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samedi 21 février 2015

Andromaque (1667), acte I scène 4 de Jean Racine (1639-1699). Premier chantage de Pyrrhus sur Andromaque : commentaire de texte



Andromaque (1667), acte I scène 4 de Jean Racine (1639-1699)
Premier dialogue entre Pyrrhus et Andromaque

Voir le texte ICI

Après la guerre de Troie, les enfants des héros grecs sont bien seuls et bien tourmentés par l’héritage sanglant qu’ils ont reçu malgré eux. A défaut d’exploits guerriers, ils vont se déchirer sur un autre terrain, la passion, ou plutôt la double équation dont parlait Roland Barthes dans Sur Racine (1963), c’est-à-dire « A a tout pouvoir sur B or A aime B qui ne l’aime pas. Le théâtre de Racine n’est donc pas un théâtre d’amour : son sujet est l’usage d’une  force au sein d’une situation généralement amoureuse.  Son théâtre est un théâtre de la violence. » C’est précisément cet aspect qui est à l’œuvre dans Andromaque (1667), acte I scène 4. Pyrrhus, fils d’Achille, le héros grec qui a tué Hector le prince troyen, détient en otage sa veuve Andromaque et son fils Astyanax. Il s’est violemment épris de la Troyenne et il profite de l’exigence des Grecs qui veulent s’emparer d’Astyanax pour lui faire un chantage : ou elle accepte de l’épouser ou il livre son fils à la mort. On analysera en quoi ce premier dialogue entre Pyrrhus et Andromaque est révélateur des rapports de force, bien plus que d’amour, entre les deux personnages. D’abord, on examinera la stratégie argumentative de Pyrrhus pour convaincre et persuader Andromaque de céder à son amour. Ensuite, on observera comment s’organise la résistance héroïque d’Andromaque.

 Andromaque avec Cécile Brune (Andromaque) et Eric Ruff (Pyrrhus) 
sur la scène de la Comédie Française, 2010 
- Photo : Pascal Gely, Enguerand, voir vidéo de présentation ICI


I) Se faire aimer par la douceur ou la violence ?

A) Le recours à l’esprit chevaleresque et la galanterie ou comment convaincre et persuader « sa dame »

- Pyrrhus commence à aborder Andromaque sur le mode galant et léger. Il la désigne respectueusement par l’apostrophe « Madame », la vouvoie et feint de penser qu’elle le cherche : « Me cherchez-vous, Madame ? / Un espoir si charmant me serait-il permis ? » Le vocabulaire galant et précieux « espoir si charmant », celui de la soumission d’amour « me serait-il permis », laissent supposer un badinage amoureux, vite démenti par la réplique froide d’Andromaque.
- Cependant, sans se décourager, Pyrrhus va, dans une tirade (vers 281 à 296), se lancer dans une déclaration qui a des ressemblances avec le « service d’amour » courtois sauf que c’est lui qui fixe le contenu de cette « mission » qu’il a décrétée sans l’avis de celle qu’il veut séduire. Il se propose de « voler au secours » de l’orphelin pour plaire à sa mère. A la rime, le lexique galant succède à celui de la guerre. Les termes « plaire, adore, regard moins sévère » sont associés aux promesses de guerre totale contre son propre clan grec : « vaisseaux, palais en cendre, aux dépens de mes jours ». Il offre son « bras » à Andromaque, selon une synecdoque polysémique qui signifie être son « champion de guerre » et son époux au péril de sa vie. Il se peint en héros vengeur plutôt qu’en traitre à sa patrie, ce qui n’échappera pas à Andromaque qui le rappellera à son devoir de roi grec !
- Mêlant raisonnement logique, analogique et affectif, il va essayer à la fois de la convaincre et la persuader de céder à sa flamme. Posant le postulat sous forme interrogative « Peut-on haïr sans cesse ? Et punit-on toujours ? », il se livre à une démonstration déductive qui aboutit à la formule : « Nos ennemis communs devraient nous réunir ». D’abord, il fait une concession rapide (sur 2 vers) en forme de mea culpa : « J’ai fait des malheureux sans doute, et la Phrygie /cent fois de votre sang a vu ma main rougie. ». Ensuite, il va utiliser (sur 8 vers) en contre-argument ce qui ressemble au récit du « mal d’amour », sorte de rachat du chevalier servant. Il met en analogie, et même plus, ses souffrances d’amant repoussé avec celles qu’il a infligées à Troie : « Brûlé de plus de feux que je n’en allumai ». On note la polysémie du mot « feux » qui mêle l’amour et la guerre. Le recours à l’argument affectif le mène jusqu’à outrer ses promesses de vengeance car « Animé d’un regard, [il] peu[t] tout entreprendre » jusqu’à relever et restaurer Troie détruite. Andromaque n’en demande pas tant !
- Enfin, à bout d’arguments affectifs, il exprime, dans une autre réplique, un paradoxe dans la situation d’Hermione qu’il devrait épouser et celle d’Andromaque : « Et ne dirait-on pas […] / Qu’elle est ici captive, et que vous y régnez ? » Peine perdue, Andromaque reste de marbre !

