L’Ingénu, de Voltaire
3ème partie : une leçon de tolérance
"L’impitoyable
bailli, qui ne pouvait réprimer sa fureur de questionner, poussa enfin
la curiosité jusqu’à s’informer de quelle religion était M. le Huron ;
s’il avait choisi la religion anglicane, ou la gallicane, ou la
huguenote ? « Je suis de ma religion, dit-il, comme vous de la vôtre. -
Hélas ! s’écria la Kerkabon, je vois bien que ces malheureux Anglais
n’ont pas seulement songé à le baptiser. - Eh ! mon Dieu, disait
mademoiselle de Saint-Yves, comment se peut-il que les Hurons ne soient
pas catholiques ? Est-ce que les révérends pères jésuites ne les ont pas
tous convertis ? » L’Ingénu l’assura que dans son pays on ne
convertissait personne ; que jamais un vrai Huron n’avait changé
d’opinion, et que même il n’y avait point dans sa langue de terme qui
signifiât inconstance. Ces derniers mots plurent extrêmement à
mademoiselle de Saint-Yves.
« Nous le baptiserons, nous le
baptiserons, disait la Kerkabon à M. le prieur; vous en aurez l’honneur,
mon cher frère ; je veux absolument être sa marraine : M. l’abbé de
Saint-Yves le présentera sur les fonts: ce sera une cérémonie bien
brillante ; il en sera parlé dans toute la Basse-Bretagne, et cela nous
fera un honneur infini. » Toute la compagnie seconda la maîtresse de la
maison ; tous les convives criaient : « Nous le baptiserons ! » L’Ingénu
répondit qu’en Angleterre on laissait vivre les gens à leur fantaisie.
Il témoigna que la proposition ne lui plaisait point du tout, et que la
loi des Hurons valait pour le moins la loi des Bas-Bretons ; enfin il
dit qu’il repartait le lendemain. On acheva de vider sa bouteille d’eau
des Barbades, et chacun s’alla coucher.
Quand on eut reconduit
l’Ingénu dans sa chambre, mademoiselle de Kerkabon et son amie
mademoiselle de Saint-Yves ne purent se tenir de regarder par le trou
d’une large serrure pour voir comment dormait un Huron. Elles virent
qu’il avait étendu la couverture du lit sur le plancher, et qu’il
reposait dans la plus belle attitude du monde."
I) Une société rétrograde et conservatrice
a) Les personnages
- Le bailli “impitoyable” est un officier de police agressif avec la “fureur de questionner”. C’est lui qui questionne sur la religion et non les deux abbés. Il joue le rôle de l’Inquisition. Il y a donc collusion (union malhonnête) entre clergé et justice.
- Les représentants du clergé, qui sont pourtant les principaux concernés par la question de la religion, ne prennent à aucun moment la parole. Ils ne semblent pas concernés, sont effacés, désintéressés et détournés de la religion et de leur vraie fonction.
- Les femmes ressemblent à des pantins fanatiques qui s’agitent avec la répétition de “Nous le baptiserons”. Leurs esprits sont bornés et mécaniques, ce qui conduit à un étonnement stupide : “comment se fait-il que les Hurons ne soient pas catholiques ?”. La désignation péjorative de “la Kerkabon” renforce encore le sentiment de ridicule. De plus, le baptême du Huron n’est vu par ces deux femmes que pour son aspect festif : les intérêts sont personnels et non religieux : “ce sera une cérémonie bien brillante, il en sera parlé dans toute la Basse-Bretagne et cela nous fera un honneur infini”. Mlle de St Yves et Mlle de Kerkabon recherchent donc uniquement la gloire, une renommée, une popularité. On peut également remarquer le fait que Mlle de Kerkabon, à défaut d’avoir une relation amoureuse avec le Huron, veut “absolument être sa marraine”, pour avoir un lien, une certaine forme de relation avec l’Ingénu.
b) Préjugés et critiques de la société
- Malgré l’apparente pruderie des femmes, on assiste à un épisode de voyeurisme de leur part : “ne purent se tenir de regarder par le trou d’une large serrure pour voir comment dormait un Huron”. Cela montre leur vraie nature : elles sont irrespectueuses et pleines de désirs charnels.
- L’ethnocentrisme religieux : “Est-ce que les RR.PP jésuites ne les ont pas tous convertis ?” est très présent. Les convives parlent de trois religions, “anglicane“, “gallicane” et “huguenote” mais ces religions sont toutes chrétiennes. Les convives nous prouvent leur fermeture d’esprit aux autres croyances. De plus, le fait que la religion protestante soit désignée comme huguenote est très péjoratif.
- La rage de convertir des convives se retrouve avec la reprise, comme un cri de guerre de “nous le baptiserons”. Les adjectifs “impitoyable” et “fureur” montrent l’agression des Bas-Bretons envers le Huron. Leur déception face au fait que le Huron ne soit pas converti se traduit par l’interjection “Hélas !” et une critique envers l’Angleterre, plus tolérante par l’adjectif péjoratif “malheureux”. Mlle de Kerkabon s’étonne même que les Anglais “n’ait pas seulement songé à le baptiser”. L’adverbe « seulement » prouve que les hôtes se croient supérieurs à tous les autres peuples. La détermination de Mlle de Kerkabon à faire baptiser le Huron se fait sentir par l’emploi du verbe “vouloir” et de l’adverbe “absolument”.
Baptême de Clovis d’après Saint Gilles (en 496)
II) La riposte huronne
a) Tentative d’argumentation
- Le Huron écoute et analyse le discours des autres convives pour mieux le réfuter, il parle le dernier et son discours est rapporté au discours indirect contrairement à celui des autres. Cela le distingue des autres, donne un aspect plus posé et travaillé avec la présence d’un raisonnement grâce à des connecteurs logiques : “et”, “enfin”.
- Il utilise plusieurs arguments : religieux et moral : “dans son pays, on ne convertissait personne”, psychologique : “jamais un vrai Huron n’avait changé d’opinion”, linguistique et éthique : “il n’y avait point dans sa langue de terme qui signifiait inconstance”. Ce sont des arguments de valeurs. Mais il utilise également une analogie avec l’Angleterre, plus libre, dont il fait l’éloge : “En Angleterre, on laissait vivre les gens à leur fantaisie”. On repère bien l’admiration des philosophes des Lumières pour la tolérante Albion !
- Son départ précipité dû à sa déception d’être dans un tel milieu : “il dit qu’il repartait le lendemain”, met fin à la discussion et lui donne un aspect conclusif. Il tente de faire réfléchir ses hôtes sur la question de la liberté religieuse et de la tolérance.
b) Les valeurs défendues
- La notion de “vouloir” des philosophes, le raisonnement par soi-même et le rejet des préjugés.
- La liberté de culte et d’opinion, marquées par un parallélisme : “Je suis de ma religion comme vous de la vôtre”.
- La tolérance religieuse et le relativisme des cultures.
Mégane 1S1 (juin 2010)
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