Madame Bovary de Flaubert (1857) 
La mort d’Emma (partie V, chapitre VIII)
  
 
  
 I [Elle s’assit à son secrétaire, et écrivit une lettre qu’elle cacheta lentement, ajoutant la date du jour et l’heure.
 Puis elle dit d’un ton solennel :
 — Tu la liras demain ; d’ici là, je t’en prie, ne m’adresse pas une seule question !… Non, pas une !
 — Mais…
 — Oh ! laisse-moi !
 Et elle se coucha tout du long sur son lit.
 Une saveur âcre qu’elle sentait dans sa bouche la réveilla. Elle entrevit Charles et referma les yeux.
 Elle
 s’épiait curieusement, pour discerner si elle ne souffrait pas. Mais 
non ! rien encore. Elle entendait le battement de la pendule, le bruit 
du feu, et Charles, debout près de sa couche, qui respirait.
 — Ah ! c’est bien peu de chose, la mort ! Pensait-elle ; je vais m’endormir, et tout sera fini !
 Elle but une gorgée d’eau et se tourna vers la muraille.
 Cet affreux goût d’encre continuait.]
 II [— J’ai soif !… oh ! j’ai bien soif ! soupira-t-elle.
 — Qu’as-tu donc ? dit Charles, qui lui tendait un verre.
 — Ce n’est rien !… Ouvre la fenêtre…, j’étouffe !
 Et elle fut prise d’une nausée si soudaine, qu’elle eut à peine le temps de saisir son mouchoir sous l’oreiller.
 — Enlève-le ! dit-elle vivement ; jette-le !
 Il
 la questionna ; elle ne répondit pas. Elle se tenait immobile, de peur 
que la moindre émotion ne la fît vomir. Cependant, elle sentait un froid
 de glace qui lui montait des pieds jusqu’au cœur.
 — Ah ! voilà que ça commence ! murmura-t-elle.
 — Que dis-tu ?
 Elle
 roulait sa tête avec un geste doux plein d’angoisse, et tout en ouvrant
 continuellement les mâchoires, comme si elle eût porté sur sa langue 
quelque chose de très lourd. À huit heures, les vomissements reparurent.
 Charles observa qu’il y avait au fond de la cuvette une sorte de gravier blanc, attaché aux parois de la porcelaine.
 — C’est extraordinaire ! c’est singulier ! répéta-t-il.
 Mais elle dit d’une voix forte :
 — Non, tu te trompes !
 Alors,
 délicatement et presque en la caressant, il lui passa la main sur 
l’estomac. Elle jeta un cri aigu. Il se recula tout effrayé.
 Puis
 elle se mit à geindre, faiblement d’abord. Un grand frisson lui 
secouait les épaules, et elle devenait plus pâle que le drap où 
s’enfonçaient ses doigts crispés. Son pouls inégal était presque 
insensible maintenant.
 Des
 gouttes suintaient sur sa figure bleuâtre, qui semblait comme figée 
dans l’exhalaison d’une vapeur métallique. Ses dents claquaient, ses 
yeux agrandis regardaient vaguement autour d’elle, et à toutes les 
questions elle ne répondait qu’en hochant la tête ; même elle sourit 
deux ou trois fois. Peu à peu, ses gémissements furent plus forts. Un 
hurlement sourd lui échappa ; elle prétendit qu’elle allait mieux et 
qu’elle se lèverait tout à l’heure. Mais les convulsions la saisirent ; 
elle s’écria :
 — Ah ! c’est atroce, mon Dieu !]
