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mardi 15 janvier 2013

Molière, Tartuffe, scène d'exposition


Commentaire de Tartuffe (1669) de Molière, acte I scène 1
Premier mouvement (vers 1 à 84) :

une présentation familiale orageuse

et un sujet de division : Tartuffe

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La Compagnie du Saint Sacrement, qui avait le soutien de la reine mère Anne d’Autriche et du Parlement, a été dissoute officiellement par Louis XIV en 1666, après le décès de sa mère. Molière, qui avait joué devant le roi un premier état de sa pièce en 1664, avait été aussitôt censuré et interdit par la pression de la cabale des dévots, animée par cette fameuse compagnie. Aussi, put-il enfin jouer la version définitive de Le Tartuffe ou L’Imposteur en 1669, après trois placets adressés au roi. Dans cette comédie de mœurs et de caractère, le personnage éponyme, figure du faux dévot, parasite, captateur d’héritage, libertin avéré et directeur de conscience sectaire, n’apparaît qu’au troisième acte de cette pièce en vers, qui en compte cinq. Dans la scène d’exposition, presque tous les personnages sont présents, à l’exception notable d’Orgon, le chef de famille entiché de Tartuffe, et de Tartuffe lui-même. Il sera intéressant de découvrir comment le problème de la présence et de l’influence de Tartuffe, infiltré et impatronisé dans cette famille, va être soulevé et lancer le conflit. D’abord, la colère d’une partisane de l’intrus, madame Pernelle, mère d’Orgon, ouvre les hostilités et permet habilement de faire les présentations. Face à elle, la coalition des opposants de Tartuffe se met en place.

I) Une exposition orageuse in media res qui ouvre le conflit par une fausse sortie

A) Une vieille dame indignée qui donne le ton de la comédie de caractère

- Dès la première réplique, madame Pernelle se détache violemment du groupe familial présent sur scène et rudoie sa servante, en faux aparté : « Allons, Flipote, allons ; que d'eux je me délivre. » Le « eux » dédaigneux englobe les présents, les fustige et les provoque.
- Cette volonté de sortir, dès l’entrée en scène, sous le prétexte de l’opprobre, est retardée par la sollicitude d’Elmire, qui retient sa belle-mère en la questionnant : « Mais, ma mère, d'où vient que vous sortez si vite ? »
- Dès lors, la réaction de madame Pernelle va révéler son caractère, ses opinions et même ses origines sociales. Elle est autoritaire et colérique, ce que traduit la défense qu’elle oppose à Elmire : « ne venez pas plus loin ». Elle se pose comme représentante bafouée de l’ordre moral : « Oui, je sors de chez vous fort mal édifiée; Dans toutes mes leçons, j'y suis contrariée ; On n'y respecte rien; ». Enfin, les images populaires qu’elle emploie révèle sa condition bourgeoise : « Et c'est, tout justement, la cour du roi Pétaut ».
L’intervention de la servante Dorine, interrompue aussitôt, exacerbe la colère de la vieille dame qui va laisser éclater ses reproches. Le spectateur découvrira progressivement, en même temps que les relations qu’entretiennent les personnages entre eux, les raisons du conflit.

B) Des blâmes individuels successifs en guise de présentation générale

- Après Dorine, la servante, traitée « d’impertinente » et rappelée à sa condition de « fille suivante », les quatre personnages qui vont tenter d’intervenir seront vite réprimandés.
- Ainsi Damis « sot en trois lettres » est aussi considérée par sa grand-mère comme « un méchant garnement » qui sera source de tourment pour son père.
- Sa sœur Marianne, tout « doucette » et « discrète » mènerait « sous chape » une vilaine vie.
- Elmire est accusée d’être dépensière, coquette et de donner le mauvais exemple.
- Quant à Cléante, son frère, il est indésirable car il prêcherait de mauvaises « maximes » à cette petite société et l’entraînerait ainsi dans la mauvaise voie.
Les reproches adressés à la famille sont donc relatifs à la conduite en société et font allusion au libertinage de mœurs alors en vigueur (surtout à la cour !) qui corromprait la maisonnée. On sent bien là l’influence dans la réprobation des « messieurs de la Compagnie du Saint Sacrement » qui s’étaient institués gardiens et défenseurs de la vertu et de la piété jusqu’au sein des familles au point de les diriger et contrôler. Molière met habilement dans la bouche d’une vieille femme aigrie des propos désagréables, et plutôt vagues, visant la conduite de la jeunesse, et qui pourraient semer la zizanie au sein du groupe. On voit bien l’allusion du dramaturge au contrôle quasi policier exercé par le parti dévot qui s’en était pris aux mœurs mêmes du jeune roi Louis XIV ! L'austérité morale est ici incarnée par une vieille femme belliqueuse, très peu indulgente et encore moins aimante à l'égard de ses petits enfants !

