L’Ingénu, de Voltaire (1767)
L’histoire (résumé de Wikipédia)
Alors que l’abbé de Kerkabon et sa sœur se lamentent de la mort de leur frère et de sa femme partis au Canada, arrive par un bateau anglais, un jeune homme Huron, l’Ingénu (surnommé ainsi du fait de sa naïveté vis-à-vis du monde occidental). Les Kerkabon l’invitent à dîner, et s’aperçoivent qu’il s’agit de leur neveu. Ils le convertissent alors au catholicisme et le baptisent, mais il tombe amoureux de la sœur d’un abbé, Mlle de Saint-Yves, qu’il ne peut épouser parce qu’elle est sa marraine, à moins d’aller demander l’autorisation au pape. Rendu furieux, il tente ingénument de violer la belle, qu’on se hâte de mettre dans un couvent. Repoussant par hasard une invasion d’Anglais, il décide de partir pour Versailles afin de demander au roi une récompense pour sa bravoure, et une dispense lui permettant d’épouser celle qu’il aime. En chemin, il rencontre des Huguenots chassés du fait de l’édit de Fontainebleau et décide de prendre leur défense auprès du roi. Cependant, il n’arrive pas à faire entendre sa voix à Versailles, et se fait embastiller à la suite de deux lettres le dénonçant, dont une affirmant son engagement en faveur des Huguenots. En prison, il fait la connaissance du janséniste Gordon, qui tente de le former aux préceptes de cette doctrine ; mais bien vite, l’Ingénu l’amène à remettre en question ses convictions. Pendant ce temps, Mlle de Saint-Yves part à Versailles pour faire libérer son amant ; mais afin d’obtenir l’aide de Mgr de Saint-Pouange, qui peut le faire délivrer, celui-ci lui demande de se compromettre avec lui. Refusant tout d’abord, elle se résout, suite aux conseils fallacieux du père jésuite Tout-à-tous, à commettre cet adultère. Elle repart chez les Kerkabon avec l’Ingénu et Gordon mais, ne pouvant se résoudre à dire la vérité à son amant et refusant de le trahir, se laisse mourir. L’Ingénu, effondré tout d’abord, se ressaisit, obtient sa récompense, et reste ami avec Gordon.
L’Ingénu, de Voltaire (1767) chapitre 1
1ère partie : un Huron questionné
Huron de Lorette au Canada
"Le
bruit se répandit bientôt qu’il y avait un Huron au prieuré. La bonne
compagnie du canton s’empressa d’y venir souper. L’abbé de Saint-Yves y
vint avec mademoiselle sa sœur, jeune basse-brette, fort jolie et très
bien élevée. Le bailli, le receveur des tailles, et leurs femmes furent
du souper. On plaça l’étranger entre mademoiselle de Kerkabon et
mademoiselle de Saint-Yves. Tout le monde le regardait avec admiration;
tout le monde lui parlait et l’interrogeait à-la-fois ; le Huron ne s’en
émouvait pas. Il semblait qu’il eût pris pour sa devise celle de milord
Bolingbroke, Nihil admirari. Mais à la fin, excédé de tant de bruit, il
leur dit avec assez de douceur, mais avec un peu de fermeté :
Messieurs, dans mon pays on parle l’un après l’autre ; comment
voulez-vous que je vous réponde quand vous m’empêchez de vous entendre ?
La raison fait toujours rentrer les hommes en eux-mêmes pour quelques
moments: il se fit un grand silence. Monsieur le bailli, qui s’emparait
toujours des étrangers dans quelque maison qu’il se trouvât, et qui
était le plus grand questionneur de la province, lui dit en ouvrant la
bouche d’un demi-pied : Monsieur, comment vous nommez-vous ? On m’a
toujours appelé l’Ingénu, reprit le Huron, et on m’a confirmé ce nom en
Angleterre, parce que je dis toujours naïvement ce que je pense, comme
je fais tout ce que je veux.
