Texte A : Jean de La Fontaine, Fables, livre I,
Le Chêne et le roseau (1668)
Le chêne un jour dit au roseau :
« Vous avez bien sujet d'accuser la nature ;
Un roitelet pour vous est un pesant fardeau ;
Le moindre vent qui d'aventure
Fait rider la face de l'eau,
Vous oblige à baisser la tête.
Cependant que mon front, au Caucase pareil,
Non content d'arrêter les rayons du soleil,
Brave l'effort de la tempête.
Tout vous est aquilon ; tout me semble zéphyr.
Encor si vous naissiez à l'abri du feuillage
Dont je couvre le voisinage,
Vous n'auriez pas tant à souffrir :
Je vous défendrai de l'orage ;
Mais vous naissez le plus souvent
Sur les humides bords des royaumes du vent.
La nature envers vous me semble bien injuste.
- Votre compassion, lui répondit l'arbuste,
Part d'un bon naturel ; mais quittez ce souci :
Les vents me sont moins qu'à vous redoutables ;
Je plie, et ne romps pas. Vous avez jusqu'ici
Contre leurs coups épouvantables
Résisté sans courber le dos ;
Mais attendons la fin. » Comme il disait ces mots,
Du bout de l'horizon accourt avec furie
Le plus terrible des enfants
Que le nord eût porté jusque là dans ses flancs.
L'arbre tient bon ; le roseau plie.
Le vent redouble ses efforts,
Et fait si bien qu'il déracine
Celui de qui la tête au ciel était voisine,
Et dont les pieds touchaient à l'empire des morts.
Texte B : Jean Anouilh, Fables,
Le Chêne et le roseau (1962) :
Le chêne un jour dit au roseau :
« N'êtes-vous pas lassé d'écouter cette fable ?
La morale en est détestable ;
Les hommes bien légers de l'apprendre aux marmots.
Plier, plier toujours, n'est-ce pas déjà trop,
Le pli de l'humaine nature ? »
« Voire, dit le roseau, il ne fait pas trop beau ;
Le vent qui secoue vos ramures
(Si je puis en juger à niveau de roseau)
Pourrait vous prouver, d'aventure,
Que nous autres, petites gens,
Si faibles, si chétifs, si humbles, si prudents,
Dont la petite vie est le souci constant,
Résistons pourtant mieux aux tempêtes du monde
Que certains orgueilleux qui s'imaginent grands. »
Le vent se lève sur ses mots, l'orage gronde.
Et le souffle profond qui dévaste les bois,
Tout comme la première fois,
Jette le chêne fier qui le narguait par terre.
« Hé bien, dit le roseau, le cyclone passé -
Il se tenait courbé par un reste de vent -
Qu'en dites-vous donc mon compère ?
(Il ne se fût jamais permis ce mot avant)
Ce que j'avais prédit n'est-il pas arrivé ? »
On sentait dans sa voix sa haine
Satisfaite. Son morne regard allumé.
Le géant, qui souffrait, blessé,
De mille morts, de mille peines,
Eut un sourire triste et beau ;
Et, avant de mourir, regardant le roseau,
Lui dit : « Je suis encore un chêne. »
Texte C : Blaise Pascal, Pensée 347, Pensées (1670) :
"L'homme n'est qu'un roseau, le plus faible de la nature ; mais c'est un roseau pensant. Il ne faut pas que l'univers entier s'arme pour l'écraser : une vapeur, une goutte d'eau, suffit pour le tuer. Mais, quand l'univers l'écraserait, l'homme serait encore plus noble que ce qui le tue, parce qu'il sait qu'il meurt, et l'avantage que l'univers a sur lui, l'univers n'en sait rien.
Toute notre dignité consiste donc en la pensée. C'est de là qu'il faut nous relever et non de l'espace et de la durée, que nous ne saurions remplir. Travaillons donc à bien penser : voilà le principe de la morale."