B) Le chantage du dépit amoureux ou les arguments de la force

- Cependant, même dans sa tentative de séduction, Pyrrhus se montre cruel dès le début du dialogue et il se plaît à inquiéter Andromaque par degrés par l’annonce progressive de la menace qui pèse sur son fils. Sur trois répliques, il passe de l’allusion « d’autres sujets de larmes » à l’exposition du danger réel « tous les Grecs demandent qu’il périsse ».
- Comme on l’a vu précédemment, il confond la situation d’alliés avec celle d’amants « Nos ennemis communs devraient nous réunir » et croit naïvement que changer de camp et défendre Andromaque va forcément attirer son amour avec sa reconnaissance. Pour lui l’amour est un troc de guerre !
- Puis, feignant d’honorer Andromaque en comparant sa situation avec celle d’Hermione, il est d’une maladresse qui serait incroyable si elle n’était pas préméditée. Il lui rappelle, au milieu de ses protestations d’amour, que « Le sort vous y voulut l’une et l’autre amener / Vous pour porter des fers, elle pour en donner. » D’abord « le sort » n’a rien à voir dans cette histoire puisque Pyrrhus s’est attribué Andromaque comme butin de guerre et Hermione vient en Epire parce qu’elle doit épouser Pyrrhus selon un accord prévu. Ensuite, l’insistance sur l’état d’otage d’Andromaque avec l’image « porter des fers » est un rappel, tout autant qu’une mise en garde sur la dégradation possible de sa position si elle ne lui cède pas.
- Enfin, son dépit, sa colère et sa violence éclatent « Je n’épargnerai rien dans ma juste colère ; / le fils me répondra des mépris de la mère ». La haine est pour lui l’autre face de l’amour : « Il faut désormais que mon cœur, / s’il n’aime avec transport, haïsse avec fureur. » Le chantage est clairement exprimé. Andromaque est sommée de choisir sous peine de provoquer la mort de son fils. Elle ne doit pas prendre « sa colère pour guide », tandis que, lui, il peut la laisser éclater et de bon droit (« juste colère ») ! On est loin de la tendresse et de la compréhension de l’autre. Ce dont il est question c’est bien de posséder l’autre, corps et âme, de gré ou de force !

Pyrrhus est prêt à tout pour assouvir sa passion : trahir sa patrie, risquer sa vie et son royaume, restaurer Troie, servir de père et d’instructeur à Astyanax, renvoyer Hermione. Pour y parvenir, il use à l’égard d’Andromaque de persuasion affective, de raisonnement logique mais aussi de cruauté perverse, de violence et de menaces. Pourtant s’il détient la force matérielle, il est bien conscient de sa faiblesse psychologique et affective et en quittant Andromaque, il se sert d’un dernier atout : en appeler à son amour maternel. Il espère encore la fléchir mais avoue implicitement sa défaite : « Pour savoir nos Destins, j’irai vous retrouver. » Ce n’est donc pas lui qui décide de son avenir …

Affiche de la pièce création 2015 Compagnie Viva
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 Dossier du spectacle ICI 
et la vidéo de présentation ICI

II) La résistance héroïque d’Andromaque

A) Par le rappel de l’offense faite et de son devoir

- En réaction à l’approche galante de Pyrrhus, Andromaque lui oppose son statut et ses devoirs de mère, d’épouse fidèle à la mémoire de son époux et de patriote troyenne : « Le seul bien qui me reste, et d’Hector et de Troie ». Elle rappelle la cruauté de Pyrrhus qui ne lui permet d’embrasser son fils « qu’une fois le jour » et parle de sa douleur de « pleurer un moment avec lui (son fils) ». Ainsi, même avant la demande des Grecs, Pyrrhus exerçait des pressions sur Andromaque.
- Andromaque ne manque pas de répartie et d’ironie pour railler par une antiphrase la crainte des Grecs à propos d’Astyanax : « Digne objet de leur crainte ! » et susciter la pitié : « Un enfant malheureux ». Ainsi, elle démontre l’indignité et la barbarie des Grecs qui non contents d’avoir anéanti Troie veulent s’attaquer à un enfant sans défense et otage comme sa mère.
- C’est un véritable réquisitoire moral contre le camp grec et Pyrrhus auquel elle se livre, montrant que l’enfant n’est qu’un prétexte pour atteindre sa mère : « Hélas ! on ne craint point qu’il venge un jour son père. / On craint qu’il n’essuyât les larmes de sa mère ». Elle est consciente d’être un reproche vivant, la mémoire de Troie, d’où la reprise incessante des références à Troie, à « [son] Hector » et à leur trio inséparable « tous trois », unis par delà la mort et que personne ne pourra briser.