 III [Il se jeta à genoux contre son lit.
 — Parle ! qu’as-tu mangé ? Réponds, au nom du ciel !
 Et il la regardait avec des yeux d’une tendresse comme elle n’en avait jamais vu.
 — Eh bien, là…, là !… dit-elle d’une voix défaillante.
 Il
 bondit au secrétaire, brisa le cachet et lut tout haut : Qu’on n’accuse
 personne… Il s’arrêta, se passa la main sur les yeux, et relut encore.
 — Comment !… Au secours ! à moi !
 Et
 il ne pouvait que répéter ce mot : « Empoisonnée ! empoisonnée ! » 
Félicité courut chez Homais, qui l’exclama sur la place ; madame 
Lefrançois l’entendit au Lion d’or ; quelques-uns se levèrent pour 
l’apprendre à leurs voisins, et toute la nuit le village fut en éveil.
 Eperdu,
 balbutiant, près de tomber, Charles tournait dans la chambre. Il se 
heurtait aux meubles, s’arrachait les cheveux, et jamais le pharmacien 
n’avait cru qu’il pût y avoir de si épouvantable spectacle.
 Il
 revint chez lui pour écrire à M. Canivet et au docteur Larivière. Il 
perdait la tête ; il fit plus de quinze brouillons. Hippolyte partit à 
Neufchâtel, et Justin talonna si fort le cheval de Bovary, qu’il le 
laissa dans la côte du bois Guillaume, fourbu et aux trois quarts crevé.
 Charles voulut feuilleter son dictionnaire de médecine ; il n’y voyait pas, les lignes dansaient.
 — Du calme ! dit l’apothicaire. Il s’agit seulement d’administrer quelque puissant antidote. Quel est le poison ?
 Charles montra la lettre. C’était de l’arsenic.
 — Eh bien, reprit Homais, il faudrait en faire l’analyse.
 Car il savait qu’il faut, dans tous les empoisonnements, faire une analyse ; et l’autre, qui ne comprenait pas, répondit :
 — Ah ! faites ! faites ! sauvez-la…
 Puis,
 revenu près d’elle, il s’affaissa par terre sur le tapis, et il restait
 la tête appuyée contre le bord de sa couche, à sangloter.
 — Ne pleure pas ! lui dit-elle. Bientôt je ne te tourmenterai plus !
 — Pourquoi ? Qui t’a forcée ?
 Elle répliqua :
 — Il le fallait, mon ami.
 — N’étais-tu pas heureuse ? Est-ce ma faute ? J’ai fait tout ce que j’ai pu pourtant !
 — Oui…, c’est vrai…, tu es bon, toi !
 Et
 elle lui passait la main dans les cheveux, lentement. La douceur de 
cette sensation surchargeait sa tristesse ; il sentait tout son être 
s’écrouler de désespoir à l’idée qu’il fallait la perdre, quand, au 
contraire, elle avouait pour lui plus d’amour que jamais ; et il ne 
trouvait rien ; il ne savait pas, il n’osait, l’urgence d’une résolution
 immédiate achevant de le bouleverser.
 Elle
 en avait fini, songeait-elle, avec toutes les trahisons, les bassesses 
et les innombrables convoitises qui la torturaient. Elle ne haïssait 
personne, maintenant ; une confusion de crépuscule s’abattait en sa 
pensée, et de tous les bruits de la terre Emma n’entendait plus que 
l’intermittente lamentation de ce pauvre cœur, douce et indistincte, 
comme le dernier écho d’une symphonie qui s’éloigne.]
  
