Etienne de La Boétie
Michel de Montaigne
Montaigne, Essais (I, XXVIII) De l’amitié (1588)
Il y a, au-delà de tout mon discours, et de ce que j’en puis dire particulièrement, je ne sais quelle force inexplicable et fatale, médiatrice de cette union. Nous nous cherchions avant que de nous être vus, et par des rapports que nous entendions l’un de l’autre, qui faisaient en notre affection plus d’effort que ne porte la raison des rapports, je crois par quelque ordonnance du ciel; nous nous embrassions par nos noms. Et à notre première rencontre, qui fut par hasard en une grande fête et compagnie de ville, nous nous trouvâmes si pris, si connus, si obligés entre nous, que rien dès lors ne nous fut si proche que l’un à l’autre. Il écrivit une satyre latine excellente, qui est publiée, par laquelle il excuse et explique la précipitation de notre intelligence, si promptement parvenue à sa perfection. Ayant si peu à durer, et ayant si tard commencé (car nous étions tous deux hommes faits, et lui de quelques années de plus), elle n’avait point à perdre de temps et à se régler au patron des amitiés molles et régulières, auxquelles il faut tant de précautions de longue et préalable conversation. Celle-ci n’a point d’autre idée que d’elle-même, et ne se peut rapporter qu’à soi. Ce n’est pas une spéciale considération, ni deux, ni trois, ni quatre, ni mille : c’est je ne sais quelle quintessence de tout ce mélange, qui, ayant saisi toute ma volonté, l’amena se plonger et se perdre dans la sienne; qui, ayant saisi toute sa volonté, l’amena se plonger et se perdre en la mienne, d’une faim, d’une concurrence pareille. Je dis perdre, à la vérité, ne nous réservant rien qui nous fût propre, ni qui fût ou sien, ou mien."
Discours de la servitude volontaire
Rédaction entre 1546 et 1555
Première publication partielle en 1574
Publication complète en 1576
LE TYRAN N’AIME JAMAIS
ET JAMAIS N’EST AIMÉ.
"Certainement le tyran n’aime jamais et jamais n’est aimé. L’amitié, c’est un nom sacré, c’est une chose sainte : elle ne peut exister qu’entre gens de bien, elle naît d’une mutuelle estime, et s’entretient non tant par les bienfaits que par bonne vie et mœurs. Ce qui rend un ami assuré de l’autre, c’est la connaissance de son intégrité.
Il a, pour garants, son bon naturel, sa foi, sa constance; il ne peut y avoir d’amitié où se trouvent la cruauté, la déloyauté, l’injustice. Entre méchants, lorsqu’ils s’assemblent, c’est un complot et non une société. Ils ne s’entretiennent pas, mais s’entrecraignent. Ils ne sont pas amis, mais complices.
Or, quand bien même cet empêchement n’existerait pas, il serait difficile de trouver en un tyran une amitié solide, parce qu’étant au-dessus de tous et n’ayant point de pair, il se trouve déjà au-delà des bornes de l’amitié, dont le siège n’est que dans la plus parfaite équité, dont la marche est toujours égale et où rien ne cloche. Voilà pourquoi il y a bien, dit-on, une espèce de bonne foi parmi les voleurs lors du partage du butin, parce qu’ils sont tous pairs et compagnons, et s’ils ne s’aiment, du moins, ils se craignent entre eux et ne veulent pas, en se désunissant, amoindrir leur force.
Mais les favoris d’un tyran ne peuvent jamais se garantir de son oppression parce qu’ils lui ont eux-mêmes appris qu’il peut tout, qu’il n’y a, ni droit, ni devoir qui l’oblige, qu’il est habitué de n’avoir pour raison que sa volonté, qu’il n’a point d’égal et qu’il est maître de tous. N’est-il pas extrêmement déplorable que malgré tant d’exemples éclatants et un danger si réel, personne ne veuille profiter de ces tristes expériences et que tant de gens s’approchent encore si volontiers des tyrans et qu’il ne s’en trouve pas un qui ait le courage et la hardiesse de lui dire ce que dit (dans la fable) le renard au lion qui contrefaisait le malade : «J’irais bien te voir de bon cœur dans ta tanière; mais je vois assez de traces de bêtes qui vont en avant vers toi, mais de celles qui reviennent en arrière, je n’en vois pas une.»"
"Portrait de l’artiste avec un ami"
Artiste : Raphaël (dit), Sanzio Raffaello (1483-1520)
A la Renaissance, le pouvoir monarchique se renforce en France et en Europe. La Boétie, jeune écrivain français, écrit son Discours de la servitude volontaire pour analyser et critiquer cette situation politique. Dans le passage que nous allons étudier, il parle de l’amitié et de l’impossibilité pour un tyran de la connaître. Cette œuvre étonne les érudits de l’époque par sa profondeur et le savoir qu’elle contient alors qu’elle a été écrite par un jeune homme de dix-huit ans. Après avoir lu cette œuvre, Montaigne exprime le désir d’en connaître l’auteur et les deux hommes se lient immédiatement d’une amitié profonde. Après la mort de La Boétie, Montaigne écrit ses Essais dans le but d’en faire un écrin pour le discours de son ami mais l’idée est abandonnée de peur que cela ne nuise à son œuvre à cause de l’utilisation politique que les protestants en ont faite. Le passage de l’œuvre de Montaigne que nous allons étudier est tiré du chapitre XXVIII du livre I et est consacré à l’amitié. Nous verrons donc quelle conception de l’amitié ont les deux auteurs puis comment ils s’y prennent pour exprimer et justifier leur opinion. Nous verrons également dans quel but ces textes ont été écrits.
