Andromaque (1667), acte I scène 4 de Jean Racine (1639-1699)
Après la guerre de
Troie, les enfants des héros grecs sont bien seuls et bien tourmentés par
l’héritage sanglant qu’ils ont reçu malgré eux. A défaut d’exploits guerriers,
ils vont se déchirer sur un autre terrain, la passion, ou plutôt la double
équation dont parlait Roland Barthes dans Sur
Racine (1963), c’est-à-dire « A
a tout pouvoir sur B or A aime B qui ne l’aime pas. Le théâtre de Racine n’est
donc pas un théâtre d’amour : son sujet est l’usage d’une force au sein d’une situation généralement
amoureuse. Son théâtre est un théâtre de
la violence. » C’est précisément cet aspect qui est à l’œuvre dans Andromaque (1667), acte I scène 4. Pyrrhus,
fils d’Achille, le héros grec qui a tué Hector le prince troyen, détient en
otage sa veuve Andromaque et son fils Astyanax. Il s’est violemment épris de la
Troyenne et il profite de l’exigence des Grecs qui veulent s’emparer d’Astyanax
pour lui faire un chantage : ou elle accepte de l’épouser ou il livre son
fils à la mort. On analysera en quoi ce premier dialogue entre Pyrrhus et
Andromaque est révélateur des rapports de force, bien plus que d’amour, entre
les deux personnages. D’abord, on examinera la stratégie argumentative de
Pyrrhus pour convaincre et persuader Andromaque de céder à son amour. Ensuite,
on observera comment s’organise la résistance héroïque d’Andromaque.
Andromaque avec Cécile Brune (Andromaque) et Eric Ruff (Pyrrhus)
sur la scène de la Comédie Française, 2010
sur la scène de la Comédie Française, 2010
I) Se faire aimer par
la douceur ou la violence ?
A) Le recours à l’esprit
chevaleresque et la galanterie ou comment convaincre et persuader « sa
dame »
- Pyrrhus commence à
aborder Andromaque sur le mode galant et léger. Il la désigne respectueusement
par l’apostrophe « Madame »,
la vouvoie et feint de penser qu’elle le cherche : « Me cherchez-vous, Madame ? / Un espoir
si charmant me serait-il permis ? » Le vocabulaire galant et
précieux « espoir si charmant »,
celui de la soumission d’amour « me
serait-il permis », laissent supposer un badinage amoureux, vite
démenti par la réplique froide d’Andromaque.
- Cependant, sans se
décourager, Pyrrhus va, dans une tirade (vers 281 à 296), se lancer dans une
déclaration qui a des ressemblances avec le « service d’amour »
courtois sauf que c’est lui qui fixe le contenu de cette « mission »
qu’il a décrétée sans l’avis de celle qu’il veut séduire. Il se propose de
« voler au secours » de
l’orphelin pour plaire à sa mère. A la rime, le lexique galant succède à celui
de la guerre. Les termes « plaire,
adore, regard moins sévère » sont associés aux promesses de guerre
totale contre son propre clan grec : « vaisseaux, palais en cendre, aux dépens de mes jours ». Il
offre son « bras » à
Andromaque, selon une synecdoque polysémique qui signifie être son
« champion de guerre » et son époux au péril de sa vie. Il se peint en
héros vengeur plutôt qu’en traitre à sa patrie, ce qui n’échappera pas à
Andromaque qui le rappellera à son devoir de roi grec !
- Mêlant raisonnement
logique, analogique et affectif, il va essayer à la fois de la convaincre et la
persuader de céder à sa flamme. Posant le postulat sous forme interrogative « Peut-on haïr sans cesse ? Et
punit-on toujours ? », il se livre à une démonstration déductive
qui aboutit à la formule : « Nos
ennemis communs devraient nous réunir ». D’abord, il fait une
concession rapide (sur 2 vers) en forme de mea culpa : « J’ai fait des malheureux sans doute, et la
Phrygie /cent fois de votre sang a vu ma main rougie. ». Ensuite, il
va utiliser (sur 8 vers) en contre-argument ce qui ressemble au récit du
« mal d’amour », sorte de rachat du chevalier servant. Il met en
analogie, et même plus, ses souffrances d’amant repoussé avec celles qu’il a
infligées à Troie : « Brûlé de
plus de feux que je n’en allumai ». On note la polysémie du mot « feux » qui mêle l’amour et la
guerre. Le recours à l’argument affectif le mène jusqu’à outrer ses
promesses de vengeance car « Animé
d’un regard, [il] peu[t] tout entreprendre » jusqu’à relever et
restaurer Troie détruite. Andromaque n’en demande pas tant !