Texte D : Raymond Queneau, Battre la campagne,
Le peuplier et le roseau (1968) :
A cheval sur ses branches
le peuplier dit au roseau
au lieu de remuer les hanches
venez faire la course au trot
Le peuplier caracole
il fait des bonds de géant
c'est tout juste s'il s'envole
pas; le roseau, lui, attend
l'arbre se casse la gueule
expire chez le menuisier
et servira de cercueil
à quelque déshérité
amère amère victoire
le roseau qui n'a pas bougé
ne retirera aucune gloire
De s'être immobilisé
Sujet :
I) Vous répondrez d'abord aux questions suivantes :
1) Analysez l'évolution de la "morale" dans les fables du corpus
2) Quelles images de l'homme propose chacun de ces textes ?
II) Vous traiterez ensuite, au choix, l'un des sujets suivants :
Commentaire :
Faites un commentaire de la fable de La Fontaine en montrant l'opposition des points de vue et l'originalité de l'apologue
Dissertation :
La forme de l'apologue vous semble-t-elle efficace pour défendre une opinion ?
Ecriture d'invention :
Vous rédigerez un apologue en prose qui se terminera par la phrase : "Je suis encore un homme" pour illustrer votre vision de l'homme.
Corrections :
Avant de répondre aux questions
Exercice d’évaluation à étapes
Niveau
: Premières L / S / ES
Cours : La question du corpus
Type : Méthodologie
Difficulté : moyenne
Temps estimé : 15 minutes
I)
Définir la nature du corpus : étude du paratexte
1)
A quelles époques ces fables sont-elle écrites et qu’en tirez-vous comme
réflexion ?
2)
Comparez et commentez les titres des fables et des œuvres d’où elles sont
tirées.
II) L’analyse du corpus
Astuce :
dans un corpus, cherchez toujours le texte le plus atypique
3)
Quel texte s’éloigne le plus de la forme traditionnelle de la fable ?
Pourquoi ?
4)
Quel est le végétal protagoniste présent dans les quatre textes et
pourquoi ?
5)
Quelle est la fable où la morale est explicite ?
III) L’élaboration
d’un plan : analysez l’évolution de la morale dans les fables du corpus
6)
En introduction : quelle est la thématique commune aux quatre textes à
mettre en évidence ?
7)
En première partie du développement
(mettre en relation deux textes du corpus) : « Je plie, et ne romps pas » dit le roseau de la fable de La
Fontaine. « Plier, plier toujours, n’est-ce
pas déjà trop, / Le pli de l’humaine nature ? » semble répondre le
chêne de la fable d’Anouilh. Comment se différencie la morale des deux fables à
partir de la polysémie du verbe « plier » ?
8) En
deuxième partie (mettre
en relation deux textes du corpus) : Comment Queneau et Pascal envisagent-ils
la compétition entre les éléments de la nature et quelle morale en tirent-ils ?
9) Conclusion :
Comment la morale des fables évolue-t-elle et à quels domaines font-elles
appel ?
Réponses :
I) Définir la nature du corpus :
étude du paratexte
1) Ces quatre
fables sont écrites au XVIIe et XXe siècles. La Fontaine écrit en 1668 et
Pascal en 1670, à l’époque de Louis XIV où règne la monarchie absolue. Les
privilèges et l’orgueil des élites leur donnent le sentiment d’être tout
puissants et invulnérables. Chacun des auteurs démontre la faiblesse des Grands
et des hommes en général. Anouilh et Queneau écrivent en 1962 et 1968, à
l’époque de la contestation sociale où les idées de compétition (Queneau) et de
servitude (Anouilh) sont mises en doute.
2) Les titres des
fables sont semblables chez La Fontaine et Anouilh, ainsi que les titres des
recueils. Queneau change un des protagonistes dans sa fable « le peuplier
et le roseau » et le recueil ne porte plus la mention du genre. Pascal
intitule son fragment « Pensée 347 » dans son œuvre Pensées. On voit donc la volonté
d’Anouilh de reprendre la fable de La Fontaine en modifiant la morale, tandis
que Queneau avec ses variantes en fait une parodie. Quant à Pascal, avec le
terme « pensée », il annonce une réflexion plus philosophique
sans raconter d’anecdote.
