Julie ou la Nouvelle Héloïse (1761)
Sixième partie
La mort de Julie par Moreau le jeune (graveur : Lemire)
Lettre XI de M. de Wolmar à Saint-Preux (extrait)
"Le jeûne, la faiblesse, le régime ordinaire à Julie, donnèrent au vin une grande activité. « Ah ! dit-elle, vous m’avez enivrée ! après avoir attendu si tard, ce n’était pas la peine de commencer, car c’est un objet bien odieux qu’une femme ivre. » En effet, elle se mit à babiller, très sensément pourtant, à son ordinaire, mais avec plus de vivacité qu’auparavant. Ce qu’il y avait d’étonnant, c’est que son teint n’était point allumé ; ses yeux ne brillaient que d’un feu modéré par la langueur de la maladie ; à la pâleur près, on l’aurait crue en santé. Pour alors l’émotion de Claire devint tout à fait visible. Elle élevait un œil craintif alternativement sur Julie, sur moi, sur la Fanchon, mais principalement sur le médecin ; tous ces regards étaient autant d’interrogations qu’elle voulait et n’osait faire. On eût dit toujours qu’elle allait parler, mais que la peur d’une mauvaise réponse la retenait ; son inquiétude était si vive qu’elle en paraissait oppressée.
Fanchon, enhardie par tous ces signes, hasarda de dire, mais en tremblant et à demi-voix, qu’il semblait que Madame avait un peu moins souffert aujourd’hui... que la dernière convulsion avait été moins forte... que la soirée... Elle resta interdite. Et Claire, qui pendant qu’elle avait parlé tremblait comme la feuille, leva des yeux craintifs sur le médecin, les regards attachés aux siens, l’oreille attentive, et n’osant respirer de peur de ne pas bien entendre ce qu’il allait dire.
Il eût fallu être stupide pour ne pas concevoir tout cela. Du Bosson se lève, va tâter le pouls de la malade, et dit : « Il n’y a point là d’ivresse ni de fièvre ; le pouls est fort bon. » A l’instant Claire s’écrie en tendant à demi les deux bras : « Eh bien ! Monsieur !... le pouls ?... la fièvre ?... » La voix lui manquait, mais ses mains écartées restaient toujours en avant ; ses, yeux pétillaient d’impatience ; il n’y avait pas un muscle de son visage qui ne fût en action. Le médecin ne répond rien, reprend le poignet, examine les yeux, la langue, reste un moment pensif, et dit : « Madame, je vous entends bien ; il m’est impossible de dire à présent rien de positif ; mais si demain matin à pareille heure elle est encore dans le même état, je réponds de sa vie. » A ce moment Claire part comme un éclair, renverse deux chaises et presque la table, saute au cou du médecin, l’embrasse, le baise mille fois en sanglotant et pleurant à chaudes larmes, et, toujours avec la même impétuosité, s’ôte du doigt une bague de prix, la met au sien malgré lui, et lui dit hors d’haleine : « Ah ! Monsieur, si vous nous la rendez, vous ne la sauverez pas seule ! »
Julie vit tout cela. Ce spectacle la déchira. Elle regarde son amie, et lui dit d’un ton tendre et douloureux : « Ah ! cruelle, que tu me fais regretter la vie ! veux-tu me faire mourir désespérée ? Faudra-t-il te préparer deux fois ? » Ce peu de mots fut un coup de foudre ; il amortit aussitôt les transports de joie ; mais il ne put étouffer tout à fait l’espoir renaissant.
En un instant la réponse du médecin fut sue par toute la maison. Ces bonnes gens crurent déjà leur maîtresse guérie. Ils résolurent tout d’une voix de faire au médecin, si elle en revenait, un présent en commun pour lequel, chacun donna trois mois de ses gages, et l’argent fut sur-le-champ consigné dans les mains de Fanchon, les uns prêtant aux autres ce qui leur manquait pour cela. Cet accord se fit avec tant d’empressement, que Julie entendait de son lit le bruit de leurs acclamations. Jugez de l’effet dans le cœur d’une femme qui se sent mourir ! Elle me fit signe, et me dit à l’oreille : « On m’a fait boire jusqu’à la lie la coupe amère et douce de la sensibilité. »
Quand il fut question de se retirer, Mme d’Orbe, qui partagea le lit de sa cousine comme les deux nuits précédentes, fit appeler sa femme de chambre pour relayer cette nuit la Fanchon ; mais celle-ci s’indigna de cette proposition, plus même, ce me sembla, qu’elle n’eût fait si son mari ne fût pas arrivé. Mme d’Orbe s’opiniâtra de son côté, et les deux femmes de chambres passèrent la nuit ensemble dans le cabinet ; je la passai dans la chambre voisine, et l’espoir avait tellement ranimé le zèle, que ni par ordre ni par menaces je ne pus envoyer coucher un seul domestique. Ainsi toute la maison resta sur pied cette nuit avec une telle impatience, qu’il y avait peu de ses habitants qui n’eussent donné beaucoup de leur vie pour être à neuf heures du matin.
