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samedi 9 février 2013

Le Voyage au bout de la nuit de Céline


Incipit du Voyage au bout de la nuit de Céline : commentaire


Incipit du Voyage au bout de la nuit (1932)
Commentaire

Céline en 1957 à Meudon avec son perroquet Toto

Un premier état du manuscrit de l'incipit du Voyage par Céline

Voir l'extrait ICI

Le XXe siècle commence dans l’horreur de la guerre de 14-18 et ceux qui y ont participé en sortent  traumatisés ;  c’est le cas de Louis-Ferdinand Céline qui avait devancé l’appel en 1913 et se trouve pris dans la tourmente. Ce n’est qu’en 1932, avec son roman Le Voyage au bout de la nuit qu’il va aborder le sujet dans un style et avec des opinions qui vont faire scandale, mais dont la nouveauté et le talent vont être récompensés par le prix Renaudot, à défaut du prix Goncourt manqué de quelques voix. Dès le début du roman, la situation et la mentalité de la société de l’époque, à la veille du conflit, sont l’objet d’une discussion entre Ferdinand Bardamu, le double de l’auteur, et un camarade étudiant en médecine comme lui, Arthur Ganate. On examinera comment Céline tourne en dérision les valeurs bourgeoises d’alors  dans une scène inaugurale burlesque et un débat absurde entre les deux jeunes gens. D’abord, nous verrons l’aspect burlesque et absurde de la scène, puis en quoi le discours de Bardamu correspond à une libération du langage par la subversion des codes moraux et littéraires.

I) Une scène absurde et burlesque

A) Le brouillage des opinions

- C’est Bardamu qui s’exprime à la première personne et aux temps du discours pour commencer sa narration : « Ça a débuté comme ça ». Les deux « ça » qui encadrent la phrase donnent d’emblée un niveau de langue familier, bien inhabituel pour la première phrase d’un roman. Très vite, le narrateur rapporte une conversation familière de café entre lui et son camarade Ganate. Tous deux, désœuvrés et attablés à l’intérieur d’un café parisien, font « sonner [des] vérités utiles », selon le commentaire ironique de Bardamu, sur les Parisiens « qui se promènent du matin au soir » et qui « continuent à s’admirer et c’est tout » et « Rien n’est changé en vérité ». Ils sont d’accord pour critiquer l’oisiveté et le conformisme des Parisiens alors que, eux-mêmes,  sont « assis, ravis, à regarder les dames du café ». Cette première contradiction entre les propos et les actes donne en quelque sorte la clef de la suite : il s’agit bien de propos de comptoir pleins d’inconséquences ! Il ne faudra pas tout prendre au pied de la lettre et avec sérieux.

-  Les deux amis vont ensuite être d’avis différents sur « la race française ». Cette expression est l’objet d’un débat idéologique depuis le XIXe siècle entre les tenants de l’universalisme de la nation française et les nationalistes qui ne reconnaissaient que la race blanche et les Français de souche : un désaccord sur l’identité nationale qui resurgit encore aujourd’hui. Bardamu se fait le champion de l’universalisme : « Elle en a bien besoin la race française, vu qu’elle n’existe pas ! […] c’est seulement ce grand ramassis de miteux dans mon genre […] venus des quatre coins du monde ». Ganate, lui, affirme au contraire : « c’est la plus belle race du monde ». Quand on sait que Céline dans ses pamphlets, encore interdits de publication aujourd’hui, s’est laissé aller à un antisémitisme violent, il est surprenant et même contradictoire de faire de Bardamu, qui est son double, le porte-parole de l’universalisme et de prêter à Ganate des idées racistes ! Cependant, le brouillage des opinions ne fait que commencer car entre désaccord entre les deux amis : « C’est pas vrai » et accord final : « On était du même avis sur presque tout », le message d’ensemble n’est pas clair et il est difficile de prendre Bardamu pour un anarchiste et Ganate pour un nationaliste d’extrême droite !
- Cette incertitude sur les vraies idées exprimées semble expliquée par quelques remarques anodines faites par Bardamu sur son refus de la notion de race française :« pour montrer que j’étais documenté » et plus loin, à propos de son anarchie : « et tout ce qu’il y avait d’avancé dans les opinions ». Ainsi, Bardamu prend une posture intellectuelle progressiste. Il n’a donc pas de conviction personnelle réfléchie. Et d’ailleurs, il s’excuse en disant : « je n’avais plus la tête très solide. Cette brève mais vivace discussion m’avait fatigué ».

