Lecture
d’image : l’affiche de la pièce Andromaque
de Racine
pour
le spectacle de la compagnie Viva en 2015
Giorgio de Chirico
peint en 1917 Hector et Andromaque, peinture métaphysique représentant le couple
mythique sous forme de mannequins serrés l’un contre l’autre au moment des
adieux. C’est peut-être cette peinture célèbre qui a inspiré Anthony Magnier, le concepteur de
l’affiche du spectacle de la compagnie Viva, pour la pièce Andromaque de Racine jouée en 2015. On y voit en effet, les deux
personnages féminins principaux Andromaque et Hermione, la première sous la
forme d’un mannequin et la seconde incarnée par une femme bien réelle.
Chirico Andromaque
et Hector (1917)
Affiche Andromaque
Compagnie Viva (2015)
Compagnie Viva
Dossier du spectacle ICI
et la vidéo de présentation ICI
Compagnie Viva
Dossier du spectacle ICI
et la vidéo de présentation ICI
On s’interrogera sur le
sens de cette affiche. On montrera son étrangeté et ses transgressions des
codes de la bienséance classique puis son symbolisme bien en rapport avec le
sens profond de la pièce de Racine.
I) Une représentation énigmatique
A) Le choix singulier des
femmes et de leurs postures
- Anthony Magnier a choisi de faire figurer seulement deux personnages de la
pièce : Andromaque debout au centre de l’affiche, bras le long du corps et
Hermione à demi couchée à ses pieds. Il prend donc le parti de mettre en
opposition ces deux femmes à l’exclusion des hommes. Cela montre qu’il
concentre l’intérêt de la pièce sur l’affrontement des femmes et propose donc
une interprétation orientée de la tragédie de Racine par ce choix.
- Mais en regardant
bien, on s’aperçoit qu’Andromaque est un mannequin, du genre de ceux en
plastique qu’on trouve dans les boutiques de prêt à porter, et qu’elle est nue,
avec juste un voile de tulle blanc qui la couvre en transparence de la tête aux
hanches et une traîne dans le dos jusqu’au sol. Loin d’être « sexy »,
elle est quasi squelettique selon la norme exigée pour les mannequins et son
corps, éclairé par une lumière artificielle hors champ venant de la droite, est
livide comme celui d’un cadavre. Elle est statique et hiératique. On devine à
peine ses cheveux blonds relevés en chignon sous le voile. Toutes les marques
de la féminité et de la sexualité sont ainsi gommées.
- Quant à Hermione,
elle est à terre devant Andromaque, le corps en déséquilibre face aux
spectateurs et la tête de profil, le visage tourné vers le haut. Elle crie,
bouche grande ouverte, en direction d’Andromaque. Elle est vêtue d’un manteau
de fourrure noir sur une robe dorée très échancrée avec des bijoux. Elle est
bien vivante, elle, mais porte des couleurs de deuil et de luxe et surtout un
poignard sanglant dans sa main droite placée entre ses jambes repliées. Ses
cheveux châtains se déploient en cascade bouclée à la verticale vers le sol
au-dessus de sa main gauche crispée comme pour griffer. Sa féminité et son
« animalité » sauvage sont donc largement suggérées.
B) Les écarts par
rapport au code de la bienséance classique de la tragédie
- La nudité est
proscrite par le code de la bienséance du théâtre classique et même si
Andromaque est un mannequin, on voit très clairement son corps, même s’il n’est
pas attirant. Ce qui intrigue le plus, c’est qu’elle porte un voile de mariée
et rien d’autre. La parure la plus importante, la robe de mariée, manque. Elle
ne pourrait pas se présenter dans cette tenue à une cérémonie de mariage car
elle provoquerait un vrai scandale et ce serait porter atteinte à l’aspect
public et sacré de la cérémonie.
- La posture d’Hermione
est impudique, elle est à demi couchée sur le sol, son épaule gauche est
dénudée, on dirait qu’elle est à peine vêtue sous son manteau de fourrure et
ses bijoux sont clinquants. Hermione ressemble à une prostituée de luxe
- La lame sanglante du
couteau, entre ses cuisses, est pointée vers l’angle inférieur gauche de
l’affiche, exposant bien la lame rougie au premier plan. Hermione est dans la
posture de celle qui vient de commettre un crime et hurle de douleur ou de
rage. Le couteau est un symbole phallique évident et la place qu’il occupe ne
fait que renforcer la connotation
sexuelle et renforcer l’aspect bestial et instinctif d’Hermione. La violence et
la sexualité sont ainsi clairement montrées, ce qui contrevient encore aux
règles de la bienséance. Tout doit être raconté et suggéré et non pas montré.