La Boétie et Montaigne ont chacun leur propre conception de l’amitié. Pour Montaigne, c’est l’association de deux âmes jusqu’à ce qu’ « elles se mêlent et confondent l’une en l’autre d’un mélange si universel qu’elles effacent et ne trouvent plus la couture qui les a jointes. » Pour lui, l’amitié n’est pas seulement le rapprochement de deux individus mais la fusion de leurs âmes. Il explique également que l’amitié n’est pas rationnelle, qu’elle n’est pas due à l’action des hommes mais à une « force inexplicable et fatale. » C’est une vision très spirituelle de l’amitié.
La Boétie a, lui, une conception plus rationnelle. En effet, il considère que l’amitié se crée par « une mutuelle estime » et qu’elle s’entretient par « la bonne vie ». C’est-à-dire que, pour lui, l’amitié est due aux comportements des personnes concernées. Il explique également que l’amitié repose sur la « connaissance de l’intégrité » que chacun a de l’autre et sur une égalité entre les individus. Pour lui, l’amitié est un choix que l’on fait, alors que Montaigne voit l’amitié comme étant dirigée, en quelque sorte, par le destin. De ce fait, leur vision de qui peut se faire des amis et de qui ne peut pas est différente.
En effet, La Boétie, partant du principe que l’amitié apparaît suite à une estime mutuelle et une mise à égalité, pense "qu’il ne peut y avoir d’amitié là où est la cruauté, là où est la déloyauté, là où est l’injustice". Ainsi, il explique que l’amitié ne peut exister entre gens mauvais car ceux-ci ne « s’entraiment pas, ils s’entrecraignent. » Ces personnes ont trop peur de se faire supplanter par leurs semblables pour éprouver de la confiance envers eux, ce qui est la base de toute amitié. La Boétie apporte tout de même une petite précision en notant la différence entre les méchants « banals » comme des voleurs et les tyrans. Effectivement, il explique qu’il arrive aux voleurs de s’unir. Il l’exprime ainsi: « Il y a bien entre les voleurs (ce dit-on) quelque foi au partage du butin, pour ce qu’ils sont pairs et compagnons. » Le tyran, lui, reste totalement coupé de ceux qui l’entourent afin de « n’avoir compagnon aucun, mais d’être de tous maître. »
Montaigne n’apporte, au contraire, aucune précision sur ce sujet mais la conception qu’il a de l’amitié permet tout de même de répondre à la question de qui peut se faire des amis. En effet, sa conception de l’amitié étant très spirituelle, on peut penser que tout le monde peut être touché par la « force inexplicable et fatale » qui conduit à l’amitié. Pour reprendre l’exemple du tyran, même s’il ne veut pas se faire d’amis pour maintenir sa puissance, il ne pourra résister à cette force.
La Boétie et Montaigne ont donc des conceptions de l’amitié qui diffèrent sensiblement, bien que tous deux pensent que c’est une bonne chose, « une chose sainte. » Ils ont également deux manières différentes d’exprimer leur opinion et de la justifier.
II) Expression de leur opinion et buts recherchés (plan détaillé)
A) Un discours lyrique pour Montaigne
- justification de son propos par un argument d’expérience, son amitié avec La Boétie.
- expression de sentiments personnels : « je l’aimais » et : « pris » et « obligés ».
- marques de la subjectivité : « je », « notre » et « nous ».
- son but est de prouver la supériorité de l’amitié sur les autres sentiments pouvant lier deux êtres humains
B) Un discours logique pour La Boétie
- justification de son propos par un exemple, la situation d’un tyran : « serait-il malaisé de trouver en un tyran un amour assuré […] et n’ayant point de compagnon, il est déjà au-delà des bornes de l’amitié ».
- raisonnement par déduction, on part de la notion de l’amitié pour arriver à la situation d’un tyran.
- son discours se termine par une critique clairement formulée avec la comparaison à une fable de l’antiquité. Il critique l’attitude de l’entourage des tyrans : « Donc n’est-ce pas grande pitié que, voyant le danger si présent, personne ne se veuille faire sage aux dépens d’autrui, et que, de tant de gens s’approchant si volontiers des tyrans, qu’il n’y ait pas un qui ait l’avisement et la hardiesse de leur dire ce que dit, comme porte le conte, le renard au lion qui faisait le malade : « Je t’irais volontiers voir en ta tanière ; mais je vois bien assez de traces de bêtes qui vont en avant vers toi, mais qui reviennent en arrière, je n’en vois pas une. »
La Boétie et Montaigne expriment donc leur conception de l’amitié de façon différente et dans des buts différents. Dans ces deux textes, Montaigne et La Boétie parlent tous deux de l’amitié mais ils ont chacun leur vision de ce qu’elle est. De même, les deux textes n’ont pas été écrits dans le même but. Montaigne l’a écrit afin de prouver la supériorité de l’amitié qu’il considère comme étant le fait du destin tandis que La Boétie utilise sa conception de l’amitié pour critiquer la tyrannie. Ces deux textes, bien que différents, font partie des œuvres humanistes de la Renaissance comme le Gargantua de Rabelais ou L’Heptaméron de Marguerite de Navarre.
Margaux, 1ère S2 (2008)