J’entendis durant la nuit quelques allées et venues qui ne m’alarmèrent pas ; mais sur le matin que tout était tranquille, un bruit sourd frappa mon oreille. J’écoute, je crois distinguer des gémissements. J’accours, j’entre, j’ouvre le rideau... Saint-Preux !... cher Saint-Preux !... je vois les deux amies sans mouvement et se tenant embrassées, l’une évanouie et l’autre expirante. Je m’écrie, je veux retarder ou recueillir son dernier soupir, je me précipite. Elle n’était plus."
La mort de Julie par Pinot (graveur : Brugnot)
C’est un roman épistolaire en six parties. Le titre fait référence à l’histoire d’Héloïse et Abélard qui s’est réellement passée au XIIe siècle. Héloïse était l’élève d’Abélard, tout comme la Julie de Rousseau l’a été de Saint-Preux. Le titre complet est long : Julie ou la Nouvelle Héloïse. Lettres de deux amants, habitants d’une petite ville au pied des Alpes, recueillies et publiées par Jean-Jacques Rousseau. Cette œuvre fut publiée à Amsterdam en 1761. Dans les deux cas, le couple a eu une liaison interdite par la société : Héloïse par son oncle et Julie par son père. Julie a dû épouser M. de Wolmar mais Saint-Preux est devenu l’ami de la famille. Dans le passage qui nous intéresse (VI, lettre XI), Julie est à l’agonie car, après avoir sauvé son fils d’une noyade, elle a pris froid. M. de Wolmar relate à Saint-Preux les derniers moments de Julie. Nous verrons successivement le point de vue de M. de Wolmar, la peinture psychologique des personnages et la représentation de l’agonie et de la mort.
I) Un narrateur personnage plus observateur qu’acteur de la scène : M. de Wolmar
- Le « je » n’apparaît pas directement, il est implicite dans les pronoms personnels objet et toniques : « elle élevait un œil craintif … sur moi … elle me fit signe, et me dit à l’oreille ». Le rôle joué par M. de Wolmar est celui de témoin et de confident.
- On remarque l’utilisation des tournures impersonnelles pour le commentaire, ce qui équivaut encore à gommer les marques personnelles : « On eût dit toujours qu’elle allait parler … Il eût fallu être stupide pour ne pas concevoir tout cela ».
- On ne trouve trace d’aucune analyse ou mention d’émotions ou de sentiments personnels, seules les autres personnes sont observées.
- Enfin, il n’y a qu’une seule marque du destinataire : « Jugez de l’effet ». Encore que l’impératif utilisé puisse passer pour une convention. Pourquoi une telle discrétion ? Peut-être parce que M. de Wolmar est, vis-à-vis de Saint-Preux, dans une position délicate, il connaît les tendres liens qui existaient entre sa femme et ce dernier. Il joint d’ailleurs à sa lettre une missive de Julie destinée à Saint-Preux !
Le récit qui est fait ressemble à ce qu’on appelle « le récit historique » à la troisième personne, dans lequel le jugement personnel de l’auteur est soigneusement dissimulé. Cependant, la démarche même de M. de Wolmar est ambiguë, il ne veut pas se livrer mais il souhaite susciter des réactions chez son correspondant et pour cela il peint le comportement des autres témoins de la scène.
II) La peinture psychologique des personnages témoins
- On est frappé par l’importance du regard dans cet extrait : regard de l’observateur, celui de Claire, de Julie, de Fanchon, du médecin. Les yeux sont « craintifs » puis « pétillants d’impatience » chez Claire, ils brillent « d’un feu modéré par la langueur de la maladie » chez Julie, ils « examinent » chez le médecin, ils sont neutres chez Fanchon et M. de Wolmar. Le regard donne lieu d’abord à un échange muet puis à un spectacle douloureux pour Julie. Le non-dit est plus important que la parole car il évite l’artifice du langage mais si ce regard peut devenir communion des cœurs, il peut aussi, comme c’est le cas ici, faire souffrir.
- La gestuelle de cette scène est très importante et fait penser au théâtre et plus spécialement aux drames bourgeois à la manière de Diderot. L’outrance des gestes de Claire qui « part comme un éclair, renverse deux chaises et presque la table, saute au cou du médecin, l’embrasse » et l’empressement de la maisonnée à connaître et à espérer un bon diagnostic du médecin montrent les sentiments et émotions en représentation. Claire, la vive, s’oppose à Julie, la douce, selon l’objectif de Rousseau : « J’imaginais deux amies. Je fis l’une brune et l’autre blonde, l’une vive et l’autre douce ».
