ACTE I SCÈNE 8
SCÈNE VIII
Caligula
s'assied près de Caesonia.
CALIGULA
Écoute
bien. Premier temps : tous les patriciens, toutes les personnes de
l'Empire qui disposent de quelque fortune - petite ou grande, c'est exactement
la même chose - doivent obligatoirement déshériter leurs enfants et tester sur
l'heure en faveur de l'État.
L'INTENDANT
Mais,
César...
CALIGULA
Je
ne t'ai pas encore donné la parole. À raison de nos besoins, nous ferons mourir
ces personnages dans l'ordre d'une liste établie arbitrairement. A l'occasion,
nous pourrons modifier cet ordre, toujours arbitrairement. Et nous hériterons.
CAESONIA, se dégageant.
Qu'est-ce
qui te prend ?
CALIGULA, imperturbable.
L'ordre
des exécutions n'a, en effet, aucune importance. Ou plutôt ces exécutions ont
une importance égale, ce qui entraîne qu'elles n'en ont point. D'ailleurs, ils
sont aussi coupables les uns que les autres. Notez d'ailleurs qu'il n'est pas
plus immoral de voler directement les citoyens que de glisser des taxes indirectes
dans le prix de denrées dont ils ne peuvent se passer. Gouverner, c'est voler,
tout le monde sait ça. Mais il y a la manière. Pour moi, je volerai
franchement. Ça vous changera des gagne-petit. (Rudement, à l'intendant.) Tu
exécuteras ces ordres sans délai. Les testaments seront signés dans la soirée
par tous les habitants de Rome, dans un mois au plus tard par tous les
provinciaux. Envoie des courriers.
L'INTENDANT
César,
tu ne te rends pas compte...
CALIGULA
Écoute-moi bien, imbécile. Si le
Trésor a de l'importance, alors la vie humaine n'en a pas. Cela est clair. Tous
ceux qui pensent comme toi doivent admettre ce raisonnement et compter leur vie
pour rien puisqu'ils tiennent l'argent pour tout. Au demeurant, moi, j'ai
décidé d'être logique et puisque j'ai le pouvoir, vous allez voir ce que la logique
va vous coûter. J'exterminerai les contradicteurs et les contradictions. S'il
le faut, je commencerai par toi.
Commentaire
Albert CAMUS (1913-1960) est un philosophe,
romancier, nouvelliste, et dramaturge français du XXème siècle. La
plupart de ses œuvres développent un humanisme fondé sur la prise de conscience
de l’absurdité de la vie humaine. Il qualifiera sa première réflexion à ce
sujet de « cycle de l’absurde »,
dans lequel quatre œuvres figurent, dont une pièce de théâtre intitulée Caligula (1945). Dans cette pièce, Camus
met en scène un jeune empereur du même nom que l’œuvre, se transformant après
la mort de sa sœur en un homme « obsédé
d’impossible, [et] emprisonné de
mépris et d’horreur », ce personnage étant inspiré du célèbre empereur
romain Caligula (37 à 41). Dans la scène 8 de l’acte I de cette œuvre, on
assiste au dialogue entre Caesonia (maîtresse de Caligula), un intendant, et
Caligula lui-même, au sujet des mesures que ce dernier compte mettre en place.
On verra en quoi ce dialogue relève de la naissance d’un tyran. D’abord, on
observera la théorie de Caligula au sujet du pouvoir et de la tyrannie, puis
nous analyserons les principes et les conséquences négatives de cette tyrannie.
Albert Camus
Tout
le raisonnement de Caligula repose sur la logique, il le dit lui-même,
« [il] [a] décidé d’être
logique » (l.26). Son discours est extrêmement bien construit :
connecteurs logiques, connecteurs temporels, conjonctions de coordination
(« premier temps »
(l.2) ; « A raison
de » (l.7) ; « en
effet » (l.12) ; « mais »
(l.17), tous les moyens sont utilisés pour rendre son propos indiscutable, les
didascalies étant également là pour renforcer cet effet, puisqu’elles nous
disent qu'il est « imperturbable »
(l.12), ce qui nous laisse penser que Caligula est sûr de lui. Son plan est
donc très facile à suivre : premièrement « tous les patriciens […] [devront] obligatoirement déshériter leurs enfants », puis ils seront
tués « dans l’ordre d’une liste établie »,
et ce « en faveur de l’Etat ».
Aucune place n’est laissée à l’implicite, puisque « gouverner c’est voler » autant qu'il le fasse « franchement » et qu’il
« vol[e] directement les citoyens » plutôt que de le faire de manière
indirecte. Il utilise donc une logique implacable à partir d’un postulat (« gouverner c’est voler ») pour
justifier la spoliation directe des biens par un raisonnement par analogie (« il n'est pas plus immoral de voler
directement les citoyens que de glisser des taxes indirectes »).
