Racine,
Andromaque, acte IV, scène 5, vers
1356 à 1386
La tirade d’Hermione : la passion fatale
Voir le texte intégral ICI
Hermione
Je ne t'ai point aimé, cruel ? Qu'ai-je donc fait ?
J'ai dédaigné pour toi les vœux de tous nos princes ;
Je t'ai cherché moi-même au fond de tes provinces ;
J'y suis encor, malgré tes infidélités,
Et malgré tous mes Grecs honteux de mes bontés.
Je leur ai commandé de cacher mon injure ;
J'attendais en secret le retour d'un parjure ;
J'ai cru que tôt ou tard, à ton devoir rendu,
Tu me rapporterais un cœur qui m'était dû.
Je t'aimais inconstant, qu'aurais-je fait fidèle ?
Et même en ce moment où ta bouche cruelle
Vient si tranquillement m'annoncer le trépas,
Ingrat, je doute encor si je ne t'aime pas.
Mais, Seigneur, s'il le faut, si le ciel en colère
Réserve à d'autres yeux la gloire de vous plaire,
Achevez votre hymen, j'y consens ; mais du moins
Ne forcez pas mes yeux d'en être les témoins.
Pour la dernière fois je vous parle peut-être.
Différez-le d'un jour, demain, vous serez maître...
Vous ne répondez point ? Perfide, je le vois :
Tu comptes les moments que tu perds avec moi !
Ton cœur, impatient de revoir ta Troyenne,
Ne souffre qu'à regret qu'un autre t'entretienne.
Tu lui parles du cœur, tu la cherches des yeux.
Je ne te retiens plus, sauve-toi de ces lieux,
Va lui jurer la foi que tu m'avais jurée,
Va profaner des dieux la majesté sacrée.
Ces dieux, ces justes dieux n'auront pas oublié
Que les mêmes serments avec moi t'ont lié.
Porte au pied des autels ce cœur qui m'abandonne,
Va, cours ; mais crains encor d'y trouver Hermione.
Eric Ruf (Pyrrhus), Léonie Simaga (Hermione) Comédie-Française 2011
Dans certaines pièces
classiques, le personnage principal n’apparaît que tardivement, comme Tartuffe
dans la pièce éponyme de Molière qui n’entre en scène qu’au troisième acte. Racine,
dans sa tragédie Andromaque (1667), reporte
à l’acte IV scène 5 la première entrevue entre Pyrrhus et Hermione, rencontre pourtant
attendue depuis le deuxième acte.
C’est donc à l’issue de plusieurs revirements concernant son projet matrimonial que le roi d’Epire annonce froidement à la fille d’Hélène qu’il renonce à l’épouser, contrairement à l’accord politique fait avec les Grecs. Il épouse sa captive troyenne Andromaque. Hermione, éperdument éprise de Pyrrhus, avait déjà appris indirectement cette décision et avait même ordonné à Oreste d’éliminer Pyrrhus pendant la cérémonie. Mais en amoureuse passionnée, elle se met à espérer encore à la vue de Pyrrhus et ne peut que s’indigner devant le cynisme et la muflerie de ce dernier. Nous observerons comment le désespoir d’amour d’Hermione se transforme en violence absolue dans sa longue tirade de réponse. D’abord, nous examinerons sa tentative pathétique pour crier son amour et pour toucher Pyrrhus, puis nous analyserons comment elle en vient à des imprécations tragiques.
C’est donc à l’issue de plusieurs revirements concernant son projet matrimonial que le roi d’Epire annonce froidement à la fille d’Hélène qu’il renonce à l’épouser, contrairement à l’accord politique fait avec les Grecs. Il épouse sa captive troyenne Andromaque. Hermione, éperdument éprise de Pyrrhus, avait déjà appris indirectement cette décision et avait même ordonné à Oreste d’éliminer Pyrrhus pendant la cérémonie. Mais en amoureuse passionnée, elle se met à espérer encore à la vue de Pyrrhus et ne peut que s’indigner devant le cynisme et la muflerie de ce dernier. Nous observerons comment le désespoir d’amour d’Hermione se transforme en violence absolue dans sa longue tirade de réponse. D’abord, nous examinerons sa tentative pathétique pour crier son amour et pour toucher Pyrrhus, puis nous analyserons comment elle en vient à des imprécations tragiques.