Comment, étant né Huron, avez-vous
pu, monsieur, venir en Angleterre ? C’est qu’on m’y a mené ; j’ai été
fait, dans un combat, prisonnier par les Anglais, après m’être assez
bien défendu ; et les Anglais, qui aiment la bravoure, parce qu’ils sont
braves et qu’ils sont aussi honnêtes que nous, m’ayant proposé de me
rendre à mes parents ou de venir en Angleterre, j’acceptai le dernier
parti, parce que de mon naturel j’aime passionnément à voir du pays.
Mais, monsieur, dit le bailli avec son ton imposant, comment avez-vous pu abandonner ainsi père et mère ?
C’est
que je n’ai jamais connu ni père ni mère, dit l’étranger. La compagnie
s’attendrit, et tout le monde répétait, Ni père, ni mère ! Nous lui en
servirons, dit la maîtresse de la maison à son frère le prieur : que ce
monsieur le Huron est intéressant ! L’Ingénu la remercia avec une
cordialité noble et fière, et lui fit comprendre qu’il n’avait besoin de
rien. Je m’aperçois, monsieur l’Ingénu, dit le grave bailli, que vous
parlez mieux français qu’il n’appartient à un Huron. Un Français,
dit-il, que nous avions pris dans ma grande jeunesse en Huronie, et pour
qui je conçus beaucoup d’amitié, m’enseigna sa langue ; j’apprends très
vite ce que je veux apprendre. J’ai trouvé en arrivant à Plymouth un de
vos Français réfugiés que vous appelez huguenots, je ne sais pourquoi;
il m’a fait faire quelques progrès dans la connaissance de votre langue;
et dès que j’ai pu m’exprimer intelligiblement, je suis venu voir votre
pays, parce que j’aime assez les Français quand ils ne font pas trop de
questions.
L’abbé de Saint-Yves, malgré ce petit avertissement,
lui demanda laquelle des trois langues lui plaisait davantage, la
huronne, l’anglaise, ou la française. La huronne, sans contredit,
répondit l’Ingénu. Est-il possible ? s’écria mademoiselle de Kerkabon ;
j’avais toujours cru que le français était la plus belle de toutes les
langues après le bas-breton.
Alors ce fut à qui demanderait à l’Ingénu comment on disait en huron du tabac, et il répondait taya : comment on disait manger, et il répondait essenten. Mademoiselle
de Kerkabon voulut absolument savoir comment on disait faire l’amour;
il lui répondit trovander, et soutint, non sans apparence de raison, que
ces mots-là valaient bien les mots français et anglais qui leur
correspondaient. Trovander parut très joli à tous les convives.
Monsieur
le prieur, qui avait dans sa bibliothèque la grammaire huronne dont le
révérend P. Sagar Théodat, récollet, fameux missionnaire, lui avait fait
présent, sortit de table un moment pour l’aller consulter. Il revint
tout haletant de tendresse et de joie; il reconnut l’Ingénu pour un vrai
Huron. On disputa un peu sur la multiplicité des langues, et on convint
que, sans l’aventure de la tour de Babel, toute la terre aurait parlé
français.
L’interrogant bailli, qui jusque-là s’était défié un peu du
personnage, conçut pour lui un profond respect ; il lui parla avec plus
de civilité qu’auparavant, de quoi l’Ingénu ne s’aperçut pas."
I) Une société rétrograde et conservatrice
a) Les types de personnages
- Présence de personnages types de l’ancien régime (receveur des tailles, bailli....) dans un lieu caractéristique qu’est le prieuré, censé être un modèle des valeurs morales, de l’éducation … Ce dîner est ainsi contraire à ce à quoi on pourrait s’attendre.
- Le bailli est le représentant de la justice. Il semble strict et “imposant”. Il est ici apparenté à un officier de police, menant un véritable interrogatoire de l’ingénu. On peut d’ailleurs observer un schéma de questions/réponses entre les deux hommes. Les commentaires du narrateur sur le bailli sont négatifs (satire sociale) : “le plus grand questionneur”, “ouvrant la bouche d’un demi-pied”. Il semble jouer une pantomime.
