Andromaque (1667) de Jean Racine, acte IV
scène 3
Dialogue
entre Hermione et Oreste : incitation au crime
ORESTE, HERMIONE, CLÉONE.
ORESTE.
Ah ! Madame, est-il vrai qu'une fois
Oreste en vous cherchant obéisse à vos lois ?
Ne m'a-t-on point flatté d'une fausse espérance ?
Avez-vous en effet souhaité ma présence ?
Croirai-je que vos yeux, à la fin désarmés,
Veulent...
HERMIONE.
Je veux savoir, Seigneur, si vous m'aimez.
ORESTE.
Si je vous aime ? O Dieux ! Mes serments, mes parjures,
Ma fuite, mon retour, mes respects, mes injures,
Mon désespoir, mes yeux de pleurs toujours noyés,
Quels témoins croirez-vous, si vous ne les croyez ?
HERMIONE.
Vengez-moi, je crois tout.
ORESTE.
Hé bien ! Allons, Madame :
Mettons encore un coup toute la Grèce en flamme ;
Prenons, en signalant mon bras et votre nom,
Vous, la place d'Hélène, et moi, d'Agamemnon.
De Troie en ce pays réveillons les misères,
Et qu'on parle de nous ainsi que de nos pères.
Partons, je suis tout prêt.
HERMIONE.
Non, Seigneur, demeurons :
Je ne veux pas si loin porter de tels affronts.
Quoi ! De mes ennemis couronnant l'insolence,
J'irais attendre ailleurs une lente vengeance,
Et je m'en remettrais au destin des combats,
Qui peut-être à la fin ne me vengerait pas ?
Je veux qu'à mon départ toute l'Épire pleure.
Mais, si vous me vengez, vengez-moi dans une heure.
Tous vos retardements sont pour moi des refus.
Courez au temple. Il faut immoler...
ORESTE.
Qui ?
HERMIONE.
Pyrrhus.
ORESTE.
Pyrrhus, Madame ?
HERMIONE.
Hé quoi ! Votre haine chancelle ?
Ah ! Courez, et craignez que je ne vous rappelle.
N'alléguez point des droits que je veux oublier ;
Et ce n'est pas à vous à le justifier.
ORESTE.
Moi, je l'excuserais ? Ah ! Vos bontés, Madame,
Ont gravé trop avant ses crimes dans mon âme.
Vengeons-nous, j'y consens, mais par d'autres chemins.
Soyons ses ennemis, et non ses assassins.
Faisons de sa ruine une juste conquête.
Quoi ! Pour réponse, aux Grecs porterai-je sa tête
Et n'ai-je pris sur moi le soin de tout l'État
Que pour m'en acquitter par un assassinat ?
Souffrez, au nom des Dieux, que la Grèce s'explique,
Et qu'il meure chargé de la haine publique.
Souvenez-vous qu'il règne, et qu'un front couronné...
HERMIONE.
Ne vous suffit-il pas que je l'ai condamné ?
Ne vous suffit-il pas que ma gloire offensée
Demande une victime à moi seule adressée ;
Qu'Hermione est le prix d'un tyran opprimé ;
Que je le hais ; enfin, Seigneur, que je l'aimai ?
Je ne m'en cache point : l'ingrat m'avait su plaire,
Soit qu'ainsi l'ordonnât mon amour ou mon père,
N'importe ; mais enfin réglez-vous là-dessus.
Malgré mes voeux, Seigneur, honteusement déçus,
Malgré la juste horreur que son crime me donne,
Tant qu'il vivra, craignez que je ne lui pardonne.
Doutez jusqu'à sa mort d'un courroux incertain :
S'il ne meurt aujourd'hui, je puis l'aimer demain.
ORESTE.
Hé bien ! Il faut le perdre, et prévenir sa grâce ;
Il faut... Mais cependant que faut-il que je fasse ?
Comment puis-je sitôt servir votre courroux ?
Quel chemin jusqu'à lui peut conduire mes coups ?
A peine suis-je encore arrivé dans l'Épire,
Vous voulez par mes mains renverser un empire ;
Vous voulez qu'un roi meure, et pour son châtiment
Vous ne donnez qu'un jour, qu'une heure, qu'un moment.
Aux yeux de tout son peuple il faut que je l'opprime !
Laissez-moi vers l'autel conduire ma victime,
Je ne m'en défends plus ; et je ne veux qu'aller
Reconnaître la place où je dois l'immoler.
Cette nuit je vous sers, cette nuit je l'attaque.
HERMIONE.
Mais cependant, ce jour, il épouse Andromaque.