 N.B. : le découpage du texte en trois parties entre crochets correspond aux trois étapes de notre analyse.
  
   
 Paru en 1857, Madame Bovary
 fit scandale. L’adultère qui y était raconté détruisait l’image qu’on 
voulait se faire du mariage et de la femme au XIXe siècle. A la fin du 
roman, Emma ruinée et déshonorée, s’empoisonne à l’arsenic. Son mari, 
Charles, la veille. Avant de mourir, elle écrit une lettre pour 
justifier son acte.
 Cet
 extrait, narré à la troisième personne, est, par bien des aspects, 
considéré du point de vue d’Emma. L’agonie est décrite de manière 
réaliste qui s’oppose en apparence au sentimentalisme du final.
 Nous
 organiserons notre étude de manière linéaire en analysant les trois 
moments de ce passage : une agonie préparée, une observation clinique et
 un spectacle déchirant.
  
 I) Une agonie préparée
  
 Comment
 ce récit, où narration, description et discours se combinent 
étroitement, apparaît-il comme l’ultime mise en scène d’Emma, actrice et
 spectatrice de son agonie ?
  
 1) Emma arrange sa « sortie ». Cela est rendu par le rythme ternaire de la première phrase et par l’adverbe « lentement » : « Elle s’assit à son secrétaire, et écrivit une lettre qu’elle cacheta lentement, ajoutant la date du jour et l’heure. »
 La lettre d’aveu cachetée ajoute au mystère et au secret qu’elle 
affectionne. Héroïne de papier, son dernier geste est de se livrer sur 
du papier. Le contrôle d’elle-même qui se marque par la lenteur de 
l’application et le souci de la précision, avec la mention de la date et
 de l’heure,  apparaît comme un plan organisé à l’avance. La prédominance du pronom « elle » montre que l’action est menée par Emma et que Charles se contente de l’observer.
  
 2) L’aspect théâtral de son attitude est souligné par l’adjectif « solennel » dans la courte phrase suivante : « Puis elle dit d’un ton solennel ».
 La détermination méthodique d’Emma visible grâce aux indices temporels 
et à la succession de ses actes n’est pas destinée à mettre en avant son
 courage face à la mort mais plutôt à intriguer Charles et à procurer à 
Emma une sorte de satisfaction : elle joue ainsi son dernier « acte » à 
la façon des héroïnes des romans qu’elle admire. 
  
 3) Le discours direct présente des caractéristiques qui renforcent l’impression de mise en scène : « Tu la liras demain ; d’ici là, je t’en prie, ne m’adresse pas une seule question !… Non, pas une ! Oh ! laisse-moi ! » ; le futur « liras », les adverbes « demain, d’ici-là »
 précisent une échéance prochaine qui, au lieu de le rassurer, ne 
peuvent que susciter l’inquiétude de Charles. Cela dramatise les paroles
 d’Emma. Les réticences dans les phrases inachevées, les injonctions 
temporisées par la supplication « je t’en prie » entretiennent le mystère ou même la mystification.
  
 4) La courte phrase narrative suivante : « Et elle se coucha tout du long sur son lit »
 est isolée du reste du texte par un alinéa, comme Flaubert aime à le 
faire, c’est l’équivalent d’un silence et d’un moment spectaculaire. La 
précision donnée sur la manière dont Emma se couche « tout du long » montre une sorte d’affectation dans la posture de la gisante qu’elle adopte ainsi.
  
 5)
 Le silence suggéré par le blanc du texte et le passage à la ligne est 
comblé par le sommeil d’Emma, c’est du moins ce que le verbe « réveiller » laisse entendre dans la phrase suivante : « Une saveur âcre qu’elle sentait dans sa bouche la réveilla ». Ce verbe est sans doute polysémique, le réveil pouvant être aussi le passage de la comédie à la dure réalité.
  
 6)
 Emma, encore insensible aux effets de l’arsenic, est absorbée par son 
rôle à tel point qu’elle en oublie son partenaire muet mais « Elle entrevit Charles et referma les yeux ».
 Cette courte phrase est révélatrice de la place occupée par le mari 
dans l’imaginaire d’Emma : le gêneur. Après le refus de dire, voici le 
refus de voir : Emma évolue dans un univers onirique et romanesque dans 
lequel Charles n’a pas sa place.
  
 7)
 Au début du paragraphe suivant les modes d’exposition se combinent de 
manière à montrer très clairement le point de vue exclusif d’Emma. Cela 
commence par de la narration « Elle s’épiait curieusement, pour discerner si elle ne souffrait pas » où le champ lexical de l’observation (épier, curieusement, discerner)
 souligne nettement que l’héroïne est spectatrice intérieure de sa 
propre agonie ; toute à l’écoute d’elle-même, elle ferme les yeux pour 
échapper au réel. Puis le discours indirect libre « Mais non ! rien encore »,
 intercalé entre deux phrases de narration, renforce l’effort 
d’introspection physique que fait Emma, comme s’il s’agissait d’attendre
 des sensations à la manière des épisodes romanesques qu’elle 
affectionne.
  
