L'Utopie de Thomas More, commentaire extrait livre II, Des religions d'Utopie
Première édition de L'Utopie, avec la carte de l'île
L'Utopie de Thomas More (1516)
Livre II, Des religions de l'Utopie
Les Utopiens mettent au nombre de leurs institutions les plus anciennes celle qui prescrit de ne faire tort à personne pour sa religion. Utopus, à l’époque de la fondation de l’empire, avait appris qu’avant son arrivée, les indigènes étaient en guerre continuelle au sujet de la religion. Il avait aussi remarqué que cette situation du pays lui en avait puissamment facilité la conquête, parce que les sectes dissidentes, au lieu de se réunir en masse, combattaient isolées et à part. Dès qu’il fut victorieux et maître, il se hâta de décréter la liberté de religion. Cependant, il ne proscrivit pas le prosélytisme qui propage la foi au moyen du raisonnement, avec douceur et modestie ; qui ne cherche pas à détruire par la force brutale la religion contraire, s’il ne réussit pas à persuader ; qui enfin n’emploie ni la violence, ni l’injure. Mais l’intolérance et le fanatisme furent punis de l’exil ou de l’esclavage.
Utopus, en décrétant la liberté religieuse, n’avait pas seulement en vue le maintien de la paix que troublaient naguère des combats continuels et des haines implacables, il pensait encore que l’intérêt de la religion elle-même commandait une pareille mesure. Jamais il n’osa rien statuer témérairement en matière de foi, incertain si Dieu n’inspirait pas lui-même aux hommes des croyances diverses, afin d’éprouver, pour ainsi dire, cette grande multitude de cultes variés. Quant à l’emploi de la violence et des menaces pour contraindre un autre à croire comme soi, cela lui parut tyrannique et absurde. Il prévoyait que si toutes les religions étaient fausses, à l’exception d’une seule, le temps viendrait où, à l’aide de la douceur et de la raison, la vérité se dégagerait elle-même, lumineuse et triomphante, de la nuit de l’erreur.
Au contraire, lorsque la controverse se fait en tumulte et les armes à la main, comme les plus méchants hommes sont les plus entêtés, il arrive que la meilleure et la plus sainte religion finit par être enterrée sous une foule de superstitions vaines, ainsi qu’une belle moisson sous les ronces et les broussailles. Voilà pourquoi Utopus laissa à chacun liberté entière de conscience et de foi.
Néanmoins, il flétrit sévèrement, au nom de la morale, l’homme qui dégrade la dignité de sa nature, au point de penser que l’âme meurt avec le corps, ou que le monde marche au hasard, et qu’il n’y a point de Providence.
Les Utopiens croient donc à une vie future, où des châtiments sont préparés au crime et des récompenses à la vertu. Ils ne donnent pas le nom d’homme à celui qui nie ces vérités, et qui ravale la nature sublime de son âme à la vile condition d’un corps de bête ; à plus forte raison ne l’honorent-ils pas du titre de citoyen, persuadés que, s’il n’était pas enchaîné par la crainte, il foulerait aux pieds, comme un flocon de neige, les mœurs et les institutions sociales. Qui peut douter, en effet, qu’un individu qui n’a d’autre frein que le code pénal, d’autre espérance que la matière et le néant, ne se fasse un jeu d’éluder adroitement et en secret les lois de son pays, ou de les violer par la force, pourvu qu’il contente sa passion et son égoïsme ?
Thomas More peint par Hans Holbein
L’Utopie (1516) de Thomas More
Au livre second de L’Utopie parue en 1516, sous-titrée Le traité de la meilleure forme de gouvernement, Thomas More, grand chancelier d’Angleterre, évoque la liberté religieuse qui règne dans l’île d’Utopie, ou île de nulle part, qu’a découverte Raphaël Hythlodée, un marin philosophe de Amerigo Vespucci. Nous verrons dans cet extrait comment More critique l’intolérance religieuse de la vieille Europe et quel projet il envisage sur le modèle utopien.
I Une critique de l’intolérance religieuse (dystopie)
A) Mise à distance par le récit des origines
- Un fondateur, Utopus, qui donne son nom à l’île et qui n’est pas désigné par son prénom (aspect mythique), pas de précision géographique précise non plus.
- Un récit des origines au passé, mais imprécision dans les repères temporels.
- L’évocation d’une antériorité historique avec « des indigènes » en état de guerre, ce n’est donc pas une terre vierge qu’Utopus crée, mais une nouvelle société qu’il instaure et qui réforme un monde ancien.
B) Une condamnation de l’intolérance religieuse par l’argumentation
- En soulignant les dangers politiques de l’intolérance religieuse : la guerre et le danger d’une prise de pouvoir par une puissance étrangère, « en guerre continuelle à cause de la religion », « cette situation du pays lui en avait puissamment facilité la conquête »
- En invoquant l’intérêt de la religion et l’incertitude de savoir si Dieu lui-même ne suscite pas une variété de croyances.
II Un projet d’application du principe de tolérance (utopie)
A) Des vertus pour instaurer la tolérance religieuse et convertir en douceur au christianisme
- Le raisonnement, la douceur, la modestie, la raison : ce sont des qualités d’esprit et de cœur. Le présent de vérité générale est utilisé pour énoncer ces principes et ainsi en montrer la validité et la sagesse : "le prosélytisme qui propage la foi au moyen du raisonnement, avec douceur et modestie ; qui ne cherche pas à détruire par la force brutale la religion contraire, s’il ne réussit pas à persuader ; qui enfin n’emploie ni la violence, ni l’injure."
- La patience et la persuasion au lieu de la violence pour « que la vérité se dégage d’elle-même de la nuit de l’erreur » . On remarquera que le christianisme est désigné par des périphrases allusives et élogieuses « la meilleure et la plus sainte religion ». Ne pas oublier que More est un fervent catholique.
- Une mise en garde contre le fanatisme (il se répand en Europe et provoque des schismes et des guerres de religion) qui conduit à la superstition. La comparaison « évangélique » de la moisson recouverte de ronces et de broussailles est destinée à frapper l’imagination.
B) Des limites pour encadrer la tolérance
- Des punitions contre l’intolérance : « L’intolérance et le fanatisme furent punis de l’exil ou de l’esclavage »
- Une liberté de conscience limitée par des dogmes communs incontournables, sous peine de perdre le titre de citoyen et toute considération sociale : l’immortalité de l’âme et la foi en la Providence au nom de la morale et surtout pour préserver la paix sociale et ne pas inciter à « violer les lois du pays ». More reconnaît donc un rôle de régulation morale et civile à la religion. La question oratoire finale pose clairement les limites de la liberté en matière de morale et de religion.
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