Dans le temple déjà le trône est élevé ;
Ma honte est confirmée, et son crime achevé.
Enfin qu'attendez-vous ? Il vous offre sa tête :
Sans gardes, sans défense, il marche à cette fête ;
Autour du fils d'Hector il les fait tous ranger ;
Il s'abandonne au bras qui me voudra venger.
Voulez-vous malgré lui prendre soin de sa vie ?
Armez, avec vos Grecs, tous ceux qui m'ont suivie ;
Soulevez vos amis : tous les miens sont à vous.
Il me trahit, vous trompe, et nous méprise tous.
Mais quoi ? déjà leur haine est égale à la mienne :
Elle épargne à regret l'époux d'une Troyenne.
Parlez : mon ennemi ne vous peut échapper,
Ou plutôt il ne faut que les laisser frapper.
Conduisez ou suivez une fureur si belle ;
Revenez tout couvert du sang de l'infidèle ;
Allez :
en cet état soyez sûr de mon coeur.
ORESTE.
Mais, Madame, songez...
HERMIONE.
Ah ! C'en est trop, Seigneur.
Tant de raisonnements offensent ma colère.
J'ai voulu vous donner les moyens de me plaire,
Rendre Oreste content ; mais enfin je vois bien
Qu'il veut toujours se plaindre et ne mériter rien.
Partez :
allez ailleurs vanter votre constance,
Et me laissez ici le soin de ma vengeance.
De mes lâches bontés mon courage est confus,
Et c'est trop en un jour essuyer de refus.
Je m'en vais seule au temple, où leur hymen s'apprête,
Où vous n'osez aller mériter ma conquête.
La, de mon ennemi je saurai m'approcher :
Je percerai le coeur que je n'ai pu toucher ;
Et mes sanglantes mains, sur moi-même tournées,
Aussitôt, malgré lui, joindront nos destinées ;
Et, tout ingrat qu'il est, il me sera plus doux
De mourir avec lui que de vivre avec vous.
ORESTE.
Non, je vous priverai de ce plaisir funeste,
Madame :
il ne mourra que de la main d'Oreste.
Vos ennemis par moi vont vous être immolés,
Et vous reconnaîtrez mes soins, si vous voulez.
HERMIONE.
Allez. De votre sort laissez-moi la conduite,
Et que tous vos vaisseaux soient prêts pour notre fuite.
La famille maudite grecque des Atrides fait peser sur sa descendance un terrible atavisme : un penchant irrépressible pour la violence, la jalousie et le crime. Il en est ainsi pour Oreste qui a assassiné sa mère et l’amant de cette dernière pour venger le meurtre de son père Agamemnon. Sa cousine germaine Hermione, fille d’Hélène qui a provoqué la guerre de Troie, n’est pas épargnée par le germe meurtrier. Dans Andromaque (1667) de Racine, à l’acte IV scène 3, elle incite Oreste qui l’aime à tuer Pyrrhus à qui elle était promise et qui va épouser Andromaque, veuve d’Hector le Troyen. Ces enfants de l’après guerre de Troie oublient totalement leurs devoirs à l’égard de leurs ancêtres et la gloire politique et militaire de leur nation pour se laisser dériver dans la violence de leurs passions amoureuses jusqu’à s’autodétruire, faute d’idéal ou d’espérance dans un monde qui ressemble à un champ de ruines. On observera comment, dans ce dialogue, Hermione s’y prend pour inciter Oreste au crime. D’abord, on examinera comment elle parvient à le déstabiliser sur le plan émotionnel et sentimental, puis comment elle le manipule pour le convaincre et le persuader d’éliminer Pyrrhus.
Andromaque par la Comédie-française
Clément Hervieu-Léger, Oreste et Léonie Simaga, Hermione.
I) Comment Hermione
affole-t-elle Oreste ?
A) Affoler Oreste en
jouant sur l’amour qu’il lui porte
- Oreste ne sait plus
où donner du cœur. Dans deux entretiens antérieurs (acte II scène 2 et acte III
scène 2), Hermione a soufflé sur lui le chaud et le froid, l’assurant d’abord
qu’elle est prête à le suivre pourvu que Pyrrhus déclare solennellement qu’il
renonce à elle pour épouser Andromaque. Ensuite, elle s’est réjouie devant lui avec
cruauté du revirement de Pyrrhus en sa faveur. A présent, après la nouvelle
volte-face du roi d’Epire qui épouse finalement Andromaque, elle entend
vérifier si Oreste l’aime toujours pour mieux l’utiliser. Et voici Oreste qui
accourt à sa demande, toujours éperdu d’amour et qui croit en sa chance d’être
aimé enfin. Sa grande joie naïve éclate dès le début de la scène avec quatre
questions rhétoriques dont la dernière : « Croirai-je que vos yeux à la fin désarmés / Veulent … »
est interrompue par Hermione par une anadiplose (reprise en guise de
liaison d’un mot de la phrase précédente) : « Je veux savoir, Seigneur, si vous m’aimez. » Cette
insistance sur la volonté d’Hermione (« je veux savoir ») est déjà de très mauvais augure pour Oreste
qui évidemment ne devine rien !