 8) Le rythme décroissant et l’ordre des compléments dans la phrase suivante ne manquent pas de cynisme : « Elle entendait le battement de la pendule, le bruit du feu, et Charles, debout près de sa couche, qui respirait. »
 Emma est plus sensible au bruit des choses qu’à la présence de son 
mari : l’ouïe est ici sollicitée après la vue et le goût. Ce qui est 
curieux c’est le fait de signaler la respiration de Charles, sans 
commentaire pour préciser si cette respiration est bruyante et surtout 
en additif derrière la conjonction « et ». On peut se 
demander si le fait même que Charles respire ne l’agace pas. Mais aussi,
 il participe à la manifestation de la vie, de l’activité humaine, alors
 que, elle, est en train de s’éteindre. Belle ambiguïté de Flaubert qui 
manie ironie et sentimentalisme.
  
 9)
 La transcription des pensées d’Emma en modalité exclamative accentue la
 tonalité affective de cette sinistre mise en scène : « Ah ! c’est bien peu de chose, la mort ! Pensait-elle ; je vais m’endormir, et tout sera fini ! » La dernière illusion d’Emma est de croire qu’elle va échapper à la souffrance. La reprise de la narration : « Elle but une gorgée d’eau et se tourna vers la muraille. Cet affreux goût d’encre continuait. » vient démentir cette illusion. La saveur âcre devient « affreux goût d’encre ». Le choix du mot « encre »
 n’est sûrement pas innocent : héroïne de papier, aliénée par ses 
lectures romanesques, son dernier geste est d’écrire et une de ses 
dernières sensations est ce goût d’encre. La mort d’Emma est double : 
mort physique et mort littéraire.
  
 Ainsi
 Emma vient de jouer son dernier acte : tout dans ce passage révèle 
l’apprêt, la préméditation et donc l’absence de naturel. Emma 
spectatrice et actrice de son agonie continue à manipuler Charles et à 
se comporter de manière chimérique ; c’est peut-être la scène où se 
manifeste le plus son incapacité à affronter le réel.
  
   La mort de Madame Bovary, peinture à l’huile sur bois de Albert Fourié, 1883, musée des Beaux-Arts de Rouen
  
 II) Une observation clinique
  
 Entre dramatisation et réalisme, comment la comédie tourne-t-elle à la description clinique d’une agonie ?
  
 1)
 Le court dialogue entre Emma et son mari, par ses répliques courtes, 
exclamatives et interrogatives, avec des points de suspension, accélère 
le tempo, dramatise le changement d’état d’Emma et traduit l’affolement 
progressif de Charles. Après l’indolence de la mise en scène précédente,
 la parole réactive la scène. Pourtant rien dans les propos échangés 
n’est romanesque. Les paroles des deux personnages se rapportent à des 
besoins physiques : « J’ai soif … Ouvre la fenêtre, j’étouffe ». 
  
 2) Le vocabulaire utilisé dans la première phrase de narration (« Et elle fut prise d’une nausée si soudaine, qu’elle eut à peine le temps de saisir son mouchoir sous l’oreiller. ») qui vient interrompre le dialogue, dénote le même réalisme : « nausée, mouchoir ».
  
 3)
 L’incommunicabilité entre les deux époux n’est jamais mieux exprimée 
que par cette phrase de constat qui oppose formes affirmative et 
négative : « Il la questionna ; elle ne répondit pas ». 
On remarque que le pronom personnel complément du verbe de parole a 
disparu avec la négation : Flaubert montre ainsi le détachement d’Emma 
vis à vis de son époux. Elle retarde ainsi le plus possible la 
révélation de son suicide, pourtant on sent qu’elle s’apprête à le faire
 et c’est là une des tensions du passage.
  