- Les rôles sociaux sont également significatifs et sont vus dans les qualités qu’ils confèrent : l’amie aimante et attentive, le médecin humain et compétent, la servante et les autres domestiques, dévoués et attentionnés, le mari digne et calme, confident raisonnable de sa femme. Rousseau croit à la générosité du peuple et pense que les rapports entre maîtres et valets doivent reposer sur l’estime mutuelle. Tous les sentiments sont réunis pour faire un touchant tableau de famille et inspirer la compassion au lecteur, mais Saint-Preux goûte-t-il la scène qui lui est peinte, lui qui n’a rien pu faire ou donner à Julie, du fait de son absence ? Ce dévouement général n’est-il pas pour lui un reproche implicite ?
- Enfin, il y a un aspect surprenant dans la psychologie de tous ces gens : ils semblent tous croire au pouvoir de l’argent ou des bijoux à pouvoir guérir Julie. Claire offre une bague au médecin et les domestiques de l’argent. Leur douleur leur donne des réflexes bien matérialistes. Est-ce volontaire de la part de Rousseau qui pense que l’argent a corrompu l’homme ? Mais se défaire de ses biens est aussi un acte chrétien.
Le comportement de tous ces personnages est bon, tout comme leur fond moral ; cette idéalisation psychologique est une des attitudes possibles devant la mort.
Claire voile Julie morte
Analyse de l’image :
Alors
qu’une foule s’est rassemblée devant la maison des Wolmar en croyant
que Julie n’était pas encore morte, Claire dépose sur le visage de son
amie, morte depuis trente-six heures, un voile brodé d’or et de perles
que Saint-Preux lui avait rapporté des Indes. Elle maudit quiconque
oserait le lever. Cette estampe insérée dans le corps du texte fait
suite à l’illustration pleine page qui illustrait la veillée funèbre.
III) La vision de l’agonie et de la mort
La mort est acceptée par Julie, observée par son mari et le médecin et redoutée par tous les autres.
- Le réalisme des termes médicaux, de l’examen clinique du médecin : « Du Bosson se lève, va tâter le pouls de la malade, et dit : « Il n’y a point là d’ivresse ni de fièvre ; le pouls est fort bon. » et l’apparente neutralité de l’époux tendent à banaliser la maladie, mais la force de l’inquiétude de Claire la dramatise au contraire.
- L’agonie est un spectacle quasi public ici car les témoins sont nombreux et la mourante ne peut s’exprimer librement, elle chuchote à l’oreille de son mari, non pas des propos tendres, mais une remarque fataliste : « On m’a fait boire jusqu’à la lie la coupe amère et douce de la sensibilité. ». Elle ne bénéficie pas, non plus, du calme et de l’apaisement auxquels elle aurait normalement droit. Ainsi la mort est-elle associée à la sensibilité qui imprègne toute la scène qui est une des caractéristiques de la psychologie de Julie et qui est source de souffrance morale.
- La mort, elle-même de Julie est totalement euphémisée : « Elle n’était plus » après l’ellipse de la nuit où les amies de Julie et ses domestiques la veillent tandis que le mari précise : « je la passai dans la chambre voisine ». L’affolement de M. de Wolmar est bien tardif, rendu par un présent de narration et une accumulation de verbes d’action et de déplacement : « J’accours, j’entre, j’ouvre le rideau... ». La seule marque de son émotion réside dans l’apostrophe à l’amant : « Saint-Preux !... cher Saint-Preux !... ». C’est dire l’impuissance du mari qui, même au moment de la mort de Julie, est en quelque sorte dépossédé d’elle par les autres !
La prédominance de l’affectivité associée à la vertu suggérée masque la passion qui pourtant affleure dans le texte, même si elle est jouée par des seconds rôles de substitution. Le pathétique est mimé par des personnages secondaires et le recul de l’héroïne lui prête un caractère illusoire. Cette fin idéalisée est peut-être édifiante, non pas à cause du recours à la religion qui n’est pas présente dans ce passage, mais du fait de la morale implicite : mourir dignement et la conscience tranquille est le fruit de la vertu. Pourtant ce récit fait par le mari à l’amant a un arrière goût un peu pervers et la dernière lettre de Julie jointe à celle du mari où elle lui avoue n’avoir cessé de l’aimer : « trop heureuse d’acheter au prix de ma vie le droit de t’aimer toujours sans crime » annule en quelque sorte, ou atténue considérablement, la portée moralisatrice de cette mort. Le thème de l’amour éternel et de l’union mystique est ainsi suggéré ; cependant, un lecteur moderne pourra préférer l’intimité tragique de la fin de Manon Lescaut et le côté exclusif et entier de des Grieux.
Rousseau par Quentin de La Tour (1764)
Montmorency, Musée Jean-Jacques Rousseau
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