II) L’analyse du corpus
3) Le texte de
Pascal, écrit en prose, s’éloigne le plus de la forme de la fable. Il se
contente de comparer l’homme à un roseau et fait une réflexion philosophique..
4) Le roseau est
présent dans les quatre fables à cause de sa souplesse et de sa petitesse, comparables à celles de l’homme.
5) Pascal est le seul à exprimer
une morale explicite : « Travaillons donc à bien penser : voilà le principe de
la morale. »
III) L’élaboration
d’un plan : analysez l’évolution de la morale dans les fables du corpus
6) La thématique
commune à mettre en évidence dans l’introduction est l’allégorie du roseau qui
représente l’homme aux prises avec les autres et la nature.
7) Le verbe
« plier » se comprend différemment chez La Fontaine et Anouilh. Le
premier insiste sur la flexibilité qui fait la force de l’homme simple qui sait
s’adapter aux événements et se protéger. Anouilh voit dans « plier »
l’esprit de servitude et de servilité et préfère la mort héroïque et touchante
du grand chêne, fidèle à ses valeurs.
8) Pour Pascal et
Queneau, la compétition physique entre l’homme et la nature ou entre deux
hommes, figurés par le peuplier et le roseau, est inutile. Pascal appelle à développer
l’intellect et Queneau montre l’absurdité tragique de se mettre en compétition
entre humains.
9) La morale évolue dans le sens de la
remise en cause de la solidité du roseau face au danger et à la vanité de se
mesurer à l’autre. Pascal n’envisage que le rapport de l’homme à la nature en
général et montre qu’il peut lui être supérieur par la force de sa pensée. Ces
morales font appel aux domaines de la philosophie, de la politique, de la
morale et de la société.
Ce travail préliminaire accompli, il est plus aisé de répondre aux questions d'ensemble suivantes :
1) Analysez l’évolution de la
morale dans les fables du corpus
Dans les quatre fables du corpus, la
Fontaine, Anouilh, Pascal et Queneau assimilent tous l’homme à un roseau aux
prises avec les éléments de la nature ou à une compétition. On verra comment
s’exprime la morale et son évolution dans la réécriture des fables.
Si La Fontaine préconise pour les
faibles de « plier » devant
les difficultés de la vie, figurées par les vents, Anouilh prend le verbe
« plier » au sens de « se
soumettre ». Dans le premier cas, le roseau résiste au vent et le chêne
est déraciné malgré sa force et son orgueil. Dans le second cas, il en est de
même, mais le chêne a le dernier mot : « Je suis encore un chêne ». La force morale est ici plus forte
que la capacité à « plier l’échine », c’est-à-dire à accepter toutes
les servitudes et à s’y adapter.
Queneau, lui, déclare le match nul,
si match il y a, car le roseau refuse la course que lui propose le peuplier. Au
bout du compte, « le roseau attend »
et le peuplier « se casse la gueule »
et finit transformé en cercueil. Mais le roseau « ne retirera nulle gloire de s’être immobilisé ». A quoi bon
entrer en compétition et dépasser les limites de sa condition ? Mais s’y
résigner n’est pas plus glorieux !
Quant à Pascal, inutile pour lui d’envisager
pour l’homme-roseau un combat contre la nature. Sa faiblesse physique le fera
mourir. Sa noblesse et sa dignité résident dans sa pensée dont l’univers est
dépourvu. C’est le seul auteur qui donne une morale explicite : « Travaillons donc à bien penser ».
Ainsi la fable de la Fontaine est
réécrite par deux auteurs du XXe siècle, Anouilh et Queneau qui en font évoluer
la morale. La prudence et la flexibilité du roseau louées par La Fontaine sont
contestées. Anouilh privilégie la dignité de celui qui refuse de se courber
tandis que Queneau renvoie les deux protagonistes à leur impuissance à changer
leur destin. Pascal, définit la supériorité du genre humain par sa capacité à
penser. Ces apologues sont à la fois moraux, sociaux, politiques et philosophiques.
