Commentaire du Sacre de la nuit
de Jean Tardieu
Le sacre de la nuit
La nuit, thème repris par bon nombre d’auteurs, est propice à l’émergence des angoisses de l’âme. Jean Tardieu, sujet à des crises névrotiques à l’âge de dix-sept ans, extériorise son anxiété par l’écriture. Dans sa pièce très courte Le Sacre de la nuit, il prend le contre-pied de son mal en glorifiant cette nuit qui le terrorise par la mise en scène d’une complicité amoureuse. Nous nous demanderons comment ce duo amoureux célébrant le sacre de la nuit parvient à transporter le spectateur dans un autre monde. Nous étudierons d’abord cette célébration, puis nous verrons l’expression de la complicité amoureuse, et nous finirons par appréhender la dimension fantastique de l’œuvre.
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Ce texte est tout d’abord fondé sur une véritable célébration de la nuit.
En effet, on remarque un décor épuré. L’espace scénique se compose d’une unique pièce vide, sans décor avec deux personnages immobiles : l’homme assis face au public et la femme de dos, face à une fenêtre ouverte sur la nuit. Ainsi, l’adverbe « rien », répété à plusieurs reprises par la Jeune Femme, dans sa description du paysage vu par la fenêtre, montre-t-il un certain dépouillement du décor et apporte-t-il une sensation de « paix » à la scène. C’est un paysage épuré qu’elle aperçoit, seulement composé de « temps » et d’ « espace ».
Par ailleurs, on note un fort contraste en clair-obscur caractéristique des pièces de Tardieu. Dans la mise en scène, l’auteur précise un décor « plongé dans l’obscurité » où seuls les personnages sont éclairés. Cela permet au spectateur de se concentrer sur les personnages et leurs répliques. De plus, ce paysage nocturne décrit par la voix de la femme, à la demande de l’homme, comporte un champ lexical dominant de la lumière. Effectivement, la Femme distingue des « nappes de clarté », des arbres aux « fils d’argent » ainsi que « l’eau qui luit » et « les toits qui scintillent » dans la nuit.
C’est ainsi que cette célébration trouve son apogée dans la « communion » qui se crée entre la Femme et la nuit et la femme et l’homme.
On trouve la notion d’ascension lorsque l’Homme demande à la Femme de « remonte[r] vers le ciel » et « d’éleve[r] [s]on regard ». Cela permet à celle-ci de se détacher des choses matérielles de la terre, d’élever et de libérer son esprit pour entrer en communion avec la nuit.
Cette alliance commence par une attirance irrépressible vers la nuit. Le regard de la Femme « plonge » dans la nuit, ce qui est souligné par la répétition de « plus loin » et de l’hyperbole « beaucoup plus loin » : « va même plus loin que [l]a pensée ». Cela montre la libération des sens de la Femme. Ensuite, « la nuit […] se mélange à [s]on regard » et lui procure un « immense bien-être » qui s’étend à « tout le corps » et fait « résonne[r] » son cœur. Puis, cette communion arrive à son comble : la Femme est possédée par la nuit. Elle « ne peu[t] plus parler ». Cette dépossession de soi montre que la Femme est en symbiose avec le monde. L’exclamation « c’est le Sacre ! » est ainsi la phrase clef et le point culminant de la pièce.
Cette célébration est donc fondée sur un décor épuré, un contraste clair-obscur et une alliance entre la Femme et la nuit. Ce sacre aboutit naturellement à la complicité des deux protagonistes.
Le couple devient alors fusionnel et de ce fait, on retrouve le registre lyrique avec l’expression du « je », du « tu » et l’union par le "nous" final associé aux sentiments de l’Homme et de la Femme. En effet, la Femme a le « cœur [qui] résonne d’une joie inconnue ». Des métaphores telles que « les arbres [aux] fils d’argent » soulignent les liens entre eux. De plus, la description du paysage faite par la Femme présente l’esthétique du lyrisme et le thème de la nature avec « les arbres » ou « l’eau » et la représentation des quatre éléments.
On retrouve un champ lexical de l’amour très présent. Effectivement, les protagonistes s’appellent mutuellement « mon amour » à plusieurs reprises, l’Homme désigne la Femme comme « [s]a beauté » et lui demande de l’aimer « comme cette lumière aime cette campagne ! ».