- Les deux représentants du clergé, l’abbé de St Yves et l’abbé de Kerkabon, se désintéressent de la religion pour se concentrer sur la question de la langue (huronne et française). Ils doutent sur la langue huronne et n’ont pas confiance dans les dires du Huron : ils vont d’ailleurs vérifier dans un dictionnaire.
- Les femmes, vieilles comme jeunes, sont uniquement axées sur l’amour et les sentiments. Mlle de St Yves et Mlle de Kerkabon (qui est d’ailleurs désignée péjorativement comme “la Kerkabon”) utilisent le prétexte de la langue, introduit par les questions, pour se renseigner sur la vie amoureuse du Huron.
b) Les préjugés
- Tous les convives en dehors du Huron cultivent un ethnocentrisme français exacerbé : “J’avais toujours cru que le français était la plus belle de toutes les langues après le bas-breton”. Pour eux, il n’existe rien en dehors de la France et de ses mœurs : “Toute la Terre aurait parlé français”. Cependant, cela reflète une certaine réalité de l’époque car la langue des intellectuels européens du XVIIIème siècle était effectivement le français.
- Le Huron est considéré par les Bas-Bretons comme une bête de foire. Cette curiosité malsaine amène les nombreuses questions, parfois indiscrètes, des hôtes : “comment avez-vous pu abandonner ainsi père et mère ?”. De plus, le fait que l’ingénu parle couramment le français étonne les convives qui “le regardait avec admiration”. Cela s’explique par le fait qu’habituellement les Indiens (ramenés des expéditions) étaient exposés dans des cages et le contraste avec ce “sauvage” cultivé est saisissant.
- Les préjugés des Bas-Bretons les amènent à être odieux et malpolis, pensant que l’ingénu a des mœurs proches de l’animal : “Tout le monde lui parlait et l’interrogeait à la fois”. Bien qu’ils se croient supérieurs, ils se montrent moins civilisés que le Huron.
II) Le “bon sauvage” à la manière de Voltaire
a) Ses qualités
- Le Huron reste imperturbable avec une référence à “milord Bolingbroke : nihil admirari “. Il reste également réfléchi car il parle peu mais analyse le discours des autres et s’exprime toujours en dernier. Il montre une certaine maturité et sagesse par rapport aux autres.
- Il est poli, courtois et civilisé. Il répond “avec assez de douceur, mais avec un peu de fermeté” mais il ne coupe pas la parole, écoute ses hôtes et inspire “le respect”. Il est également très instruit puisqu’il parle couramment trois langues (huron, anglais et français), il a beaucoup voyagé et il aime apprendre (“savoir” des philosophes).
- Le Huron a du répondant “j’aime assez les français quand ils ne font pas trop de questions” et ne se laisse pas influencer par les autres (“vouloir” des philosophes”) : “lui fit comprendre qu’il n’avait besoin de rien”, “comment voulez-vous que je vous réponde quand vous m’empêcher de vous entendre ?”. Il utilise des arguments et un raisonnement logique contrairement aux autres personnes qui se laissent dépasser par leurs préjugés.
b) Valeurs huronnes
- L’ingénu respecte l’autre : “remercia avec une cordialité noble et fière” et la liberté d’expression : “Messieurs, dans mon pays on parle l’un après l’autre”.
- Il fait ses propres choix “m’ayant proposé de me rendre à mes parents ou de venir en Angleterre”. Il a une liberté de conscience et d’opinion. On remarque d’ailleurs l’analogie avec l’Angleterre, pays plus libre que la France, refuge des intellectuels et qui laissait la liberté de culte : “un de vos français réfugiés que vous appelez huguenots” (référence à l’intolérance religieuse qui frappe les Protestants et les a obligés à s’expatrier).
- Le Huron nous fait prendre conscience du relativisme des cultures. En effet, il existe également un dictionnaire huron. Le “bon sauvage” n’en reste pas moins plus ouvert au monde et respectueux des autres cultures que les Bas-Bretons.
Voir la suite dans article suivant.
Mégane 1S1 (juin 2010)