I) Comment toucher Pyrrhus
dans l’espoir fou de le retenir
A) L’historique d’une
passion persévérante
- Après deux questions
rhétoriques qui marquent son indignation : « Je ne t’ai point aimé, cruel ? Qu’ai-je donc fait ? »,
Hermione va faire en quelque sorte l’historique de son amour sur les huit
alexandrins suivants.
- Elle réagit au
discours plein d’indifférence de Pyrrhus par une accumulation des preuves de
son amour en employant une série de « Je »
anaphoriques associés à des verbes de l’accompli : « J’ai dédaigné … Je t’ai cherché … Je leur ai
commandé … ». Elle retrace ainsi tous les sacrifices et humiliations
qu’elle a endurés pour gagner le cœur de Pyrrhus : « J’attendais en secret le retour d’un parjure ».
Cette omniprésence de l’énonciation personnelle signale un registre à la fois
lyrique et pathétique car elle est associée au lexique de la souffrance et de l’humiliation, résumé
par le terme « injure ».
- Le tutoiement qu’elle
adopte, contrairement à sa réplique précédente, est autant un signe de la perte
de la maîtrise de soi que de sa volonté de se rapprocher plus intimement de
Pyrrhus.
B) Déclarer son amour
au risque de manquer à la bienséance
- Dès
le début de la tirade, Hermione emploie le verbe « aimer » au passé : « Je
ne t’ai point aimé, cruel ? » et l’utilise à nouveau dans le vers
elliptique avec l’argument a fortiori « Je t’aimais inconstant, qu’aurais-je fait
fidèle ? » pour le répéter, au présent cette fois « Ingrat, je doute encore si je ne t’aime pas ».
Malgré l’atténuation de la tournure négative qui fait figure de litote, la
déclaration d’amour est explicite.
- L’espoir fou affleure
avec les verbes « croire »
ou « attendre » et le
rappel de la légitimité de ses désirs « Tu me rapporterais un cœur qui m’était dû ».
- L’insistance sur le ici
et maintenant qui pourrait encore renverser la situation en sa faveur est
marquée par les expressions suivantes « J’y suis encore » et « Et même en ce moment ». Hermione s’accroche à sa
passion et ne peut concevoir qu’elle ne soit pas réciproque. Il faut
reconnaître que les tergiversations de Pyrrhus pouvaient la maintenir dans
cette espérance.
C’est donc en amoureuse
humiliée qu’Hermione répond à Pyrrhus qui lui avait déclaré « Il faut se croire aimé, pour se croire
infidèle ». Elle justifie son amour, essaie d’attendrir Pyrrhus en lui
présentant des preuves et même, elle espère qu’il cèdera, touché par la force
de sa déclaration et de sa conviction. Mais elle se heurte à un mur d’indifférence
et de mutisme.
II) La malédiction d’Hermione
A) La progression
dramatique de son discours
- Devant l’impassibilité
de Pyrrhus, elle essaie la distanciation et revient au vouvoiement de
convention et à l’apostrophe respectueuse « Seigneur ». Le lexique relatif à la fatalité, qui la brime ou
qui lui fera justice, scande la tirade. L’expression
de la mort ou de la volonté divine est présentée comme sujet tout-puissant ou instrument
de la vengeance « si le ciel en colère » (vers 1369), « Ces dieux, ces justes dieux n’auront pas oublié » (vers 1383).