D’autre part, la Femme transmet sa vision de la nuit à l’Homme uniquement par des paroles. Elle décrit le paysage en utilisant le champ lexical de la vue. L’Homme lui demande de décrire ce qu’elle « voi[t] » et « aperçoi[t] ». Elle use d’un discours descriptif et se sert de ses sensations en faisant appel aussi à l’ouïe. Elle « entend » des « froissement[s] », des « vol[s], des « souffle[s] ». Parallèlement, les personnages passent du vouvoiement au tutoiement grâce à cette relation plus intime. L’association des sens dans « j’entends ton regard dans ta voix » illustre ce lien inhabituel qui les unit. La Femme dit aussi : « j’ouvre les yeux pour que tu voies ».
Par conséquent, la complicité amoureuse dans cette scène se caractérise par le registre lyrique, le champ lexical de l’amour, et la transmission de la vision du paysage par la voix et le regard. En outre, cette atmosphère nocturne favorise les phénomènes étranges et présente ainsi une dimension fantastique.
Dans la description du paysage, l’Homme pose à la Femme des questions allant du rationnel vers l’irrationnel pour atteindre le sacré. Pour le ciel, il parle d’abord d’ « étoile » et de « nuage » puis de « malin petit esprit ». Pour la terre, après « les arbres » et « l’eau », l’Homme parle de « fourgons », de « troupes » et de « bêtes cornues ». Ainsi, utilise-t-il le registre fantastique en introduisant l’étrange dans l’univers de la normalité, et fait référence à la mythologie antique en évoquant des être mi-hommes, mi-bêtes comme l’esprit « moitié homme, moitié chauve-souris ». Il a besoin de s’assurer que la nuit est délivrée de tous ses démons pour que s’accomplisse "le sacre de la nuit".
De plus, la nuit est décrite comme un « espace nocturne », « espace éternel » ou encore « nuit de l’espace ». Toutes ces périphrases mettent en valeur le mot « espace » qui donne la notion d’autres dimensions, d’un endroit infini et inconnu où le « regard atteint ce qu’[on] ne peut connaître ». Et l’inconnu attire, c’est pourquoi la Femme se laisse emporter par la nuit et son mystère.
Mais encore, la notion du temps n’est pas la même le jour et la nuit. Ici, l’absence de mouvement des personnages ainsi que le paysage qui paraît figé où même l’air retient son souffle, donne l’impression d’un « temps immobile », arrêté, et les protagonistes « veille[nt] » en goûtant à la quiétude de la nuit.
A la fin, les didascalies nous indiquent « un silence » puis une reprise « à voix plus basse ». Cela symbolise la rupture avec le domaine fantastique, comme si l’Homme et la Femme se réveillaient d’un rêve pour revenir à la réalité. Cependant, on remarque que « la nuit [leur] a donné [un] secret ! », le secret de l’amour et de l’alliance avec le monde qui montre que cette scène n’était pas seulement fantastique mais bien vécue. Désormais, main dans la main, ils peuvent poursuivre leur chemin, la nuit les a initiés à son mystère ...
De ce fait, cette scène présente un aspect irréel fondé sur un registre fantastique. La nuit est perçue dans une autre dimension, ainsi que le temps en suspens, avant le retour à la réalité avec une conscience élargie.
Pour conclure, l’auteur essaie de calmer ses angoisses en faisant l’éloge de la nuit, et ce sacre entraîne une complicité amoureuse entre les protagonistes. Mais ce thème comporte une certaine dimension fantastique. Le spectateur est alors emporté dans un monde de chimères duquel il ne sort qu’à la fin de la pièce. Apollinaire dans La Chanson du mal aimé choisit un autre sujet de célébration : la ville moderne. Cependant, ces deux textes ont des buts bien semblables. En effet, ils permettent tous deux à l’auteur de ne pas sombrer soit dans le chagrin, soit dans l’angoisse. La poésie serait-elle ainsi une échappatoire aux tourments de l’âme et un moyen de catharsis ?
Julie 1ière S1 (novembre 2009)