Cette affiche
interpelle et peut choquer a priori. Si on ne connaît pas encore l’histoire de
la pièce, on se demande pourquoi l’une de ces femmes est un mannequin nu avec
un voile de mariée et pourquoi l’autre, une vraie femme, tient ainsi un
poignard ensanglanté et hurle à la mort aux pieds de l’autre. De la femme
mannequin qui représente Andromaque se dégage une impression d’artifice et de
mort et de celle qui est à terre, Hermione, une force sauvage et animale. Les
deux figures sont inquiétantes. Le décor neutre, arrière-plan et sol gris-bleu unis
et confondus, ressemble au vide, une sorte de néant où les deux personnages
semblent perdus. Comment donc interpréter cette affiche ?
II) Une représentation symbolique du drame féminin selon
Racine
A) Hermione ou la violence de la passion racinienne : la
chair
- Au premier plan, en
diagonale, se détache en noir, or et rouge d’abord le corps d’Hermione. La
contre-plongée place le regard sur elle en bas de l’affiche au niveau des yeux
des spectateurs et l’élève sur Andromaque qui occupe toute la hauteur de l’affiche.
La posture d’Hermione est d’une violence inouïe, à cause de son cri qui
ressemble à celui d’une louve qui hurle à la mort, du poignard sanglant pointé droit
devant elle et des couleurs de la mort, de la passion et du luxe qu’elle
arbore.
- On se demande qui
elle a tué, si elle va encore massacrer le bizarre mannequin dénudé qui est
derrière elle et qu’elle semble regarder ou si elle va retourner le couteau
contre elle-même. Les connaisseurs de la pièce savent qu’elle tient le poignard,
dont les Grecs, poussés par Oreste et instrumentés par Hermione, se sont servis
pour assassiner Pyrrhus. Ils savent aussi qu’elle va l’utiliser pour se
suicider sur le corps de celui qu’elle aimait sans réciprocité et qui venait d’épouser
Andromaque, sa rivale troyenne.
- Pourtant, l’affiche
laisse planer le sens et insinue qu’Hermione est dangereuse pour elle comme
pour les autres et qu’elle est torturée par une passion charnelle et violente.
Elle a la posture d’un animal qui se traîne sur le sol immatériel, d’une
prostituée vénale avide de luxe et de désirs sensuels et en même temps d’une
femme à la fois blessée et blessante.
B) Andromaque ou la
mariée malgré elle : l’esprit
- Par l’angle de prise
de vue et sa place centrale tout en verticalité, Andromaque est sublimée et
grandie par rapport à Hermione. Elle la domine de toute sa taille. Elle est
nimbée par son voile lumineux et blanc comme une icône sacrée. Elle est
immobile et droite comme une statue et regarde droit devant elle. Bien que
dénudée, elle est digne et froide.
- Le voile qui couvre
le haut de son corps est la trace transparente du mariage imposé
par Pyrrhus. Elle reste libre et ne donnera ni son corps ni son cœur et encore
moins son esprit au fils de l’assassin d’Hector, son premier et unique époux. C’est
elle la veuve spirituelle et sa couleur est le blanc de la pureté et de la
fidélité à Hector, à Troie et à son fils Astyanax. C’est Hermione qui porte la
couleur du deuil et de la mort, c’est elle la vraie veuve de Pyrrhus tandis qu’Andromaque
devient reine et future restauratrice de Troie.
- Son corps nu et
artificiel montre deux aspects de la situation d’Andromaque : d’abord son
isolement, son dépouillement au sens figuré puisqu’elle a tout perdu à l’exception
de son fils et qu’elle est otage en terre ennemie, elle est la princesse nue de
Troie ; ensuite, elle est le jouet des désirs et conflits des autres, ses
ennemis, et qui n’appartiennent pas à sa génération. C’est pourquoi, elle est
représentée sous la forme d’un mannequin de mode. C’est aussi parce qu’elle ne
peut plus éprouver d’amour si ce n’est pour un mort et pour un enfant :
son cœur est plein du passé et aspire à le restaurer. Elle seule a un héritier,
tandis que les enfants des héros grecs n’ont pas de postérité et n’en auront
pas car ils s’entretuent ou deviennent fous.
Anthony Magnier, directeur artistique de la Compagnie Viva, metteur en scène,
comédien (Pyrrhus dans Andromaque) et concepteur de l'affiche du spectacle
Si le concepteur de l’affiche, Anthony Magnier,
a choisi de représenter seulement Hermione et Andromaque, c’est parce que les
hommes sont soumis à leurs lois et à leurs désirs et qu’elles sont le vrai
moteur de l’action. Hermione incarne la passion dévastatrice et criminelle qui
déclenche la catastrophe finale tandis qu’Andromaque est le symbole de la
vertu, des valeurs du passé et l’espoir de l’avenir. Elle sert des
intérêts supérieurs et se détache de la chair pour représenter l’esprit, le
devoir. Elle est la revanche légale des vaincus troyens massacrés à cause déjà de l’inconduite
d’une femme, Hélène, à l’origine de la guerre de Troie. Les Grecs se perdent à
cause des femmes. Andromaque, d’après l’étymologie de son nom, est celle qui
combat les hommes et qui les vainc …
Cours de Céline Roumégoux (mars 2015)
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