 4) Cette tension s’accompagne d’une progression dans les indices temporels : « A huit heures … puis … d’abord … devenait … peu à peu ». La métamorphose d’Emma est en train de s’accomplir.
  
 5) Les phrases brèves, souvent en parataxe, donnent un aspect de compte rendu à la description de la malade : « Ses
 dents claquaient, ses yeux agrandis regardaient vaguement autour 
d’elle, et à toutes les questions elle ne répondait qu’en hochant la 
tête ».
  
 6) Le lexique de la maladie, avec des termes médicaux comme « pouls, exhalaisons, convulsions »
 rappelle que l’observateur des symptômes est Charles, un officier de 
santé, même si ce dernier manque de sang-froid et de professionnalisme 
sur le coup de l’émotion. Cela ne l’empêche pas pourtant d’examiner « une sorte de gravier blanc » au fond de la cuvette où Emma a vomi. Flaubert dont le père était chirurgien a fréquenté très tôt l’hôpital et s’est méticuleusement documenté sur les effets de l’empoisonnement à l’arsenic.
  
 7) Le portrait d’Emma devient tout à fait effrayant : « Tout
 en ouvrant continuellement les mâchoires … elle devenait plus pâle que 
le drap où s’enfonçaient ses doigts crispés … des gouttes suintaient sur
 sa figure bleuâtre … ses dents claquaient ». Cette vision d’horreur contraste avec son attitude qui se veut sublime dans la dissimulation : « Elle
 roulait la tête avec un geste doux … même elle sourit deux ou trois 
fois … elle prétendit qu’elle allait mieux et qu’elle se lèverait tout à
 l’heure. » 
  
 8)
 Les quelques paroles qui ponctuent la narration sont destinées à 
retarder la révélation et à entretenir l’angoisse et l’impuissance de 
Charles : « Ah ! voilà que ça commence ! – Que dis-tu ? 
C’est extraordinaire ! c’est singulier ! – Non, tu te trompes ! … - Ah !
 c’est atroce, mon Dieu ! »
  
 La
 force de ce passage réside dans le contraste savamment entretenu entre 
le pathétique et le réalisme. Emma qui est entrée en agonie résiste 
encore psychologiquement et Charles, qui comprend peu à peu de quoi 
souffre son épouse, paraît un spectateur bien impuissant et bien 
incompétent.
  
   
 III) Un spectacle déchirant ou dérisoire ?
  
 En quoi le désespoir de Charles et l’effusion finale ont-ils une double fonction ironique et pathétique ?
  
 1)
 La première partie de ce passage a une présentation aérée et 
discontinue, tout comme au moment de la mise en scène d’Emma. Cette 
disposition du texte est révélatrice d’une accélération du rythme et 
d’une émotion mal contrôlée. Après un geste très théâtral « Il se jeta à genoux contre son lit »,
 Charles obtient enfin la réponse à ses interrogations. Dès lors, 
l’émotion se transforme en véritable agitation marquée par la succession
 des verbes d’action : « Il bondit au secrétaire, brisa le cachet et lut tout haut ».
  
 2) Cependant agitation ne signifie pas efficacité et très vite l’initiative de Charles tourne court : « Il s’arrêta, se passa la main sur les yeux, et relut encore ». La répétition de l’action de lire dans la clausule (« et lut tout haut ») montre son incapacité à réagir immédiatement. Son appel au secours « Comment ! … Au secours ! à moi ! »
 vient confirmer s’il en était besoin son incompétence et sa faiblesse 
de caractère. Flaubert insiste lourdement dans la phrase suivante, 
isolée comme un paragraphe : « Et il ne pouvait que répéter ce mot ; empoisonnée ! empoisonnée ! ».
 Charles ne réagit pas comme un médecin devrait le faire, il perd le 
contrôle de la situation. L’émotion n’explique pas tout, d’où sans doute
 l’insistance de l’auteur.
  