Duel verbal entre Dorine et madame Pernelle, mise en scène de Jacques Charon 1975

II) La riposte et la coalition s’organisent face à Madame Pernelle qui défend Tartuffe

A) La mise en cause de Tartuffe met le feu aux poudres

- Damis ouvre la riposte par une allusion dans une phrase inachevée : « Votre Monsieur Tartuffe est bien heureux sans doute … ».
- Il poursuit son attaque ouvertement cette fois et sa colère éclate dans l’interjection « Quoi ! » et dans une question oratoire où Tartuffe est traité de « cagot de critique », c’est-à dire de bigot hypocrite. Les termes pour le désigner sont donc injurieux et méprisants. « Ce beau Monsieur-là » est ironique car Tartuffe est ensuite traité de « pied plat », c’est-à dire de paysan chaussé de chaussures plates, contrairement aux personnes de qualité au XVIIe siècle. Il est clairement qualifié d’usurpateur et de tyran : « Vienne usurper céans un pouvoir tyrannique ». Mais surtout Damis, en employant un futur prophétique, « Il faudra que j’en vienne à quelque grand éclat », annonce qu’un drame familial se profile.
- Cependant s’engage un duel oratoire entre Dorine et Madame Pernelle. La servante au franc parler « un peu trop forte en gueule », selon les termes de Madame Pernelle, déjà s’était immiscée dans la polémique entre Damis et Madame Pernelle pour joindre ses critiques contre Tartuffe à celles du fils de la maison : « Car il contrôle tout, ce critique zélé ». Elle occupe désormais le terrain pendant les quatre répliques suivantes et fait l’historique de l’entrée de Tartuffe dans la famille : « Un gueux qui, quand il vint, n’avait pas de souliers Et dont l’habit entier valait bien six deniers » et s’indigne « qu’un inconnu céans s’impatronise » et fasse « le maître ». Mais surtout, elle voit clair dans les intentions cachées de Tartuffe qui voudrait empêcher tout divertissement et vie sociale à la maisonnée : « Je crois que de Madame il est, ma foi, jaloux ». Il faut entendre par le terme « jaloux », le sens de la convoitise amoureuse ou plutôt sexuelle, pour être net, à l’égard d’Elmire, ce que la suite de la pièce confirmera. Tartuffe veut donc isoler la famille pour mieux la contrôler et même pour séduire la maîtresse de maison !
Il est significatif que ce soit Damis qui ouvre le conflit car vu l’aveuglement de son père Orgon et de sa grand-mère, Madame Pernelle, la nouvelle génération a plus de discernement. Molière fait une fine allusion à Louis XIV qui, délivré de la tutelle pesante de sa mère, peut enfin agir contre ces messieurs de la Compagnie si prompts à le critiquer et le contrôler dans sa vie privée et publique ! Que la servante, c’est-à-dire la voix du peuple, s’en mêle et de façon vigoureuse, ne peut que déclencher l’adhésion populaire et ainsi Molière met tout le monde de son côté contre le prétendu représentant de l’ordre moral et religieux, en fait un homme pétri de désirs inavoués et inavouables.

B) La défense de Tartuffe par Madame Pernelle

- Madame Pernelle commence par faire l’éloge de Tartuffe : « C’est un homme de bien qu’il faut que l’on écoute ». La tournure présentative et emphatique (« C’est ») est catégorique et péremptoire, ne souffrant aucune remise en cause.
- Elle justifie ensuite, selon la même modalité, la direction de conscience de Tartuffe par son but spirituel : « C’est au chemin du Ciel qu’il prétend vous conduire ». Mais, surtout, elle fait pression en citant Orgon, le maître de maison, qui aime Tartuffe et qui devrait inciter la famille à en faire autant : « Et mon fils à l’aimer vous devrait tous induire ». Elle glisse imperceptiblement du respect (« homme de bien ») à l’affection qui serait, selon elle, due à Tartuffe (« l’aimer ») !
- Finalement, Madame Pernelle, perd progressivement pied et se contente d’une exclamation plutôt courte (4 syllabes) et populaire (« Voyez la langue ») avant d’appliquer le vieux principe de la défense par l’attaque : « Vous ne lui voulez mal et ne le rebutez Qu’à cause qu’il vous dit à tous vos vérités ». Néanmoins, la dernière insinuation de Dorine concernant la concupiscence de Tartuffe à l’égard d’Elmire va refaire partir de plus belle la querelle sur un autre terrain (« Je crois que de Madame il est, ma foi, jaloux »).


Il s’agit bien d’une exposition originale et mouvementée où les personnages dévoilent déjà leurs caractères et leurs conflits : la vieille femme aigrie, fanatique de Dieu et surtout de Tartuffe, les jeunes femmes douces et effacées, les jeunes hommes en révolte et la servante, fine mouche et ayant compris avant tout le monde, avec son bon sens populaire, la vraie nature et les vraies motivations de cet intrus de Tartuffe qui envoûte la vieille génération ! Des rapports de force inégaux se mettent en place à cinq contre une. Déjà le spectateur se doute qu’il va assister à la défaite du clan des dévots ! Ce qui l’intéresse alors c’est de savoir comment ! Molière a réussi à poser la question du conflit de famille et de l’imposture religieuse dans une querelle dynamique.


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