Confidences de Marivaux I, 8

 

Les Fausses Confidences, Marivaux, 1737

Acte I scène 8


"Ma personne ne m’appartiendra donc plus ?"


Arlequin ou la servitude en question


voir le texte ICI


La commedia dell’arte apparaît au XVIe siècle. Il s’agit de théâtre interprété par des comédiens professionnels, et ce genre connaîtra une immense popularité dès le XVIIe siècle particulièrement en Italie, mais également en France et en Espagne, bien que les gouvernements de ces deux derniers états aient cherché à réglementer, voire censurer cette forme théâtrale. Molière et Marivaux seront fortement inspirés par la commedia dell’arte, et jusqu’à 1740 les pièces de Marivaux sont destinées à des comédiens italiens. Aussi, c’est en 1737 qu’a lieu la première représentation des Fausses Confidences où Marivaux reprend un thème déjà exploré par Molière, notamment : il s’agit en effet des intrigues et manœuvres mises en place par Dubois, ancien domestique de Dorante, un jeune bourgeois désargenté, dans le but que son actuelle employeuse, une riche veuve nommée Araminte, tombe amoureuse de Dorante. Cette pièce est néanmoins originale dans le fait que les rapports sociaux sont bouleversés tout au long de la pièce. Dans la scène 8 de l’acte I, Araminte ordonne à l’un de ses valets, Arlequin, de servir Dorante, son intendant qu’elle vient d’embaucher. Nous verrons donc en quoi cette scène de dispute illustre le bouleversement des rôles sociaux dans lequel réside la particularité de l’œuvre. En premier lieu nous étudierons le rôle d’Arlequin, puis nous observerons la hiérarchie établie entre les domestiques.

 


Arlequin est l’un des domestiques d’Araminte qu’elle place sous les ordres de Dorante, mais c’est toujours à elle qu’il obéit en premier lieu et il n’accepte de servir Dorante que si, puisque ce dernier est également un valet, Dorante reçoit comme ordre d’Araminte d’avoir Arlequin comme valet : « C’est Madame qui donnera ordre à Monsieur de souffrir mon service, que je lui prêterai par le commandement de Madame. » C’est d’ailleurs Araminte qui doit continuer de le rémunérer, même si Arlequin s’y oppose dans la scène 9 de l’acte I.

Arlequin est un personnage de caractère : on observe en effet que celui-ci tient plus de répliques que tout autre personnage présent dans cette scène et il est à l’origine de la querelle. D’autre part, on observe que, malgré son statut de domestique, il tient tête à Araminte.

Ce personnage a malgré tout un rôle réduit dans l’intrigue : il n’apparaîtra que rarement dans la suite de la pièce, soit étant manipulé par Dubois, soit dans un rôle sans importance à propos du déroulement de l’histoire. Il joue le bouffon mais derrière ses apparentes niaiseries, il dit des vérités bien difficiles à admettre à cette époque ...

Malgré tout, on observe que ce personnage tient la première et la dernière réplique de la pièce, et on peut supposer que ce personnage illustre l’état d’esprit de Marivaux.

En premier lieu, dans cette scène, même si son statut est celui d’un simple domestique, il se considère comme l’égal de Dorante qui, bien que n’étant que l’intendant d’Araminte, semble posséder un statut supérieur. En effet, Arlequin refuse d’être le domestique de Dorante : il ne veut pas servir une autre personne que celle qui le paie et tergiverse à ce sujet jusqu’à ce que Marton lui explique qu’il sert Dorante car Araminte le lui ordonne, et qu’elle ordonne également à Dorante d’être servi par Arlequin ; ce dernier est ainsi au même statut que Dorante puisque tous deux agissent ainsi sous les ordres d’Araminte : « je serai le valet qui sert, et vous le valet qui sera servi par ordre » dit-il au début de la scène 9. C’est aussi rabattre les prétentions de Dorante que Arlequin a peut-être bien devinées ...

Il obtient cependant dans la scène 9 d’être en partie rémunéré par Dorante : « Tiens, voilà d’avance ce que je te donne. » Il est établi qu’Arlequin traite Dorante comme son égal : il le désigne en effet, en aparté, comme un « gracieux camarade » et non comme son maître ou la personne qu’il sert. Le valet est donc ici présenté comme l’égal du personnage principal, malgré leur différence de statut social, légère mais bien présente. Il refuse d’être considéré comme un objet ou une marchandise que l’on possède et qu’on échange, et on peut interpréter ce fait comme une condamnation de l’esclavage par Marivaux (la France considérait l’esclavage comme légal depuis le Code noir) à travers Arlequin. L’état de subalterne s’élargit ainsi à toutes les servitudes de l’Ancien Régime. On décèle cette intention dans la réplique d’Arlequin :

"Comment, Madame, vous me donnez à lui ! est-ce que je ne serai plus à moi ? Ma personne ne m’appartiendra donc plus ?"

 

 

Malgré le fait qu’Arlequin refuse d’avoir un statut inférieur à celui de Dorante,   se forme dans la scène 8 une hiérarchie interne aux domestiques. En effet, Marton et Dorante semblent posséder un statut particulier.