 3)
 Là où l’ironie atteint son comble c’est lorsque, délaissant très 
momentanément la chambre, l’attention se concentre sur l’extérieur : « Félicité
 courut chez Homais, qui l’exclama sur la place ; madame Lefrançois 
l’entendit au Lion d’or ; quelques-uns se levèrent pour l’apprendre à 
leurs voisins, et toute la nuit le village fut en éveil. » La rumeur
 se propage de bouche à oreille et a pour seul effet de tenir le village
 en éveil : piètre résultat et admirable constat d’inefficacité 
collective après celle de Charles. On remarque la curieuse construction 
absolue du verbe « exclamer » attribué à Homais, le 
pharmacien qui joue ici le rôle d’une caisse de résonance. On peut même,
 avec prudence, voir un jeu de mots ironique entre l’enseigne de 
l’auberge « Au lion d’or » (au lit on dort) et l’éveil du village.
  
 4)
 Le retour sur le désespoir impuissant de Charles en devient encore plus
 pathétique ou même, par son excès, bouffon. La première phrase par son 
rythme quaternaire croissant fait monter la tension mais l’emploi du 
verbe « tourner » dans le dernier membre de phrase souligne le comportement dérisoire de Charles : « Eperdu, balbutiant, près de tomber, Charles tournait dans la chambre. » Charles ne peut que relire ou tourner en rond.
  
 5) La phrase suivante déplace le point de vue sur Homais :
 « Il se heurtait aux meubles, s’arrachait les cheveux, et jamais le 
pharmacien n’avait cru qu’il pût y avoir de si épouvantable spectacle. » Le mot « spectacle »
 est bien la clef de cette scène où l’attitude échevelée de Charles 
l’assimile à une représentation allégorique de la douleur avec 
l’utilisation du cliché « s’arracher les cheveux », nouvel indice malicieux d’impuissance, dans tous les sens du terme.
  
 6)
 L’agitation qui suit est bien dérisoire et inefficace : Charles fait 
quinze brouillons à ses confrères, feuillette inutilement son 
dictionnaire de médecine, Justin « crève » le cheval à force de l’épuiser, Homais pontifie et recommande une analyse du poison car « Car il savait qu’il faut, dans tous les empoisonnements, faire une analyse. » 
  
 7)
 Après ce moment de frénésie prend place une sorte de duo sentimental 
entre les deux époux. Charles, enfin calmé et vaincu, tombe 
littéralement aux pieds d’Emma, tout le vocabulaire le signifie : « près de tomber … il s’affaissa par terre … il sentait tout son être s’écrouler de désespoir ». Face à cette prosternation, Emma qui bénéficie, semble-t-il, d’un répit dans sa souffrance, joue la consolatrice.
  
 8) Dans ses paroles d’abord, puis dans ses gestes et sa méditation, Emma tente d’atteindre le sublime : « Ne
 pleure pas ! lui dit-elle. Bientôt je ne te tourmenterai plus ! … Il le
 fallait, mon ami. … Oui …, c’est vrai …, tu es bon, toi ! ». Aucune
 contrition dans ses propos, elle pratique encore la réticence, 
l’allusion et laisse planer la perspective de sa mort prochaine. Rien de
 rassurant pour Charles qu’elle gratifie d’un « mon ami » mondain plus qu’affectueux.
  
 9) Le geste qui bouleverse tant Charles : « Et elle lui passait la main dans les cheveux, lentement » ressemble à une caresse prodiguée à un enfant ou pire à un chien. L’adverbe « lentement »,
 isolé en fin de phrase, provoque un effet de durée et pourrait passer 
pour une manifestation sensuelle si on n’y voyait pas une manière 
forcée, une sorte de compromis de la part d’Emma. On peut remarquer que 
cet adverbe était déjà utilisé au début de l’extrait pour indiquer la 
manière dont Emma cachetait sa lettre.
  