On sent chez La Fontaine le désir de faire la leçon aux puissants de la terre.
Pascal envisage la force et la faiblesse de la condition de l’homme face à la
puissance de la nature. Les auteurs du XXe siècle insistent sur l’absurdité du
combat entre forts et faibles.
2) Quelles images de
l’homme propose chacun de ces textes ?
Dans les quatre fables de l’étude,
les auteurs se servent d’allégories végétales pour décrire le destin de
l’homme. Trois d’entre eux, La Fontaine, Anouilh, Queneau, imaginent une anecdote qui met les végétaux dans une
situation de péril ou de compétition. Pascal, lui, se sert d’une métaphore
filée, comparant l’homme à un faible roseau. Il en ressort des images et
représentations différentes de l’homme.
Trois auteurs du corpus envisagent
des rapports de force entre puissants et faibles. C’est penser l’homme dans ses
rapports sociaux. La Fontaine donne l’avantage au faible qui est souple,
humble, adaptable et résiste au vent de l’adversité, tandis que le fort, rigide
et orgueilleux, succombe. Anouilh dénonce la servilité du faible et préfère la
dignité du fort qui ne renonce pas à ses principes jusqu’à en mourir. Dans les
deux cas, on voit une sorte de revanche sociale du faible : « On sentait dans sa voix sa haine satisfaite »
commente Anouilh.
Queneau montre l’inutilité de se
mesurer l’un à l’autre car le destin final de l’homme n’est ni la gloire ni la
réussite : le peuplier « servira
de cercueil à quelque déshérité ». Pascal se place à un niveau
supérieur et montre que le genre humain domine les forces aveugles et
inconscientes de la nature par sa capacité à penser : « L'homme n'est qu'un roseau, le plus faible de
la nature ; mais c'est un roseau pensant. »
Pour tous les auteurs, il est
question de savoir ce qui fait la grandeur de l’homme. Est-ce sa constitution
physique ? Sa position sociale ? Sa force morale ? La puissance
de sa pensée ? Mais dans tous les cas, l’homme devra s’accommoder de son
destin de mortel et de sa lutte inutile contre la Nature, au sens large, car le
combat physique est perdu d’avance.
II) Dissertation : la forme de l’apologue vous semble-t-elle efficace pour défendre une
opinion ?
La
fable, la parabole, le conte philosophique, le récit utopique et même le mythe :
autant de formes différentes de l’apologue, qui est un récit plaisant en vers
ou en prose, qui illustre une leçon ou une morale. Le lecteur a toujours
plaisir à réfléchir à partir d’une histoire plutôt que de lire un austère traité
de morale ou de philosophie. Cependant, on peut se demander si l’apologue est
efficace pour défendre une opinion. On verra ce qui peut attirer le lecteur et
la nature des enseignements qu’il trouve dans ce genre littéraire. On en
montrera aussi les limites et qu’il existe d’autres genres tout aussi
attractifs et efficaces.
I) Un récit plaisant
A) Par la nature variée
des actants
-
Le regard étranger qui dépayse et amuse en montrant nos travers sociaux sous un
angle cocasse est un bon moyen d’attirer le lecteur. C’est le cas dans les
contes philosophiques de Voltaire. Ainsi Babouc ou Candide sont des étrangers
ou des naïfs qui découvrent les défauts de la société de leur temps et
s’offusquent de la barbarie des guerres, du scandale de l’esclavage, de la
saleté des villes, entre autres.
-
Les animaux ou les végétaux sont choisis aussi pour incarner des types sociaux
ou psychologiques. La Fontaine se sert du lion pour critiquer le roi ou du
renard pour cibler les hypocrites et les flatteurs et mettre en garde contre
leurs agissements. Marie de France (XIIe siècle) dans L’assemblée des lièvres
montre qu’il est bien vain d’aller trouver son bonheur ailleurs que chez
soi.
-
Les personnages magiques des contes de fées figurent le bien ou le mal comme la
fée et la sorcière. Les objets aussi sont symboliques et peuvent illustrer une
leçon, comme la statue d’or et de boue que fait fabriquer Babouc dans Le monde comme il va de Voltaire et qui
représente la société avec ses qualité et ses défauts.
