L’île des
esclaves (1725) de Marivaux, extrait de la scène 2
Le discours
de Trivelin
TRIVELIN. − Ne
m'interrompez point, mes enfants. Je pense donc que vous savez qui nous sommes.
Quand nos pères, irrités de la cruauté de leurs maîtres, quittèrent la Grèce et
vinrent s'établir ici dans le ressentiment des outrages qu'ils avaient reçus de
leurs patrons, la première loi qu’ils y firent fut d'ôter la vie à tous les
maîtres que le hasard ou le naufrage conduirait dans leur île, et conséquemment
de rendre la liberté à tous les esclaves ; la vengeance avait dicté cette loi ;
vingt ans après la raison l'abolit, et en dicta une plus douce. Nous
ne nous vengeons plus de vous, nous vous corrigeons ; ce n'est
plus votre vie que nous poursuivons, c'est la barbarie de vos cœurs que nous
voulons détruire ; nous vous jetons dans l'esclavage pour vous rendre sensible
aux maux qu'on y éprouve : nous vous humilions, afin que, nous trouvant
superbes, vous vous reprochiez de l'avoir été. Votre esclavage, ou plutôt votre
cours d'humanité dure trois ans, au bout desquels on vous renvoie si vos
maîtres sont contents de vos progrès ; et, si vous ne devenez pas meilleurs,
nous vous retenons par charité pour les nouveaux malheureux que vous iriez
faire encore ailleurs, et, par bonté pour vous, nous vous marions avec une de
nos concitoyennes. Ce sont nos lois à cet égard ; mettez à profit leur rigueur
salutaire, remerciez le sort qui vous conduit ici ; il vous remet en nos mains
durs, injustes et superbes. Vous voilà en mauvais état, nous entreprenons de
vous guérir; vous êtes moins nos esclaves que nos malades, et nous ne prenons
que trois ans pour vous rendre sains, c'est-à-dire humains, raisonnables et
généreux pour toute votre vie.
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L’île des esclaves (1725) est une comédie en prose de Marivaux, en un
acte comportant onze scènes. Quatre personnages échouent sur une île. Ce sont
deux couples de maîtres et valets : Euphrosine et sa servante Cléanthis,
d’une part, et Iphicrate et son valet Arlequin, d’autre part. Dans la scène 2,
la loi de l’île est présentée par Trivelin, le gouverneur, qui accueille les
naufragés. On verra en quoi son discours est une leçon de morale qui prépare
par étapes les maîtres à un programme de rééducation.
I) Un exorde
autoritaire
- L’impéro-négation
associée au verbe « interrompre » (« Ne m'interrompez point, mes
enfants ») a pour objectif d’imposer le silence et de demander l’attention
de l’auditoire.
- La
désignation paternaliste « mes enfants » adoucit le ton autoritaire
de l’ordre liminaire et induit une attente de soumission de la part des
auditeurs ainsi infantilisés.
- La
deuxième phrase correspond à une figure de rhétorique, la prétérition :
« Je pense donc que vous savez qui nous sommes ». La conjonction de
conséquence « donc » a une valeur phatique et la présentation des
habitants de l’île va suivre. Cette phrase est destinée à éveiller la curiosité
de l’auditoire qui craint de ne pas être informé et redouble d’attention.
II)
L’historique de l’île ou l’art d’inquiéter
- L’historique
se fait avec les temps du récit : le passé simple et le plus-que-parfait.
Ces temps révolus peuvent rassurer car les mœurs décrites ne sont plus en
usage.
- Cependant
le lexique des rapports entre maîtres et esclaves est largement utilisé et est
associé au vocabulaire de l’humiliation et de la vengeance (« maîtres,
patrons, cruauté, ressentiment, outrages, vengeance »). Les pères
fondateurs de l’île quittèrent la Grèce, lieu d’oppression, de leur propre
initiative et choisirent leur nouvelle résidence. La première loi de l’île fut
celle du talion extrême : les maîtres « que le hasard ou le naufrage
conduirait dans l’île » étaient exécutés et les esclaves libérés ;
les situations de pouvoir sont inversées. Un tel préambule ne peut qu’inquiéter
les maîtres naufragés qui écoutent ce récit.
III) Le
triomphe de la raison ou comment rassurer
- « La
raison » est sujet de phrase (« vingt ans après la raison l'abolit »),
c’est le ressort de l’action. « Raison » s’oppose à
« vengeance ». La nouvelle loi s’appuie sur la notion qui est si
chère aux philosophes du XVIIIe siècle.
- Le temps
de gestation est de vingt ans, c’est le temps d’une génération. Marivaux montre
que la sagesse ne s’acquiert pas instantanément et que les douleurs provoquées
par l’injustice des dominants mettent du temps à s’effacer.
IV) Le
programme de redressement
- Quantitativement,
ce passage est le plus long et il est central dans le discours, c’est dire son
importance.
- On note l’emploi
de « nous » qui insiste sur le caractère collectif de l’application
de la loi.