 10)
 Les pensées des personnages sont ensuite présentées successivement et 
traduisent la faillite du dialogue. Charles d’abord qui n’exprime que 
souffrance morale : « sa tristesse … tout son être s’écrouler de désespoir » et dont trois propositions aux verbes à la forme négative achèvent de le disqualifier : «  et il ne pouvait rien ; il ne savait pas ; il n’osait ». Le dernier membre de phrase « l’urgence d’une résolution immédiate achevait de le bouleverser » marque le point d’orgue de son absence totale d’initiative. L’ironie de Flaubert est ici cruelle.
  
 11) Quant à Emma, elle se perd dans sa rêverie coutumière et ne pense qu’à elle : « Elle
 en avait fini, songeait-elle, avec toutes les trahisons, les bassesses 
et les innombrables convoitises qui la torturaient. Elle ne haïssait 
personne, maintenant » ; le vocabulaire abstrait des sentiments est 
révélateur d’un certain détachement mais aussi des dispositions de 
l’héroïne à s’analyser. C’est une cérébrale qui joue à être 
sentimentale. Les métaphores finales « une confusion de 
crépuscule s’abattait en sa pensée, et de tous les bruits de la terre 
Emma n’entendait plus que l’intermittente lamentation de ce pauvre cœur,
 douce et indistincte, comme le dernier écho d’une symphonie qui 
s’éloigne » reprennent les thèmes romantiques du crépuscule et de la
 musique symphonique. Ces thèmes ont été développés auparavant dans le 
roman et ils viennent ici contrebalancer les effets ironiques du 
passage. Mais ils pourraient aussi renforcer la parodie d’une scène de 
fin comme dans Le Lys dans la vallée ou La Nouvelle Héloïse que Flaubert relisait en écrivant son roman. Il faut noter l’ambiguïté du démonstratif « ce » dans « ce pauvre cœur » : renvoie-t-il au cœur de Charles ou au sien ? S’il s’agit du cœur d’Emma, associé au groupe « de tous les bruits de la terre »,
 cela traduirait la toute puissance de son narcissisme ; mieux vaut 
laisser planer le doute et penser qu’elle s’attendrit enfin sur son 
pauvre époux ! 
  
 Dans ce dernier passage de l’extrait, le pathétique côtoie le dérisoire. Charles est  pitoyable
 tout autant que ridicule ; Emma est digne et calculatrice, toujours 
emportée par son imaginaire. Ce couple réuni n’est pas seul : Homais 
assiste à ce final et en toile de fond le village alléché par l’odeur de
 scandale et de mort guette. Flaubert ici décrit ici une scène 
traditionnelle : la séparation d’un couple par la mort mais, fort de sa 
culture, il en donne une version réaliste et ironique tout en conservant
 une certaine émotion. «Quand
 j’écrivais l’empoisonnement de madame Bovary, j’avais si bien le goût 
de l’arsenic dans la bouche, j’étais si bien empoisonné moi-même que je 
me suis donné deux indigestions coup sur coup, - deux indigestions 
réelles, car j’ai vomi tout mon dîner. » Lettre à Hippolyte Taine. 20 
novembre 1866.
  
  Caricature de Lemot, 1869, Flaubert
 brandissant comme un trophée victorieux le cœur sanglant d’Emma au bout
 d’un scalpel qui ressemble plutôt à un couteau de boucher.
  
  
 
   
Commentaire composé abrégé (les éléments d’analyse sont dans l’article précédent, s’y reporter)
  
 I) la description clinique d’une agonie
 A) La description du corps, l’empoisonnement et les symptômes
 B) La progression du mal : les indices temporels
 C) La disposition compacte du texte et la forme du compte rendu
  
 II) La mise en scène romanesque de la mort
 A) La préparation minutieuse d’Emma : le secret et les réticences
 B) Son introspection
 C) Le lyrisme du final
  
 III) L’ironie d’une parodie
 A) Le personnage ridicule de Charles
 B) Le rôle du village et de Homais
 C) L’incommunicabilité entre les époux
  
 