- Tout retourné par une
question très peu bienséante pour une femme, aussi directe que concise (un
décasyllabe), il répond aussitôt par le même procédé de l’anadiplose en chiasme
(ABBA) : « Si je vous aime
[…] » et proteste de son amour sur quatre vers. C’est exactement ce
qu’Hermione attendait de lui.
- Ces reprises des même
mots (« veulent/je veux »
et « si vous m’aimez/si je vous aime ») par les deux protagonistes simulent un duo
amoureux qui va vite tourner court sur un malentendu. La disproportion de la
longueur des répliques de ce début de dialogue est d’ailleurs
significative : Oreste est disert et enthousiaste alors qu’Hermione est
laconique et froide. Le premier est dans l’émotion, la seconde dans le calcul !
- La réplique
impérative d’Hermione dans l’hexasyllabe : « Vengez-moi, je crois tout. » provoque un malentendu provisoire
car Oreste, loin de comprendre les intentions de celle qu’il aime, s’enflamme
croyant qu’elle accepte de quitter l’Epire avec lui et d’aller chercher du
renfort pour attaquer Pyrrhus, traître à sa patrie puisqu’il épouse une
Troyenne : « Hé bien, allons,
Madame […] Partons, je suis tout prêt. » La réponse ferme en un hémistiche
d’Hermione : « Non, Seigneur,
demeurons » vient brutalement mettre fin aux illusions d’Oreste.
B) Précipiter Oreste
dans l’urgence en l’inquiétant
- La révélation de
l’intention d’Hermione commence par le lexique de l’urgence : « vengez-moi dans une heure »
et par l’injonction : « Courez au temple, il faut immoler ». Oreste,
abasourdi, en est réduit à demander : « Qui ? ». La réponse sans détour en stichomythie :
« Pyrrhus » résonne comme
un ultimatum. Dès lors l’accélération tragique est enclenchée.
- Hermione va justifier
l’urgence à agir par ce vers qui résume sa tactique : « S’il ne meurt aujourd’hui, je puis l’aimer
demain ». Tout au long du dialogue, elle va jouer sur la rivalité amoureuse
entre Pyrrhus et Oreste et attiser l’inquiétude et la jalousie de ce dernier.
- L’aveu d’amour
d’Hermione pour Pyrrhus, avec l’hésitation voulu sur les temps de passé, du
présent et du futur sur la persistance de ses sentiments : « je le hais […] je l’aimais » ou
« Tant qu’il vivra, craignez que je ne
lui pardonne », est destiné à pousser Oreste à éliminer précipitamment
le danger que représente Pyrrhus pour sa passion pour Hermione et donc à obéir immédiatement
à son ordre meurtrier.
Hermione, ulcérée
d’apprendre indirectement que Pyrrhus vient encore de changer d’avis et qu’il
épouse Andromaque, attend Oreste de pied ferme, bien décidée à en faire son
instrument de vengeance. Elle a l’habileté de le préparer à accepter de tuer
pour elle en attisant son amour et sa jalousie et en le précipitant dans
l’urgence. Malgré les scrupules d’Oreste, elle parviendra à ses fins.
II) Un débat inutile
A) Les réticences
d’Oreste
- Pourtant, Oreste
tente d’argumenter et s’il fait une concession en se solidarisant avec
Hermione : « Vengeons-nous, j’y
consens », il ajoute : « Mais
par d’autres chemins./ Soyons ses ennemis, et non ses assassins. ».
- Il va user de l’argument du droit des
nations, du respect de la souveraineté des rois et de son devoir d’ambassadeur
des Grecs : « Quoi !
pour réponse aux Grecs porterai-je sa tête ? ».