- Le champ
lexical de la leçon est largement utilisé : « nous vous corrigeons /
votre cours d’humanité / si vos maîtres sont mécontents de vos progrès ».
Il est associé au vocabulaire de l’esclavage. La leçon consiste à faire subir
aux maîtres la condition des esclaves.
- Les
structures binaires de certaines phrases mettent en évidence le changement
survenu avec l’application de la loi de raison : « nous ne nous
vengeons plus, nous vous corrigeons / ce n’est plus votre vie que nous
poursuivons, c’est la barbarie de vos cœurs que nous voulons détruire ».
- Les
objectifs sont clairement définis : « pour vous rendre sensibles aux
maux / afin que nous trouvant superbes, vous vous reprochiez de l’avoir été ».
L’expérience de l’humiliation doit amener une double réaction : la prise
de conscience et le repentir des anciens maîtres. Le lexique moral est dominant
dans ce passage.
- La
durée de trois ans est ensuite fixée sans aucune précision sur le contenu du
programme de redressement. Deux solutions sont envisagées à l’issue du stage :
le renvoi ou le maintien sur place avec mariage, selon que la leçon a porté ou
non. En conséquence et malicieusement, le mariage est une punition ; pour
justifier ce drôle de châtiment deux raisons sont données : « nous
vous retenons par charité pour les malheureux que vous iriez faire
encore ailleurs, et par bonté pour vous, nous vous marions avec une de
nos concitoyennes ». Trivelin ne semble pas prévoir que les concitoyennes
puissent s’en trouver malheureuses ! Peut-être est-ce aussi une solution
nataliste, à moins que le mariage ne soit dans son esprit une autre forme d’esclavage…
V) La
péroraison ou l’hymne à la guérison
- Des
impératifs d’encouragement : « mettez à profit / remerciez le sort »
marquent la conviction et l’enthousiasme de Trivelin.
- Des
oppositions entre deux séries de trois adjectifs : « durs, injustes et superbes »
et « humains, raisonnables et généreux » donnent de l’emphase à la
fin du discours et constituent l’apothéose de cette pédagogie du retournement
de statut.
- La
métaphore filée du traitement médical qui prend le relais du vocabulaire de la
leçon : « vous voilà en mauvais état, nous entreprenons de vous
guérir / vous êtes moins nos esclaves que nos malades » assimile le
programme éducatif à une cure de désintoxication.
- Enfin, on
peut remarquer que jamais Dieu n’est évoqué. Au début du discours, il est fait
allusion au « sort » qui semble conduire le destin des hommes. La
raison, elle, étant le garant de la bonne conduite sociale. Il s’agit donc d’une
rééducation morale, intellectuelle et sociale et non d’un endoctrinement
religieux.
Le programme
de l’île est-il une utopie ? Oui, dans le sens où l’accès à ce lieu est
difficile, où la microsociété vit en autarcie, isolée des autres contrées. Non,
du fait que rien n’est dit sur son organisation politique, économique ou
religieuse. On sait que c’est une république avec des cantons et c’est tout. Ce
que suggère Marivaux c’est que le hasard qui nous fait naître maître ou valet
peut aussi retourner cette situation. Cet échange des rôles qui est
caractéristique de son théâtre peut être ressenti comme un avertissement aux
privilégiés. Cependant Marivaux n’est pas subversif jusqu’au bout puisque tout
rentrera dans l’ordre préétabli grâce à la magnanimité des valets. Les maîtres
retrouveront leur statut sans même devoir suivre le cours d’humanité de trois
ans puisqu’ils bénéficieront d’une remise de peine pour bonne conduite. Marivaux
vise dans cette courte comédie non pas l’esclavage des Noirs comme le feront
Montesquieu ou Voltaire mais l’inégalité sociale de l’Ancien Régime.
Beaumarchais, en 1784 ira plus loin dans l’audace et la contestation avec le
personnage de Figaro. Et la Révolution de 1789 abolira les privilèges et fera
triompher le principe d’égalité.
L'île des esclaves par la Compagnie Altaïr en 2008, ici Arlequin et Iphicrate.
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Voici une
variante pour expliquer cette scène : le plan thématique
I) Un
discours péremptoire
- Une
structure nette avec exorde, narration, exposition de la thèse et péroraison.
- Des
tournures d’insistance et des circonstancielles de but pour faire entrer la
leçon.
- Un ton
paternaliste et des impératifs pour dire la loi.
- Le recours
aux images frappant l’imagination : l’école et la maladie.
II) Une
méthode pour corriger
- Opposition
entre un passé de vengeance et un présent de raison.
- La
pédagogie de l’expérience avec un vocabulaire moral.
- Une durée
et des conditions de sortie du stage de rééducation.
III) Une
utopie ?
- Le choix
du vocabulaire moral et médical laisse présager une grand confiance dans les
notions de vertu, raison et cœur.
- Le lieu
choisi est caractéristique des utopies. L’époque reculée participe du même
objectif.
- La notion
de progrès et l’enthousiasme final de Trivelin montrent l’aspect chimérique du
projet. Les bons sentiments restent trop présents.
Céline Roumégoux (octobre 2016)