Sujet : Le théâtre expose souvent des couples improbables.
Vous montrerez en quoi, comment et pourquoi.
Le
théâtre est un art vivant qui repose sur les relations humaines, donc
toujours avec des associations de personnes « parlantes », et plus
particulièrement des couples. Le plus souvent, ces couples sont hors du
commun, et en deviennent même improbables. Nous verrons donc pourquoi le
théâtre expose souvent des couples improbables. D’abord, nous pourrons
nous demander ce qu’est un couple improbable au théâtre, et enfin nous
analyserons sa fonction.
Nous
présenterons d’abord les couples qui sont souvent exposés au théâtre,
puis nous verrons en quoi ils sont improbables. On trouve logiquement au
théâtre, des couples d’amitié entre plusieurs personnages. Dans Le Jeu de l’amour et du hasard,
pièce de théâtre écrite, et publiée par Marivaux en 1730, l’auteur met
en scène deux jeunes nobles, Silvia et Dorante, destinés à être mariés.
On retrouve dans cette pièce deux amitiés entre les maîtres et leurs
valets : Silvia et Lisette, Dorante et Arlequin. Mais aussi un
« couple » de complices, M. Orgon et son fils Mario, qui mènent le jeu.
Ainsi, l’amitié qui lie le maître et son valet permettra aux deux
prétendants de se découvrir par le biais de valets entremetteurs.
Ensuite, on retrouve des couples amoureux, « standards », entre un homme et une femme. Notamment dans Roméo et Juliette,
de William Shakespeare publié en 1597, où deux jeunes Italiens, Roméo
et Juliette, s’aiment éperdument bien que leurs familles soient rivales
et désapprouvent leur union. Cette pièce tragique montre l’incroyable
passion qui lie ces deux personnages, qui se suicideront tous deux en
pensant l’autre mort. Bien qu’un tel amour, aussi indéfectible soit rare
à cette époque, cette pièce expose bel et bien un couple, né d’un amour
impossible.
Enfin,
au théâtre, on nous expose aussi des couples amoureux qui relèvent de
l’inceste. C’est le cas de l’amour de Phèdre pour Hippolyte dans Phèdre
de Racine en 1677, bien que Phèdre ne soit que la belle mère du jeune
Hippolyte, fils de Thésée, et non sa mère. Par ailleurs, on peut aussi
trouver des personnages stéréotypés qui forment de nombreux couples avec
une multitude de personnages. C’est le cas dans Dom Juan ou le Festin de pierre de
Molière publié en 1665, où Dom Juan séduit toutes les femmes qu’il
rencontre et les abandonne ensuite. Il forme ainsi de nombreux couples
d’amour éphémère avec ces femmes, jusqu’à sa « descente aux enfers » à
la fin de la pièce.
Le théâtre expose donc de nombreux couples, mais en quoi certains sont-ils improbables ?
Tout
d’abord, on peut s’intéresser à l’amitié très contestée du maître et de
son valet. Si l’amitié entre le comte Almaviva et son valet Figaro dans
Le Barbier de Séville
de Beaumarchais, écrit en 1775, est improbable, c’est bien parce
qu’elle déroge aux règles de l’étiquette de la noblesse du XVIIIe
siècle. Les valets sont des sous-fifres, des serviteurs, et ne peuvent
en aucun cas être liés de quelque manière avec leurs maîtres. C’est
d’ailleurs une des raisons pour laquelle la noblesse n’apprécie guère ce
genre de pièces, où elle perd un peu de sa superbe.
Plus
improbable encore, l’amour entre le maître et son valet. Cette idée est
tout simplement inconcevable pour l’aristocratie, car cet amour entre
différentes classes sociales blesse la bienséance du XVIIIe siècle et de
la société de l’Ancien Régime. C’est tout l’enjeu du Jeu de l’amour et du hasard,
car dans cette pièce les personnages nobles se croient épris d’un
valet. En effet, Dorante et Silvia vont échanger leurs rôles avec leurs
valets, dans le but d’en savoir plus sur leur prétendant. Bien qu’à la
fin les valets restent entre eux, ainsi que les maîtres, Marivaux a
frappé un grand coup dans les préjugés de classes en proposant ces
couples-là. Surtout à travers Dorante, prêt à épouser une femme qu’il
croit femme de chambre. L’existence d’un tel couple à cette époque
n’était pas envisageable, ce qui en fait un couple impossible : on ne
peut aimer en dessous de sa condition sociale.