B) Par les péripéties
qui tiennent en haleine ou amusent
-
Les apologues prennent souvent la forme du récit d’apprentissage ou
d’initiation. Ainsi le héros est envoyé en mission et doit vaincre des
obstacles et en ressortir fortifié. Que ce soit un adulte ou un enfant, il
découvre, déjoue des pièges, réfléchit et redresse des situations injustes. Le
petit Poucet de Perrault, le plus faible de la fratrie va trouver le moyen de
sauver ses frères et leur faire retrouver le chemin de la maison grâce à sa
débrouillardise. Candide se retrouve dans des situations rocambolesques ou
dangereuses et va finalement découvrir le secret du bonheur dans le travail et
une petite communauté solidaire.
-
La saynète croquée par un fabuliste comme Florian (XVIIIe siècle) dans Le Chat et le miroir, après un début
piquant : « Sur une table de
toilette, ce chat aperçut un miroir », nous donne à voir les
contorsions comiques d’un chat, obstiné à découvrir les secrets d’un miroir. Il
se résigne enfin à en abandonner le mystère qui le dépasse et à retourner à un
domaine à sa portée, à savoir les souris !
-
Les récits utopiques présentent des sociétés idéales qui sont tout le contraire
des sociétés existantes, que ce soient Utopia
de Thomas More ou La Cité du soleil
de Campanella.
Par
leur brièveté, leur fantaisie, leur charge comique, les apologues plaisent au
lecteur et l’instruisent. Les registres utilisés comme le merveilleux ou
l’ironie voilent la plate réalité et actionnent l’imagination et la réflexion.
II) Les enseignements
des apologues
A) Développer la
réflexion individuelle
-
En montrant les défauts de l’homme ordinaire, les apologues invitent à les
corriger. Ainsi le fort, comme le chêne, dans la fable de La Fontaine, aura
intérêt à prendre exemple sur le roseau faible et à plier pour ne pas se
rompre.
-
Les grands de ce monde devraient bien se souvenir : « qu’on a souvent besoin d’un plus petit que
soi » ainsi que le découvre sire lion dans Le Lion et le Rat de la Fontaine.
-
Les leçons de sagesse abondent pour tous, comme l’aphorisme du bon Turc dans Candide : « Le travail éloigne de nous trois grands
maux : l’ennui, le vice et le besoin ».
B) Favoriser
l’esprit critique collectif
-
Proposer une cité idéale, c’est montrer les défauts du temps concerné et
inciter à transformer la société. L’Eldorado de Candide concentre l’idéal des Lumières où les prisons et les
tribunaux sont remplacés par un imposant palais des sciences et où le roi est
débonnaire et accessible à ses sujets.
-
Les contre-utopies des temps modernes mettent en garde contre les dérives
perverses des sciences poussées à l’extrême comme Dans le meilleur des mondes de Huxley où la génétique a pris le
pouvoir et la liberté des hommes.
-
Parfois les fables contribuent à la concorde sociale. Ainsi la fable d’Esope où
se disputent l’estomac et les pieds, reprise par La Fontaine dans Les membres et l’estomac (Fables, III,
2), montre que le corps humain comme le corps social a besoin de « travailleurs » (les membres) et de
« directeurs » (l’estomac)
pour pouvoir fonctionner. On raconte qu’au Ve siècle av. J.-C., cette fable
arrêta une rébellion du petit peuple contre la noblesse romaine !
Critiquer
et proposer, poser des questions et apporter des réponses : voilà les
objectifs des apologues. Ils font appel à l’imagination, la sensibilité,
l’émotion, le rire et surtout à la réflexion. Tous sont didactiques et couvrent
tous les domaines : moral, politique, social, philosophique, religieux. Cependant
ils ont des limites et certains autres genres littéraires peuvent être tout
aussi efficaces, voire plus.