- Elle feint alors d’accepter
une fatalité qui la dépasse « Achevez
votre hymen, j’y consens ». Mais aussitôt elle y met deux conditions « Ne forcez pas mes yeux d’en être les témoins »
et « Différez-le d’un jour, demain
vous serez maître … ». Ces deux injonctions sont à mettre en relation
avec le vers intermédiaire « Pour la
dernière fois, je vous parle peut-être ». C’est une allusion assez
claire à son intention de suicide. Pyrrhus pourra être dégagé de ses obligations
envers elle si elle meurt avant son mariage. Mais elle a aussi à l’esprit l’ordre
qu’elle a donné à Oreste de l’assassiner au début de la cérémonie ce jour-même.
Elle est dans l’urgence tragique et ne sait plus comment gagner du temps ou le
retarder et elle veut susciter une réaction de la part de Pyrrhus.
- Cependant, Pyrrhus se
tait et c’est insupportable : « Vous
ne répondez point ? ». Dès lors, plus d’autre alternative que le
déchaînement de sa colère.
B) Les imprécations D’Hermione
- C’est d’abord la jalousie
qui éclate avec le tutoiement revenu : « Ton cœur, impatient de revoir ta Troyenne » et qui enfle sur quatre
vers (1376-1379). La désignation de sa rivale Andromaque par les termes « ta Troyenne » montre à la fois son
mépris pour l’étrangère illégitime et sa rage de la savoir l’élue du cœur de
Pyrrhus.
- Curieusement, sur la
fin de sa tirade, Hermione n’injurie plus Pyrrhus comme elle l’a fait avant, le
traitant successivement de « cruel,
parjure, perfide ». Elle adopte à présent l’ironie tragique avec des
encouragements en antiphrases : « sauve-toi
[…] va lui jurer […] va profaner ». Pour elle, la partie est perdue,
elle le sait.
- Enfin, à bout de stratégies,
elle use de l’imprécation et de la menace : celles des Dieux qui punissent
les parjures et les traîtres mais surtout les siennes : « Va, cours. Mais crains encore
d’y trouver Hermione ». Ce dernier alexandrin est
remarquable pour plusieurs raisons. D’abord son rythme croissant (1/1/5/5)
amplifie le danger. Ensuite, les monosyllabes des quatre premiers mots mimant
des coups (« Va, cours. Mais crains »)
et le martèlement des occlusives [k, d, t] préfigurent la violence du meurtre
qui se prépare. Enfin, c’est un semi emprunt au célèbre vers de Don Diègue dans
le Cid de Corneille qui incite son
fils à le venger : « Va, cours,
vole et nous venge ». C’est comme si le jeune Racine, au début de sa carrière
dramatique et avant d’être en compétition avec son aîné, voulait lui rendre
hommage et se plaçait ainsi lui-même dans la catégorie des grands dramaturges.
La tirade d’Hermione se clôt sur son prénom comme si elle se dédoublait, ne se
possédait plus. Si Pyrrhus reste de marbre, son gouverneur dans la courte scène
qui suit a bien conscience du danger : « Gardez de négliger une amante en fureur ».
La passion, tragique
par essence, apparaît comme une force irrésistible qui envahit l’être,
incapable de résister. Révélant progressivement la puissance du sentiment
amoureux qui l’anime, Hermione, « amante en fureur », montre, à travers une
longue tirade, semblable à un immense cri de douleur, que la passion déchire et
qu’elle conduit inexorablement à la mort. La rhétorique poétique qui met à nu
le cœur d’Hermione exacerbe la passion dans une scène qui oscille entre l’aveu
et la rupture. Dans cette scène, c’est pourtant Hermione qui est magnifique
dans sa souffrance et sa colère, Pyrrhus, lui, est odieux. Quel besoin malsain
a-t-il de venir humilier Hermione en lui faisant « une scène de rupture »
alors qu’il n’a pas daigné la voir jusqu’alors ? C’est bien ce que ses
contemporains ont reproché entre autres à Racine. Pourtant, cette scène a son
importance car elle était l’ultime chance d’arrêter la catastrophe. Cet
ultimatum est aussi l’occasion de montrer la violence des mots qui tuent plus
sûrement que le poignard ou du silence
insupportable qui pousse au crime … Parler ou se taire ? La passion est
plus forte que le langage.