B) Par la réfutation des arguments de Pyrrhus, une proposition d’honneur et par l’acceptation du sacrifice

- Au « service d’amour » proposé par Pyrrhus, Andromaque lui oppose son devoir de roi et elle lui fait honte : « Que dira la Grèce ? / Faut-il qu’un si grand cœur montre tant de faiblesse ?» Au XVIIe siècle le cœur signifie aussi courage.
- Elle lui propose un plan d’honneur pour qu’il garde la face : « rendre un fils à sa mère » sans « [lui) faire payer son salut de [son] cœur », cette fois, cœur signifie amour. Par deux fois, elle lui demande un exil pour son fils seul ou pour elle et lui : « Malgré moi, s’il le faut, lui donner un asile » et « C’est un exil que mes pleurs vous demandent », ce qui serait « digne du fils d’Achille » car « [son] amour contre [eux] allume trop de haine ».
- Pyrrhus étant insensible à sa requête, elle remet en cause la gloire d’Achille, due uniquement, selon elle, à la mort d’Hector. Elle associe Pyrrhus à son père dans le même rejet en disant : « Et vous n’êtes tous deux connus que par mes larmes ». Elle attaque ainsi l’orgueil de Pyrrhus en rabaissant son père et en montrant que tous deux n’ont provoqué que le malheur. C’en est trop pour Pyrrhus qui va riposter immédiatement par la violence et la menace. Elle a touché son amour propre et démasqué son désir de puissance et de nuisance !
- Alors, Andromaque va prendre une posture sublime et tragique face au chantage de Pyrrhus : accepter le sacrifice de son propre fils et son propre sacrifice dans le suicide : « Hélas ! il mourra donc […] sur ses pas j’irai revoir son père ». Elle ne supplie pas, ne cède pas et accepte la mort comme une chance d’être à nouveau une famille à jamais. Cette force morale est insupportable pour Pyrrhus qui l’interrompt aussitôt et l’incite à prendre pitié de son fils. Cela relève de l’ironie tragique puisque lui-même est impitoyable. Comme pour la colère, il a tous les droits et Andromaque aucun : elle n’a que des devoirs à son service !

Du grec ancien νδρομάχη Andromákhê, de ἀνδρός  andrós (homme) et μάχη máchê (combat), littéralement, Andromaque signifie « celle qui combat les hommes » et dans cette scène, elle le prouve bien. Même si Pyrrhus introduit et clôture le dialogue, même s’il interroge, argumente, promet, donne des ordres ou menace, il n’est pas maître de la situation. Il ne parvient ni à effrayer, ni à attendrir, ni à tenter Andromaque qui lui oppose sa vertu, sa force morale, sa fidélité à son mari et à sa patrie et son devoir de mère jusqu’à la mort. La violence et la faiblesse morale de Pyrrhus laissent présager le pire car il ne se maîtrise pas et surtout la passion qu’il a pour Andromaque s’explique sans doute par de mauvaises raisons : soit parce qu’elle représente sa mauvaise conscience, soit parce qu’elle est « inaccessible » par son statut et le sien et donc désirable. En tout cas, il semble prendre plaisir à la mettre à sa merci et ne l’épargne guère. Ce dialogue est donc bien un duel et non un duo dont Andromaque sort victorieuse même si cette victoire est d’ordre tragique. Au final, elle sera la seule gagnante de ce conflit de pouvoir-passion même si elle a accepté d'épouser Pyrrhus avec le projet de se suicider aussitôt après. Mais sera-t-elle libre et saine et sauve pour autant ? Seule face aux Grecs et dans un royaume sans roi, son destin est périlleux, même si Racine fait dire à Pylade dans la scène de dénouement que par son mariage avec Pyrrhus, elle est devenue reine d'Epire (bien qu'immédiatement veuve puisque Pyrrhus a été assassiné juste après le mariage) et désormais toute puissante contre la coalition grecque et prête, avec ses nouveaux sujets, à relever Troie.

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Cours de Céline Roumégoux (février 2015)
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