Enfin il y a les couples qui blessent la morale, encore aujourd’hui, comme les couples incestueux. C’est le cas d’Œdipe roi,
de Sophocle (-415), où un enfant, Œdipe, est offert en pâture aux
animaux de la forêt par ses parents, roi et reine de Thèbes, suites aux
prédictions d’un oracle. L’enfant est recueilli, et adulte, il revient à
Thèbes et tue sans le savoir son père Laïos. Après avoir délivré la
ville du Sphinx en répondant à son énigme, Œdipe est marié à Jocaste,
veuve et reine de Thèbes. C’est donc ici l’exposition d’un couple
incestueux qui porte atteinte à un tabou universel. Depuis l’Antiquité,
cette pratique est décriée. Mais il y a d’autres couples qui n’étaient
pas « acceptables » au XXe siècle et parfois encore aujourd’hui, les
couples d’amour entre deux personnes du même sexe. C’est pourtant ce que
fait Henry de Montherlant en 1951, dans La ville dont le prince est un enfant,
où il est question d’un amour entre garçons. L’abbé de Pradts et André
sont amoureux de Serge, et sont donc rivaux. Si certains couples exposés
au théâtre sont improbables, c’est bien parce qu’ils sortent de
l’ordinaire et dérogent aux « bonnes mœurs ».
Mais quel est l’intérêt pour l’auteur d’une pièce de théâtre de mettre en scène de tels couples ?
D’abord
nous observerons leur visée critique, puis leur fonction émotive et
réflexive. On peut prendre l’exemple des couples exposés dans le Mariage de Figaro de
Beaumarchais datant de 1784. Dans cette pièce, Figaro valet du comte
Almaviva, doit être marié à Suzanne. Ce dernier, attiré par Suzanne,
tente de la séduire aux dépens de sa femme et de Figaro. Suzanne le
dénoncera et le comte sera maintes fois humilié. Au travers du couple
impossible entre Suzanne et Almaviva, et celui, légitime, entre Figaro
et Suzanne, Beaumarchais critique la noblesse « éclairée » de son époque
qui veut pourtant encore exercer le vieux droit de cuissage féodal.
C’est en réponse au désir du
comte pour sa promise que Figaro dira ces mots, qui feront l’effet d’un
coup de poing pour la noblesse : « Vous vous êtes seulement donné la
peine de naître, et rien de plus… ». Pour cette critique, Beaumarchais a
recours au comique en imaginant des scènes rocambolesques.
Les auteurs sont parfois plus subtils dans leur critique, bien que leurs œuvres puissent choquer. C’est le cas de L’Ile des esclaves
de Marivaux, publié en 1725 où Iphicrate maître, et Arlequin valet sont
les seuls survivants d’un naufrage au large de l’île des esclaves. Ils
devront, selon les lois de l’île, échanger leur rôle pour que le maître
comprenne la cruauté dont il fait preuve. C’est un concept pour le moins
révolutionnaire et dérangeant pour la noblesse de l’époque qui se sent,
à juste titre, atteinte. Même si Marivaux n’insiste pas comme le fait
Beaumarchais, son intrigue n’en est pas moins évocatrice, et la critique
entendue à travers ce couple.
Mais Molière trouve, par le comique, un autre moyen de mettre à mal la suprématie nobiliaire. Dans George Dandin,
publié en 1668, Georges, un paysan enrichi, échange sa fortune contre
un titre de noblesse, un rang, et une épouse, Angélique, fille d’un
couple de nobles pauvres. Toute la belle famille de Georges, même
Angélique, le méprise, le traitant toujours comme un paysan. Malgré ses
efforts, il ne pourra rien contre le couple Angélique-Clitandre,
aristocrates libertins. Constamment mis à mal, son couple est un fiasco.
Cette pièce a plutôt un rôle dénonciateur. En effet, Molière, qui
voulait corriger les mœurs par le rire, dénonce ici la cruauté des
nobles envers les classes qui leur sont hiérarchiquement inférieures,
mais aussi la naïveté et la sottise des parvenus bourgeois qui veulent
absolument s’allier avec la classe qui les a toujours méprisés.