Mais
derrière ce discours si implacable et si autoritaire se cachent de réelles
absurdités. En effet, dans son discours, Caligula se contredit lui-même à
plusieurs reprises. Il dit tout d’abord que les patriciens seront tués « dans l’ordre d’une liste
établie » pour ensuite enchaîner sur « l’ordre des exécutions n’a en effet, aucune importance »,
pour ensuite dire que « ces
exécutions ont une importance égale » et que de ce fait « elles n’en ont point ». Ces
équivalences fondées sur un pseudo syllogisme aboutissent à des absurdités logiques et à une
confusion dans l’échelle des valeurs, ce qui décrédibilise son raisonnement. Mais
Caligula n’en a que faire, puisqu'il est l’empereur, et que quelle que soit la
chose qu'il veut faire, il pourra toujours la faire : il a tous les pouvoirs.
Ce
discours s’apparente donc parfaitement à celui d’un tyran, les excès et la
violence n’étant pas oubliés.
En
effet, le fait que « gouverner,
c’est voler » n’implique pas forcément le fait que la politique tenue
soit monstrueuse ou violente. C’est Caligula qui veut que les choses soient
ainsi en tant que tyran. Cette violence se voit notamment dans son
autoritarisme : les riches « doivent
obligatoirement déshériter ». Il fait les choses dans la
précipitation, il faut que tout soit fait « sur
l’heure », ou « dans un mois
au plus tard ». Son raisonnement est basé sur l’extrémisme : il « exterminer[a] les contradicteurs et contradictions », volera, « fer[a] mourir » des gens. C’est Caligula lui-même qui rend cette
politique monstrueuse, et avoue lui-même agir de manière arbitraire puisqu’à
deux reprises il utilise le mot « arbitrairement ».
Il est donc pleinement conscient que ce qu’il fait n’a pas de réelle
justification, et est plus dans l’ordre du « caprice » d’un maître,
qui n’agit pas du tout dans l’intérêt public, mais « en faveur de l’Etat » (donc dans son propre intérêt). Mais
c’est moins la question de l’argent qui l’intéresse que le fait d’exercer sa
volonté, sa liberté pour changer le monde à sa façon.
Cette
négation de l’intérêt public le conduit donc au mépris de l’autre, au mépris
des humains, et donc au mépris de la vie elle-même. Cela est parfaitement
caractérisé lorsqu'il dit « si le
Trésor a de l’importance, alors la vie humaine n’en a pas », puisqu'il place l’argent au-dessus de tout, y compris au-dessus de la vie de ses sujets.
Cela se traduit également au travers de la relation qu'il entretient avec son
intendant, qu'il méprise totalement. Il le désigne en effet de manière très
péjorative : « imbécile »,
il lui donne des ordres : « écoute
bien » (l.2) ; « envoie ».
Caligula va même jusqu'à lui dire que « [il] ne [lui a] pas encore donné la
parole », alors même qu'il ne le laisse pas s’exprimer (« tous ceux qui pensent comme
toi »), et même le menace, en lui disant que « s’il le faut, [il]
commencer[a] par [l’exterminer] lui ». L’usage de la terreur et le
mépris des valeurs sont les caractéristiques des tyrans. Cela relève tout
autant de la perversité que du nihilisme complet allant jusqu'aux tendances
suicidaires.
Ce discours symbolise donc
parfaitement la naissance du tyran Caligula, s’agissant des paroles avant les
actes. Tous les aspects de la tyrannie y sont : absurdité, arbitraire,
mépris des autres, intérêt personnel et violence. Ce personnage, ne pouvant
aller contre le cours des choses : « Ce
monde, tel qu'il est fait, n'est pas supportable. J'ai donc besoin de la lune,
ou du bonheur, ou de l'immortalité, de quelque chose qui soit dément peut-être,
mais qui ne soit pas de ce monde», décide de bouleverser l’ordre de son
empire au risque de le détruire et de se détruire lui-même avec. L’exercice de
sa liberté absolue vient « d’un
besoin d'impossible ». Mais à quoi sert la liberté quand elle abolit
celle des autres ? A quoi sert la fortune quand on a fait le vide autour
de soi ? La responsabilité et la liberté d’un homme n’ont de sens qu'avec la notion de solidarité. Sinon l’homme devient fou ou s’anéantit. Telle est la
leçon de l’Existentialisme que Camus partage avec Sartre. En
mettant en scène ce personnage sanguinaire et tyrannique, il fait aussi
clairement une comparaison de Caligula avec Hitler. On retrouve également ce
genre de personnage dans Ubu roi d’Alfred JARRY, mais sur le mode grotesque.