S’il est ruiné, Dorante n’est pas, à l’origine, un domestique, puisqu’il a souhaité être engagé par Araminte avec pour unique raison son amour pour elle. Son oncle, monsieur Rémy, est un riche procureur, et Dorante devrait à sa mort hériter de ses biens.

Il est malgré cela le domestique d’Araminte qui place Arlequin sous ses ordres, or on observe que ni Dubois, ni Marton, ni même Arlequin n’ont un domestique payé par Araminte à leur disposition, ce qui distingue Dorante des autres valets. D’autre part, Dorante, malgré son statut actuel, se permet par l’intermédiaire et sous les conseils de Dubois, de courtiser Araminte qu’il sert pourtant, en tant qu’intendant.

Enfin Marton, quant à elle, est traitée par Araminte malgré la rivalité amoureuse qui les oppose, « bien moins en suivante qu’en amie », comme le précise Monsieur Rémy dans la scène 3. On remarque également que Arlequin lui obéit comme à Araminte : « Quand je t’envoie quelque part ou que je te dis « fais telle ou telle chose », n’obéis-tu pas ? » (Marton, acte I scène 8)

On constate donc que Dorante, Dubois, Arlequin et Marton sont, mais à  des échelles différentes, tous les domestiques d’Araminte. C’est elle qui les rémunère. Malgré ses intrigues, Dubois lui obéit, de même que Marton même si elle est sentimentalement plus proche d’elle que les autres domestiques (en dépit de son attirance pour Dorante ). Enfin, si Dorante l’aime, il tente de se rapprocher d’elle en tant que son intendant et donc il la sert, même si cela contrecarre ses intentions, comme plus tard dans la scène 13 de l’acte II où il sera contraint d’écrire sous la dictée d’Araminte une fausse lettre au comte indiquant qu’elle s’est résolue à épouser ce dernier.

Si Arlequin refuse d’obéir à une autre personne qu’Araminte, en toute logique puisque c’est elle qui le paie, il l’accepte finalement si ce sont les ordres d’Araminte : il doit donc obéir à Marton et à Dorante, de qui il réussit malgré tout à obtenir un salaire. En revanche, les statuts de Dubois et d’Arlequin par rapport à Araminte semblent être égaux puisque l’on remarque entre eux une certaine rivalité au long de la pièce.

Dubois, quant à lui, est l’ancien valet de Dorante et se retrouve désormais au même statut de valet que son ancien maître. Fidèle à Dorante, il souhaite l’aider à séduire Araminte et se place ainsi comme le valet de Dorante, même s’il dirige l’intrigue ; il reste malgré tout plus son ami que son valet.


Ainsi, cette scène illustre la volonté du dramaturge de bouleverser les codes sociaux puisque la hiérarchie entre domestiques et maîtres est ici remise en cause. Arlequin est par exemple contraint d’obéir à d’autres domestiques qu’il considère pourtant comme ses pairs, et leur statut social est le même. Mais on remarque que Dorante a changé de statut social puisqu’il est désormais le valet d’Araminte tout comme Dubois dont il était autrefois le maître. Aussi une hiérarchie entre valets est présente, et si le statut de valet est le même pour chacun d’entre eux, leur histoire et l’amitié qui les lient parfois entre eux (Dorante et Dubois) ou à leur maîtresse (Marton et Araminte) ont le dessus sur leur statut social : c’est cette modification des codes sociaux, dominés finalement par les sentiments humains, qui fait l’originalité de l’œuvre par rapport au thème traité, les intrigues amoureuses des maîtres menées par leurs valets. Néanmoins, on comprend bien que Marivaux insinue que les rapports humains sont en train de se modifier et que la montée de la bourgeoisie est sur le point d’entraîner une « démocratisation » des relations de classes. Au final, la riche veuve Araminte dédaignera son prétendant noble et donnera son cœur à celui qui le mérite par ses talents et son obstination amoureuse : adieu donc les préjugés de castes et vive les femmes riches et libres ! Marivaux était allé plus loin encore dans la comédie Le Jeu de l’Amour et du Hasard, représentée pour la première fois en 1730, en inversant les rapports maître-valet puisque les maîtres échangent leur rôle avec leurs valets. Mais au dénouement, la hiérarchie sociale est rétablie puisque les maîtres épouseront les maîtres et que les valets épouseront les valets, respectant ainsi les rapports entre classes sociales différentes tout en étant en accord avec les intérêts sentimentaux des personnages. Mais, l’idée était dans l’air du temps, comme le ver est dans le fruit …

 

Voir l’entretien sur la pièce du metteur en scène Jean-Louis Thamin ICI (cliquer sur "plus d’infos")

(mise en scène  des Fausses Confidences filmée en 2005 où Cléribert Sénat, comédien de couleur interprète un savoureux Arlequin).


Shams 1S2 (avril 2011)


 

 Portrait de Marivaux par J.-B. Van Loo (Comédie Française)