- Enfin, à bout
d’arguments affectifs, il exprime, dans une autre réplique, un paradoxe dans la
situation d’Hermione qu’il devrait épouser et celle d’Andromaque : « Et ne dirait-on pas […] / Qu’elle est ici
captive, et que vous y régnez ? » Peine perdue, Andromaque
reste de marbre !
B) Le chantage du dépit
amoureux ou les arguments de la force
- Cependant, même dans
sa tentative de séduction, Pyrrhus se montre cruel dès le début du dialogue et
il se plaît à inquiéter Andromaque par degrés par l’annonce progressive de la
menace qui pèse sur son fils. Sur trois répliques, il passe de l’allusion
« d’autres sujets de larmes »
à l’exposition du danger réel « tous
les Grecs demandent qu’il périsse ».
- Comme on l’a vu
précédemment, il confond la situation d’alliés avec celle d’amants « Nos ennemis communs devraient nous réunir »
et croit naïvement que changer de camp et défendre Andromaque va forcément
attirer son amour avec sa reconnaissance. Pour lui l’amour est un troc de
guerre !
- Puis, feignant d’honorer
Andromaque en comparant sa situation avec celle d’Hermione, il est d’une
maladresse qui serait incroyable si elle n’était pas préméditée. Il lui
rappelle, au milieu de ses protestations d’amour, que « Le sort vous y voulut l’une et l’autre
amener / Vous pour porter des fers, elle pour en donner. » D’abord
« le sort » n’a rien à voir
dans cette histoire puisque Pyrrhus s’est attribué Andromaque comme butin de
guerre et Hermione vient en Epire parce qu’elle doit épouser Pyrrhus selon un
accord prévu. Ensuite, l’insistance sur l’état d’otage d’Andromaque avec
l’image « porter des fers »
est un rappel, tout autant qu’une mise en garde sur la dégradation possible de
sa position si elle ne lui cède pas.
- Enfin, son dépit, sa colère
et sa violence éclatent « Je
n’épargnerai rien dans ma juste colère ; / le fils me répondra des mépris
de la mère ». La haine est pour lui l’autre face de l’amour : « Il faut désormais que mon cœur, / s’il n’aime
avec transport, haïsse avec fureur. » Le chantage est clairement
exprimé. Andromaque est sommée de choisir sous peine de provoquer la mort
de son fils. Elle ne doit pas prendre « sa colère pour guide », tandis que, lui, il peut la laisser
éclater et de bon droit (« juste
colère ») ! On est loin de la tendresse et de la compréhension de
l’autre. Ce dont il est question c’est bien de posséder l’autre, corps et âme,
de gré ou de force !
Pyrrhus est prêt à tout
pour assouvir sa passion : trahir sa patrie, risquer sa vie et son royaume,
restaurer Troie, servir de père et d’instructeur à Astyanax, renvoyer Hermione.
Pour y parvenir, il use à l’égard d’Andromaque de persuasion affective, de
raisonnement logique mais aussi de cruauté perverse, de violence et de menaces.
Pourtant s’il détient la force matérielle, il est bien conscient de sa
faiblesse psychologique et affective et en quittant Andromaque, il se sert d’un
dernier atout : en appeler à son amour maternel. Il espère encore la
fléchir mais avoue implicitement sa défaite : « Pour savoir nos Destins, j’irai vous retrouver. » Ce n’est
donc pas lui qui décide de son avenir …
Affiche de la pièce création 2015 Compagnie Viva
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et la vidéo de présentation ICI
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II) La résistance
héroïque d’Andromaque
A) Par le rappel de l’offense
faite et de son devoir
- En réaction à l’approche
galante de Pyrrhus, Andromaque lui oppose son statut et ses devoirs de mère, d’épouse
fidèle à la mémoire de son époux et de patriote troyenne : « Le seul bien qui me reste, et d’Hector et de
Troie ». Elle rappelle la cruauté de Pyrrhus qui ne lui permet d’embrasser
son fils « qu’une fois le jour »
et parle de sa douleur de « pleurer
un moment avec lui (son fils) ».
Ainsi, même avant la demande des Grecs, Pyrrhus exerçait des pressions sur
Andromaque.
- Andromaque ne manque
pas de répartie et d’ironie pour railler par une antiphrase la crainte des Grecs
à propos d’Astyanax : « Digne
objet de leur crainte ! » et susciter la pitié : « Un enfant malheureux ». Ainsi, elle
démontre l’indignité et la barbarie des Grecs qui non contents d’avoir anéanti
Troie veulent s’attaquer à un enfant sans défense et otage comme sa mère.