III) Les limites des
apologues et les autres moyens de défendre une opinion
A) Les limites
-
Certaines morales contenues dans les fables peuvent ne pas être si
compréhensibles que cela, surtout pour les enfants. Rousseau l’avait montré
dans L’Emile et écrivait « on achète l'agrément aux dépens de la clarté
». Il en est de même quand les auteurs usent de l’ironie et de l’allusion :
certains lecteurs auront du mal à décrypter le message subtil et feront même
des contresens.
-
Rousseau, encore, reprochait aux fables leur morale ambiguë, pas si morale au
fond. Prenant l’exemple de La Cigale et
la Fourmi, il déplorait que ce récit encourage l’enfant à être « avare et
dur » et en plus, en prenant plaisir « à
railler dans ses refus » de charité. Il conclut en disant que « au lieu de se corriger sur la dupe, il ne se
formera pas sur le fripon ». Platon, bien avant lui, déconseillait de lire
Homère à cause des mauvais exemples véhiculés par les mythes.
-
Enfin, quelques apologues reflètent l’idéologie de leur temps ou propagent des
idées conservatrices, caricaturales ou choquantes. Candide n’échappe pas à un certain manichéisme et la caricature de
la philosophie de Leibniz frise la mauvaise foi. Certaines utopies font la part
belle au pouvoir d’une élite qui peut devenir tyrannique comme dans L’Autre Monde de Cyrano de Bergerac où
les enfants prennent le pouvoir sur les parents et où « la virginité est un crime » !
B) Des formes
littéraires concurrentes de l’apologue
-
Le théâtre est une excellente tribune pour diffuser des idées. Marivaux l’avait
bien compris en mettant en scène dans L’Ile
des esclaves l’inversion des rapports sociaux entre maîtres et valets pour
montrer, non pas qu’il fallait faire la révolution, mais que seul le hasard de
la naissance ou de la vie nous
attribuait une condition et qu’il fallait être juste et raisonnable et ne pas
abuser de ses avantages.
-
La nouvelle et le roman peuvent avoir valeur d’apologue avec plus de finesse et
de profondeur psychologique. Les Contes
normands de Maupassant, La
Métamorphose de Kafka ou Le baron
perché de Calvino présentent tous les rapports conflictuels au sein de la
famille ou du groupe social de manière imagée ou réaliste. Grégoire Samsa
métamorphosé en cafard chez Kafka
n’existe plus pour ses proches et devient objet de répulsion et de rejet alors
que le baron de Calvino fuit sa famille pour s’établir définitivement dans les
arbres pour conquérir sa liberté.
-
Enfin l’essai ou la lettre ouverte comme l’article J’accuse de Zola prennent clairement positon et usent d’une
argumentation directe et claire qui ne laisse aucun doute sur les positions de
l’auteur. C’est le cas du Traité de la
tolérance de Voltaire ou du Contrat
social de Rousseau.
L’apologue
par sa diversité et sa souplesse se prête bien à la diffusion des idées,
opinions et réflexions de toutes natures. Le récit est court, captivant et va à
l’essentiel. On use de persuasion pour ralier le lecteur à une opinion. On
s’intéresse aussi bien à la morale privée qu’à l’éthique sociale, politique ou
religieuse. On critique une conduite ou une société et on propose des remèdes.
Mais la distanciation, provoquée par le masque de la fiction et des registres
fantaisistes, nuit à l’identification, parfois brouille même le message qui est
mal compris par le lecteur. Une représentation théâtrale lèvera mieux les
doutes et touchera une assemblée plus nombreuse. L’argumentation directe de
l’essai ou l’approfondissement psychologique du roman et de la nouvelle longue
seront plus clairs mais demanderont plus d’efforts au lecteur. Socrate, lui,
préconisait le dialogue où les questions étaient plus importantes que les
réponses. L’art de la conversation qui était, avant, l’apanage des Français
semble pourtant prendre une forme moderne et se généraliser dans les forums sur
Internet. Comme quoi penser, exprimer des idées et les faire partager est toujours
d’actualité.
Le Penseur de Rodin (jardin du musée Rodin, Paris)
Corrigé de Céline
Roumégoux
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