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mardi 15 janvier 2013

Guillevic, Douceur in Terre à bonheur

Douceur in Terre à bonheur (1952) de Eugène Guillevic

Eugène Guillevic

Douceur

Je dis : douceur.
Je dis : douceur des mots


Quand tu rentres le soir du travail harassant
Et que des mots t'accueillent

Qui te donnent du temps.

Car on tue dans le monde
Et tout massacre nous vieillit.

Je dis : douceur,
Pensant aussi
À des feuilles en voie de sortir du bourgeon,
À des cieux, à de l'eau dans les journées d'été,
À des poignées de main.

Je dis : douceur, pensant aux heures d'amitié,
À des moments qui disent
Le temps de la douceur venant pour tout de bon,

Cet air tout neuf,
Qui pour durer s'installera.


Guillevic ("Terre à bonheur" - éditions Seghers, 1952, puis dans la collection Poésie d’abord, 2004) 


Guillevic est un poète breton du XXe siècle (1907-1997) qui entretient avec les mots comme avec le monde un contact simple, direct et chaleureux. Dans le poème Douceur extrait de Terre à bonheur (1952), il célèbre le pouvoir d’un mot pour transformer le monde. On verra en quoi le poème est incantation pour atteindre le bonheur. Après avoir observé le pouvoir créateur et pacificateur des mots, on analysera l’importance du temps et de la nature dans cette quête du bonheur.

I) Quand dire crée et transforme

A) le pouvoir créateur et transformateur du mot

- Quatre vers de ce poème de 18 vers commencent par : « Je dis : douceur ». Ces anaphores, qui reprennent le titre du poème, s’apparentent à des litanies à visée incantatoire. Le mot « douceur » ainsi répété et augmenté de compléments comme « douceur des mots » ou « Le temps de la douceur » et associé au verbe de parole « Je dis » est ainsi prononcé comme un mot magique susceptible de changer le monde.
- Le rythme du poème est lui aussi significatif : les quatre premiers vers augmentent progressivement selon un rythme : 2 / 2+2 / 2+2+2 / 6+6. Du premier vers dissyllabique au quatrième en alexandrin en passant par le quadrisyllabe et l’hexasyllabe, la voix du poète prend de l’ampleur comme si le mot formulé se développait, prenait corps, espace et donc existence.
- Ce pouvoir transformateur du mot est visible quand le poète évoque la violence du réel : « travail harassant » ou « on tue dans le monde / et tout massacre nous vieillit » et qu’il la guérit par des paroles : « des mots t’accueillent qui te donnent du temps » et « Je dis douceur ».

B) Le thème de la jouvence, de la vie et de l’amitié

- Dans les quatrième et sixième strophes, le mot douceur est associé au renouveau de la nature : « des feuilles en voie de sortir du bourgeon » ou « cet air tout neuf » ainsi qu’à des éléments naturels : « des cieux, de l’eau ». Le mot a le pouvoir de rajeunir le monde.
- L’éclosion de la vie se fait sentir dans les allitérations en sifflantes : « pensant aussi à des feuilles en voie de sortir » qui miment le souffle créateur et régénérateur de la voix.
- Le mot « douceur » crée aussi du lien affectif : « heures d’amitié » ou « poignées de main » apaise la peine et conserve la jeunesse car : « tout massacre nous vieillit ».
Ce poème aux strophes et aux vers irréguliers trouve son unité par la magie d’un mot qui transforme le monde comme le mot Liberté dans le célèbre poème d’Eluard. Le thème du temps est au cœur de ce processus.


II) Le temps du bonheur

A) Le temps donné

- Le lexique du temps associé à la douceur est bien présent dans le poème : « des mots […] qui te donnent du temps » ou « des heures d’amitié » ou « A des moments qui disent / le temps de la douceur ». Le mot a le pouvoir de changer l’écoulement du temps pour prolonger les moments de bonheur.
- Le dernier vers du poème utilise un verbe au futur simple (« s’installera ») en association avec le verbe « durer » : « Cet air tout neuf / Qui pour durer s’installera ». Cette perspective optimiste ressemble à une forme de prophétie d’un âge d’or à venir.
- Le thème de la vieillesse est associé au négatif : « Et tout massacre nous vieillit » alors que la douceur va de pair avec le thème du renouveau, de la jeunesse : « Cet air tout neuf ».

B) Le bonheur retrouvé dans la plénitude de la nature

- Dans la communion avec le végétal : « feuilles, bourgeon ».
- Dans l’évocation des saisons de renouveau et de plénitude comme le printemps qui fait éclater le bourgeon ou « les journées d’été ».
- Dans le choix des éléments doux comme l’air et l’eau : « A des cieux, à de l’eau » : ou à « Cet air tout neuf ».
Ce poème est incantation car le mot douceur fait fonction de parole magique pour créer un effet de transformation du monde. Les thèmes de renouveau, de l’amitié et de la nature s’en trouvent reliés et accordés avec le temps du bonheur. Avec des mots simples, sans effet lyrique, le poète fait confiance à l’humanité et à la nature pour atteindre un état de plénitude et d’harmonie. Victor Hugo dans Ce que dit le Bouche d’ombre à la fin des Contemplations donnait un souffle fantastique à sa vision panthéiste du monde, tandis que Baudelaire dans L’Invitation au voyage dans Les petits poèmes en prose, présentait un rêve composite d’un monde imaginé. Victor Segalen dans Conseils au bon voyageur se rapproche plus de Guillevic par l’évocation d’un monde plus concret et plus familier.
Voir ICI la question transversale contenant ce poème
Céline Roumégoux