Les
couples improbables ont donc une visée satirique ou dénonciatrice, par
la tragédie, ou par le rire. Mais ils ont bien d’autres objectifs.
Les
couples formés au théâtre, aussi improbables soient-ils, servent
parfois à amener le spectateur à la réflexion, et même à susciter chez
lui des sentiments variés. Ainsi, à travers les différentes mises en
scène de «situations amoureuses » dans L’Ile des esclaves, Les Fausses Confidences ou Le Jeu de l’amour et du hasard,
Marivaux nous amène à réfléchir sur l’amour. Avec le couple improbable
par la condition sociale, Araminte riche veuve et Dorante pauvre
intendant, Marivaux tente de débattre sur la sincérité de l’amour, pour
démêler si l’amour sincère existe, ou si l’on aime uniquement par
intérêt, ou encore, si l’on aime pour ce que l’on est, ou ce que l’on
paraît être à l’extérieur, l’attrait physique ou la puissance sociale.
Ici l’auteur fait des expérimentations en créant des intrigues complexes
dans le but d’inviter le spectateur à se poser les mêmes questions,
mais aussi et surtout pour le divertir.
D’autres pièces, comme Phèdre
de Racine, ont une visée moralisatrice. Dans cette pièce, en montrant
une Phèdre faible, violente et victime du destin, Racine suscite chez le
lecteur pitié et terreur pour ce personnage en proie à ses pulsions qui
la poussent à séduire Hippolyte. Mais aussi mépris et dégoût pour une
femme qui ose prétendre à l’inceste. Ce couple impossible de Racine a
pour but premier de provoquer la catharsis des sentiments chez le
lecteur, pour l’amener à réfléchir sur ses propres passions, mais aussi
pour le dissuader de reproduire ce qu’il voit, sachant que cela n’attire
que malheur, déshonneur et mort.
Enfin,
d’autres œuvres, plus contemporaines, se penchent sur des personnages
mythiques, tel que Don Juan. En effet, Don Juan, le « grand seigneur
méchant homme » de Molière, est l’incarnation de tous les vices de
l’homme et c’est un séducteur cruel. Mais Eric-Emmanuel Schmitt n’est
pas de cet avis, et propose, en 1989, un couple impossible : Angélique
et Don Juan, mari et femme fidèles, dans La Nuit de Valognes.
Dans cette pièce, on peut voir un Don Juan désabusé, las de ses
séductions éphémères. Il est condamné par un « tribunal » composé de
cinq de ses conquêtes, à épouser la dernière, Angélique, en lui jurant
fidélité. Il acceptera et s’y tiendra, ébranlant ainsi tout un mythe. Ce
couple improbable du fait du caractère de Don Juan n’est pas la
finalité que Schmitt lui prévoit. Pour lui, Don Juan aurait découvert
son véritable amour, le frère d’Angélique, bien qu’il ne l’ait jamais
avoué. Schmitt propose donc une nouvelle interprétation du mythe de Don
Juan, amenant ainsi le spectateur à s’interroger : et si le donjuanisme
était de l’homosexualité refoulée ?
Au
théâtre, les couples les plus improbables sont en fait au service de
l’auteur, qui se sert de ceux-ci pour transmettre des idées ou des
émotions au spectateur.
Nous
avons donc vu qu’il existait de nombreux couples qui diffèrent de ceux
que l’on peut ou pouvait voir dans la réalité. Ainsi, si certains duos
sont différents, c’est qu’ils dérogent à des principes, le plus souvent
moraux ou sociaux, comme la bienséance jusqu’au XIXe siècle, ou encore
au « politiquement correct » d’aujourd’hui. Exposer de tels couples a
tout de même un but : ils sont les porteurs d’un message le plus
souvent, et invitent à la réflexion. L’Homme peut-il vivre seul ? Le
couple est-il une façon d’affronter la vie ? S’apparier est-il un gage
de bonheur ? Et si, comme disait Sartre, « l’enfer, c’était les
autres » ? Voilà en quoi le théâtre est intéressant ; il expose des cas vivants et propose des ébauches de solutions ou même des expérimentations.
Quentin, 1ère S SVT (juin 2011)
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