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samedi 27 mars 2021

L’Ingénu, de Voltaire, chap 1, partie 2 L'amour à la huronne

 L’Ingénu, de Voltaire, chap 1, partie 2

2ème partie : l’amour à la huronne

 

"Mademoiselle de Saint-Yves était fort curieuse de savoir comment on faisait l’amour au pays des Hurons. En faisant de belles actions, répondit-il, pour plaire aux personnes qui vous ressemblent. Tous les convives applaudirent avec étonnement. Mademoiselle de Saint-Yves rougit et fut fort aise. Mademoiselle de Kerkabon rougit aussi, mais elle n’était pas si aise ; elle fut un peu piquée que la galanterie ne s’adressât pas à elle ; mais elle était si bonne personne, que son affection pour le Huron n’en fut point du tout altérée. Elle lui demanda, avec beaucoup de bonté, combien il avait eu de maîtresses en Huronie. Je n’en ai jamais eu qu’une, dit l’Ingénu; c’était mademoiselle Abacaba, la bonne amie de ma chère nourrice ; les joncs ne sont pas plus droits, l’hermine n’est pas plus blanche, les moutons sont moins doux, les aigles moins fiers, et les cerfs ne sont pas si légers que l’était Abacaba. Elle poursuivait un jour un lièvre dans notre voisinage, environ à cinquante lieues de notre habitation ; un Algonquin mal élevé, qui habitait cent lieues plus loin, vint lui prendre son lièvre; je le sus, j’y courus, je terrassai l’Algonquin d’un coup de massue, je l’amenai, aux pieds de ma maîtresse, pieds et poings liés. Les parents d’Abacaba voulurent le manger, mais je n’eus jamais de goût pour ces sortes de festins ; je lui rendis sa liberté, j’en fis un ami. Abacaba fut si touchée de mon procédé qu’elle me préféra à tous ses amants. Elle m’aimerait encore si elle n’avait pas été mangée par un ours : j’ai puni l’ours, j’ai porté longtemps sa peau ; mais cela ne m’a pas consolé.

Mademoiselle de Saint-Yves, à ce récit, sentait un plaisir secret d’apprendre que l’Ingénu n’avait eu qu’une maîtresse, et qu’Abacaba n’était plus ; mais elle ne démêlait pas la cause de son plaisir. Tout le monde fixait les yeux sur l’Ingénu ; on le louait beaucoup d’avoir empêché ses camarades de manger un Algonquin."

 

 

I) Version nature

 

            a) Un récit ironique

 

-   L’histoire racontée par le Huron est un véritable exercice de style. Il compare sa maîtresse à la nature (joncs, aigles …). La répétition de “ ne sont pas” crée un parallélisme de construction. “Je le sus, j’y courus, je terrassais” et une gradation qui peut être considérée comme un pastiche de la célèbre parataxe de César (“Je suis venu, j’ai vu, j’ai vaincu”) ou de Racine (“Je le vis, je rougis, je pâlis à sa vue”).

 

-   Le nom de la maîtresse de l’Ingénu, Abacaba, est proche de Abracadabra, ce qui prouve l’utilisation de l’humour. De plus, le fait qu’elle soit mangée par un ours est une parodie du drame grâce à cette fin qui fait sourire malgré sa cruauté.

 

-   Voltaire se moque du côté sauvage que l’ingénu laisse entrevoir : sa tribu a des rites cannibales, il porte la peau de l’ours comme un trophée de guerre et il ”terrassait l’Algonquin d’un coup de massue”.

 

- L’exagération des distances “environ cinquante lieues de notre habitation”, “cent lieues plus loin” renforce l’effet comique de ce récit.

 

            b) Valeurs d’un “huron sauvage”

 

-   Il prouve son amour par des actes guerriers (l’Algonquin puis l’ours pour défendre et venger sa maîtresse). Ainsi, c’est “en faisant de belles actions” qu’Abacaba le “préféra à tous ses amants”.

 

-   On assiste à une véritable parade du mâle : “Je l’amenai aux pieds de ma maîtresse, pieds et poings liés”. L’Algonquin devient ainsi un cadeau, une offrande à la femme qu’il aime.

 

-   Ses mœurs sont proches de celles des animaux. Il combat pour dominer ses adversaires, la notion de territoire est primordiale.

 

Le Verrou de Fragonard, 1778, musée du Louvre

 

II) Version culture

 

a)   Des femmes ridicules

 

-   Les pensées et les sentiments de Mlle de St Yves et de Mlle de Kerkabon encadrent le récit du Huron : “elle lui demanda avec beaucoup de bonté combien il avait eu de maitresses en Huronie” et “Mlle de St Yves, à ce récit, sentit un plaisir secret d’apprendre que l’Ingénu n’avait eu qu’une maîtresse”. Cela montre bien leur intérêt pour le personnage exotique du Huron, qu’elles convoitent.

 

-   L’apparente pruderie des deux femmes masque en réalité un vif intérêt pour l’amour et le libertinage. On parle de “plaisirs secrets” et de “maîtresses”, où la marque du pluriel montre l’ancrage du libertinage dans leurs mœurs.

 

-   On observe une caricature des vieilles filles avec leur dispute, leur combat secret pour obtenir les faveurs du Huron. Leur jalousie ressort : “elle fut un peu piquée que la galanterie ne s’adressât pas à elle”, “ Mlle de St Yves rougit et fut fort aise. Mlle de Kerkabon rougit aussi, mais elle n’était pas si aise”. Le parallélisme de construction est ainsi utilisé pour marquer l’ironie.

 

b)   Valeurs “civilisées”

 

-   Le Huron n’a eu qu’une seule maîtresse, preuve de sa fidélité, valeur quelque peu oubliée dans la société du XVIIIème siècle. Son amour est véritable puisqu’il fait une description très élogieuse d’Abacaba (registre épidictique)  et déclare en parlant de la mort de sa bien-aimée : “cela ne m’a pas consolé”.

 

-   La franchise des sentiments du Huron tranche avec la langue gazée (voilée, comme recouverte de gaze) du XVIIIème siècle. Il ne cache pas son amour, ne le fait pas sous-entendre.

 

-   L’Ingénu déclare ne pas aimer l’anthropophagie : “je n’eus jamais de goût pour ces sortes de festins”. Le Huron n’est pas cannibale, il apparaît comme civilisé et sociable aux yeux des Bas-Bretons.

 

- Il a des valeurs nobles, il respecte l’autre et sa liberté “je lui rendis sa liberté, j’en fis un ami”. Les notions de paix et sagesse semblent dominer chez ce prétendu sauvage. 

Voir la suite dans article suivant.

 

Mégane 1S1 (juin 2010)

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