- C’est un véritable
réquisitoire moral contre le camp grec et Pyrrhus auquel elle se livre,
montrant que l’enfant n’est qu’un prétexte pour atteindre sa mère : « Hélas ! on ne craint point qu’il venge
un jour son père. / On craint qu’il n’essuyât les larmes de sa mère ».
Elle est consciente d’être un reproche vivant, la mémoire de Troie, d’où la
reprise incessante des références à Troie, à « [son] Hector » et à leur trio inséparable « tous trois », unis par delà la mort
et que personne ne pourra briser.
B) Par la réfutation
des arguments de Pyrrhus, une proposition d’honneur et par l’acceptation du
sacrifice
- Au « service d’amour »
proposé par Pyrrhus, Andromaque lui oppose son devoir de roi et elle lui fait
honte : « Que dira la Grèce ? /
Faut-il qu’un si grand cœur montre tant de faiblesse ?» Au XVIIe
siècle le cœur signifie aussi courage.
- Elle lui propose un plan
d’honneur pour qu’il garde la face : « rendre un fils à sa mère » sans « [lui) faire payer son salut de [son] cœur », cette fois, cœur signifie
amour. Par deux fois, elle lui demande un exil pour son fils seul ou pour
elle et lui : « Malgré moi, s’il le
faut, lui donner un asile » et « C’est un exil que mes pleurs vous demandent », ce qui serait « digne du fils d’Achille »
car « [son] amour contre [eux]
allume trop de haine ».
- Pyrrhus étant insensible
à sa requête, elle remet en cause la gloire d’Achille, due uniquement, selon
elle, à la mort d’Hector. Elle associe Pyrrhus à son père dans le même rejet en
disant : « Et vous n’êtes tous
deux connus que par mes larmes ». Elle attaque ainsi l’orgueil de
Pyrrhus en rabaissant son père et en montrant que tous deux n’ont provoqué que
le malheur. C’en est trop pour Pyrrhus qui va riposter immédiatement par la
violence et la menace. Elle a touché son amour propre et démasqué son
désir de puissance et de nuisance !
- Alors, Andromaque va
prendre une posture sublime et tragique face au chantage de Pyrrhus :
accepter le sacrifice de son propre fils et son propre sacrifice dans le
suicide : « Hélas ! il mourra
donc […] sur ses pas j’irai revoir son père ». Elle ne supplie pas, ne
cède pas et accepte la mort comme une chance d’être à nouveau une famille à
jamais. Cette force morale est insupportable pour Pyrrhus qui l’interrompt
aussitôt et l’incite à prendre pitié de son fils. Cela relève de l’ironie
tragique puisque lui-même est impitoyable. Comme pour la colère, il a tous les
droits et Andromaque aucun : elle n’a que des devoirs à son service !
Du grec ancien Ἀνδρομάχη Andromákhê, de ἀνδρός andrós
(homme) et μάχη máchê (combat), littéralement, Andromaque signifie « celle
qui combat les hommes » et dans cette scène, elle le prouve bien. Même si
Pyrrhus introduit et clôture le dialogue, même s’il interroge, argumente,
promet, donne des ordres ou menace, il n’est pas maître de la situation. Il ne
parvient ni à effrayer, ni à attendrir, ni à tenter Andromaque qui lui oppose
sa vertu, sa force morale, sa fidélité à son mari et à sa patrie et son devoir
de mère jusqu’à la mort. La violence et la faiblesse morale de Pyrrhus laissent
présager le pire car il ne se maîtrise pas et surtout la passion qu’il a pour Andromaque
s’explique sans doute par de mauvaises raisons : soit parce qu’elle
représente sa mauvaise conscience, soit parce qu’elle est « inaccessible »
par son statut et le sien et donc désirable. En tout cas, il semble prendre
plaisir à la mettre à sa merci et ne l’épargne guère. Ce dialogue est donc bien
un duel et non un duo dont Andromaque sort victorieuse même si cette victoire
est d’ordre tragique. Au final, elle sera la seule gagnante de ce conflit de
pouvoir-passion même si elle a accepté d'épouser Pyrrhus avec le projet de se suicider aussitôt après. Mais sera-t-elle libre et saine et sauve pour autant ?
Seule face aux Grecs et dans un royaume sans roi, son destin est périlleux, même si Racine fait dire à Pylade dans la scène de dénouement que par son mariage avec Pyrrhus, elle est devenue reine d'Epire (bien qu'immédiatement veuve puisque Pyrrhus a été assassiné juste après le mariage) et désormais toute puissante contre la coalition grecque et prête, avec ses nouveaux sujets, à relever Troie.
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Cours de Céline Roumégoux (février 2015)
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