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mercredi 4 novembre 2020

Conseils au bon voyageur de Victor Segalen commentaire du poème

 

Conseils au bon voyageur

Ville au bout de la route et route prolongeant la ville :

       ne choisis donc pas l’une ou l’autre, mais l’une et

       l’autre bien alternées.

Montagne encerclant ton regard le rabat et le contient

      que la  plaine ronde libère. Aime à sauter roches et

      marches ; mais caresse les dalles où le pied pose

      bien à plat.

Repose-toi du son dans le silence, et, du silence, daigne

     revenir au son. Seul si tu peux, si tu sais être seul,

     déverse-toi parfois jusqu’à la foule.

Garde bien d’élire un asile. Ne crois pas à la vertu

    d’une vertu durable : romps-la de quelque forte

    épice qui brûle et morde et donne un goût même à

    la fadeur.

Ainsi, sans arrêt ni faux pas, sans licol et sans étable,

    sans mérites ni peines, tu parviendras, non point,

    ami, au marais des joies immortelles,

Mais aux remous pleins d’ivresses du grand fleuve

   Diversité.

 

Victor Segalen Stèles 1912

 

 

Victor Segalen (né le 14 janvier 1878 à Brest - mort au Huelgoat le 21 mai 1919) est un poète français dont l’œuvre a été particulièrement imprégnée des cultures qu’il a rencontrées dans l’exercice de son métier de médecin de la marine. En 1912, il fit paraître à Pékin le recueil Stèles. Le poème Conseils au bon voyageur se trouve dans la section Stèles du bord du chemin. Les stèles sont des plaques de pierre, montées sur un socle, dressées vers le ciel et portant une inscription. Leur orientation est significative. Plantées le long du chemin, elles sont adressées à ceux qui les rencontrent, au hasard de leurs pérégrinations. Une phrase en chinois, comme celles inscrites sur les stèles de pierre, est portée en tête de chaque poème. Nous verrons en quoi ce poème, à l’image des stèles chinoises, se présente comme un guide de voyage et de sagesse. D’abord, nous examinerons la feuille de route établie par le poète puis nous nous demanderons en quoi ce poème invite à un voyage expérimental.

 

I) Une feuille de route

 

A) Un itinéraire de voyage

 

- L’itinéraire proposé est vaste, sans localisations précises. Des termes génériques ouvrent à un immense parcours du monde, de la « Ville au bout de la route » au « grand fleuve diversité » en passant par « Montagne » et « plaine ronde ». Les noms « Ville » et « Montagne » au début des deux premières strophes marquent les premières étapes du voyage. Les deux strophes suivantes sont consacrées au repos de l’esprit, plus que du corps, et l’adverbe à valeur conclusive « ainsi », à l’avant dernière strophe, dirige le voyageur vers le but ultime : « tu parviendras […] aux remous pleins d’ivresses du grand fleuve Diversité ».

 

- Ce parcours se fait avec des actions douces « sans mérites ni peines » où le voyageur est encouragé « à sauter roches et marches » et à caresser « les dalles où le pied pose bien à plat ». Ce cheminement paraît sans effort, avec des pauses de recueillement recommandées : « Repose-toi du son dans le silence, et, du silence, daigne revenir au son. »

- Les sens sont tous sollicités et participent à la découverte du monde, que ce soit « le regard » encerclé par la montagne et libéré par la plaine, la main qui caresse les dalles, l’oreille prête au son comme au silence et enfin l’odorat et le goût dirigés vers « quelque forte épice qui brûle et morde et donne un goût même à la fadeur ».

Cet itinéraire qui va de la culture à la nature, mais pourrait tout aussi bien être réversible, s’accomplit dans la quiétude, en harmonisant les sensations. Il suffit de suivre une route, puis une autre, sans s’arrêter, en honorant par la caresse les dalles posées par la main de l’homme pour éviter les « faux pas ». Il suffit aussi d’écouter et de suivre les conseils du poète.

 

B) Des mises en garde pour ouvrir et non pour contraindre

 

- Le poète s’adresse « au bon voyageur » qu’il qualifie d’ « ami » et qu’il tutoie familièrement sans que jamais le « je » n’intervienne. Ce guidage affectueux est une ligne de conduite, une attitude à suivre, plutôt qu’un chemin physique balisé.