- Puis, il utilise deux
arguments d’autorité : la volonté des Dieux et la légitimité du pouvoir
royal de Pyrrhus : « Souffrez,
au nom des Dieux, que la Grèce s’explique […] Souvenez-vous qu’il règne et
qu’un front couronné … ». Peine perdue, Hermione lui coupe
la parole et prend le parti de l’indignation. Oreste, désarmé s’en remet au
plan d’Hermione : « Mais
cependant que faut-il que je fasse ? », même s’il essaie d’en
différer l’exécution, dans un vers au rythme décroissant pour souligner combien
elle le précipite : « Vous ne
donnez qu’un jour, qu’une heure, qu’un moment. ». Les héros raciniens
sont lucides et conscients qu’on opprime leur volonté et qu’eux-mêmes sont
faibles dans leurs résolutions de devoir car ils sont aliénés par leur amour
passionnel. Même s’ils sont, en théorie, libres de leurs choix, ils font
toujours le plus mauvais : celui qui satisfait leur obsession !
B) Le réquisitoire et
le plan d’Hermione
- Pour réclamer la tête
de Pyrrhus, Hermione, elle, ne s’embarrasse pas de précautions oratoires sur
son devoir et le droit des peuples ; elle « demande une victime à [elle] seule adressée » et souhaite « qu’à [son] départ toute l’Epire pleure ».
Par dépit amoureux, elle accable Pyrrhus et son réquisitoire tient en quelques
termes vigoureux : « tyran […]
ingrat […] son crime […] époux d’une Troyenne ». Pour elle, c’est
suffisant pour justifier la mise à mort de Pyrrhus au prix d’un crime d’Etat,
même si elle rallume la guerre par intérêt personnel. L’égocentrisme des
personnages raciniens les rend totalement imperméables à tout intérêt supérieur
et leur névrose recherche le désordre universel (« Après moi, le déluge » comme dira
plus tard Louis XV) !
- Le plan d’Hermione
est clair et prémédité : « Armez,
avec vos Grecs tous ceux qui m’ont suivie. ». Elle sait déjà que
Pyrrhus a concentré pour son mariage ses gardes autour du fils d’Hector pour le
protéger des Grecs et que, lui, Pyrrhus sera vulnérable et une cible parfaite.
Elle tente juste d’atténuer l’initiative d’Oreste et donc sa responsabilité
individuelle en assurant : « Conduisez,
ou suivez une fureur si belle », la « fureur » en question étant une métonymie pour désigner les
ennemis de Pyrrhus, fanatisés par Hermione.
- Pour vaincre les
derniers scrupules d’Oreste et à bout d’arguments, elle affirme qu’elle est
prête à commettre elle-même ce crime et à se suicider aussitôt après :
« Je percerai le cœur que je n’ai pu
toucher/ Et mes sanglantes mains sur moi-même tournées … ». C’en est
trop pour Oreste qui cède à ce chantage final : « Il ne mourra que de la main d’Oreste ».
Hermione a gagné et pour stimuler Oreste promet « [leur] fuite » dès le crime commis.
Hermione repoussant Oreste venant lui annoncer la mort de Pyrrhus, acte V scène 3
Gravure de Massard d'après Girodet, XIXe siècle
Gravure de Massard d'après Girodet, XIXe siècle
Cette scène est bien
une scène de manipulation où la passion utilise la passion pour en faire une
arme. Le crime qui est ainsi préparé dépasse les intérêts privés des
protagonistes et met en cause la paix des royaumes grecs. Les deux
protagonistes sont pris dans les filets de leurs passions et de leur orgueil et
même si Oreste tente d’objecter et de trouver une solution collective légitime
plutôt qu’un crime passionnel, il est vite déstabilisé par le chantage affectif
d’Hermione et a trop peur de la perdre pour laisser parler la raison et le
droit. Il incitera donc les Grecs à tuer Pyrrhus pour elle (« Nos Grecs n’ont répondu que par un cri de
rage/ L’infidèle s’est vu partout enveloppé/Et je n’ai pu trouver de place pour
frapper ») et viendra le lui annoncer. Il se heurtera alors à ses
reproches véhéments. Complètement perdu, incapable de comprendre les
incohérences d’Hermione, il en perdra la raison et Hermione ira se tuer sur le
corps de celui qu’elle n’a jamais cessé d’aimer. « Ne devais-tu pas lire au fond de ma pensée ? » lui
reproche Hermione. C’est bien là le paradoxe suprême : les héros raciniens
n’accordent pas leurs mots avec leurs sentiments, ils laissent parler leur
jalousie, leur amour-propre blessé et leur souffrance. Mais même quand ils
avouent leur amour, ils provoquent aussi la catastrophe comme Phèdre dans la
dernière tragédie profane de Racine.
Cours de Céline
Roumégoux (mars 2015)
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