 

- Plusieurs de ces conseils sont de type impéro-négatif : « ne choisis donc pas l’une ou l’autre, mais l’une et l’autre bien alternées » ou « Ne crois pas à la vertu d’une vertu durable ». Ils reposent sur des paradoxes : choisir deux choses à la fois semble difficile. Cela revient à ne pas choisir et à tout tenter tour à tour ; de même considérer la vertu comme éphémère conduit à relativiser dans le temps et l’espace tout ce qui conduit au bien et au vrai. En quelque sorte, il s’agit de multiplier les expériences, les voies de la connaissance, sans jamais en tenir une comme définitive et s’y arrêter. C’est être en recherche permanente, en mouvement continuel.

- Toute la prescription du poète repose sur un système d’oppositions et de dépouillements successifs au cours du voyage d’où la fréquence de la conjonction « mais » et des privatifs « sans » dans : « mais l’une et l’autre …mais caresse … mais aux remous » et « sans arrêt ni faux pas, sans licol et sans étable, sans mérites ni peines ». Il convient de se défaire des habitudes, des systèmes de penser et d’agir et des chimères consolatrices, qualifiées de « marais des joies immortelles ». 

Ce qui ressemble à des interdictions ou des limitations à cause des ordres négatifs et des oppositions est en fait une mise en garde destinée à ouvrir le champ des possibles, à ne rien refuser, à ne rien fixer. L’important est donc d’expérimenter.

 

 

II) Un voyage expérimental

 

A) Par l’esthétique du divers d’un poème-stèle

 

- La disposition du poème  avec le décalage vers la droite des vers libres et l’alternance des rythmes marqués par des retours à la ligne en nombres différents (2/3/2/3/2/1) l’assimile à une stèle à la base fragile formée par le mot-socle « Diversité ». L’épigraphe chinoise au sommet du poème brouille les modes d’expression en mélangeant les écritures. Le poème est le signifiant de la diversité et une figuration de la stèle.

 

- La libération progressive donnée par le voyage est signifiée dans la forme par des vers libres proches des versets et par les strophes irrégulières.

 

- La musicalité est rendue par des reprises (seul, vertu, etc.) et des chiasmes comme au premier vers : « Ville au bout de la route et route prolongeant la ville » ou plus loin : « Repose-toi du son dans le silence, et, du silence, daigne revenir au son.»

Le poème est donc signifiant et signifié de cette recherche d’un parcours de vie. Signe qui coïncide avec l’âme. Telle la stèle du bord du chemin, il fait signe, il guide et enseigne.

 

B) Par une sagesse libératrice  à la recherche de la notion du différent

 

- Les injonctions positives « Aime à sauter roches et marches … caresse les dalles … repose-toi du son …daigne revenir au son … déverse-toi … garde bien d’élire un asile … romps-la » sont autant de recettes pour explorer la totalité des possibles et fuir tout conformisme.

 

- Le bien-être et la liberté sont connotés dans les termes « aime … caresse … repose-toi » et dans le refus des attaches et des contraintes sociales ou morales : « sans licol et sans étable, sans mérites ni peines ». Le voyage de la vie peut se faire en douceur, dans la sociabilité comme dans la solitude, dans la nature ou la culture. Choisir serait refuser des expériences.

 

- Cependant le maître mot est celui qui clôt le poème : « Diversité » d’où un jeu sur l’alliance des contraires : la foule et la solitude, le silence et le son. Le futur prophétique « tu parviendras » conduit « aux remous pleins d’ivresses du grand fleuve Diversité ». Ce n’est pas le fleuve « Inclination » de la carte du tendre de Madeleine de Scudéry mais le grand courant de la Vie fait de variété d’expériences, de multiplicités de rencontres. C’est une invitation à goûter des moments forts « quelque forte épice » et à se jeter dans des « remous » qui font le sel de la vie d’ici-bas sans espérer et sans s’embourber « au marais des joies immortelles ».

 

Cette philosophie du voyage qu’est la vie, Segalen lui-même l’a résumée dans cette réflexion : «  Seigneur innommable du monde, donne-moi l’Autre ! - Le Div... non, le Divers. Car le Divin n’est qu’un jeu d’homme. »

 

Voir ICI la question transversale contenant ce poème

 

 

« Voir le monde et l’ayant vu, dire sa vision.
Je l’ai vu sous sa diversité.

Cette diversité j’en ai voulu, à mon tour, faire sentir la saveur.

A l’heure où le monde s’est uniformisé,
ruinant l’inappréciable diversité de l’Ailleurs,
il nous faire croire encore
au mythe de la métamorphose par le voyage.

C’est par la Différence, et dans le Divers, que s’exalte l’existence.
Le Divers décroît. Là est le grand danger terrestre... »

 

Céline Roumégoux