C’est alors qu’un régiment passe et Bardamu de se précipiter pour s’engager, lui le prétendu libertaire pacifiste, et Ganate, le patriote, de lui crier : « T’es rien c… Ferdinand ! ». Cette décision subite, en contradiction totale avec les propos tenus est d’une absurdité totale, ce qui rend la discussion précédente oiseuse. Le lecteur est donc manipulé et plongé dans la farce de l’engagement. Mais il faut se souvenir que Céline avait devancé l’appel et avait été, peu après, plongé dans la guerre …

B) Une scène burlesque qui remet tout en question

- Le défilé militaire est une vraie caricature avec « le colonel par devant sur son cheval, et même qu’il avait l’air bien gentil et richement gaillard, le colonel ! ». C’est le cliché du bon gradé, avec fière allure et qui va bravement sauver la patrie. On dirait le langage d’un petit garçon qui veut jouer avec ses petits soldats de plomb ! C’est surtout une façon satirique de démonter la propagande efficace qui avait lancé les poilus de 14 au combat, la fleur au bout du fusil, sûrs de rentrer chez eux vainqueurs six mois plus tard !

- Le dialogue qui s’ensuit entre Bardamu et Ganate ressemble aussi aux paris fous de l’enfance : « J’vais voir si c’est ainsi ! ». On croirait entendre un enfant dire : « chiche que je peux le faire ! ».

- Mais la désillusion arrive bien vite et le bel enthousiasme retombe en même temps que la pluie : « Et puis il s’est mis à y en avoir moins de patriotes … La pluie est tombée ».Les segments de la phrase qui se raccourcissent miment la désertion du bon peuple en liesse pour fêter les soldats : « et puis plus du tout d’encouragements, plus un seul, sur la route ». Le piège se referme sur Bardamu : « On était faits, comme des rats ». La farce vire à la prise d’otages : « c’est plus drôle ! ».

Cette scène d’enrôlement volontaire, sous le coup d’une bouffée d’héroïsme et d’enthousiasme puérils, tourne à la mauvaise farce. La versatilité dans les attitudes de Bardamu va lui coûter cher et Céline va le faire savoir dans un langage bien à lui !


II) La charge du langage : un discours virulent et antibourgeois

A) Les attaques contre les valeurs traditionnelles

- Ce qui revient à plusieurs reprises dans cet incipit, c’est le constat : « Rien n’est changé en vérité […] Et ça n’est pas nouveau non plus […] Nous ne changeons pas ». Le monde est figé, la situation est désespérée : « C’est pas une vie ! ». Les gens, la politique, la guerre, le travail, la race française, l’amour et même Dieu, tous « des singes parlants » ! Céline fait de Bardamu un antihéros nihiliste désespéré et révolté à la fois.

- Sa dialectique se résume à deux forces qui s’opposent : « les Mignons du Roi Misère » et « les maîtres et qui s’en font pas » et au-dessus ( ?) « un Dieu désespéré, sensuel et grognon comme un cochon […] avec des ailes en or ». Les images sont iconoclastes et la longue métaphore filée de la galère : « On est tous assis sur une grande galère […] On est en bas dans les cales » montre que les damnés de la terre et de la mer seront toujours exploités et perdants. Les politiques s’occupent d’inaugurer des expositions de petits chiens et les beaux messieurs « en chapeaux haut de forme » transforment le bas peuple en chair à canon, lançant les nations innocentes les unes contre les autres : « Vive la patrie n°1 ! ».

- Quant à l’amour, appelé à la rescousse de la désespérance par Ganate : « c’est l’infini mis à la portée des caniches et j’ai ma dignité moi ! ». La dignité, c’est sans doute le maître mot et la recherche d’héroïsme, une manifestation dérisoire avec la promesse :« il aura la médaille et la dragée du bon Jésus ». Céline l’a eue, la médaille militaire, et la blessure invalidante aussi. Le bestiaire imagé de Bardamu (chiens, singes, cochon, rats) transforme l’humanité, et même Dieu, en animaux vils, ridicules ou répugnants.

Le discours prétendument anarchiste de Bardamu n’est pourtant pas un appel à la révolte (son engagement impulsif, aux allures suicidaires, le dément) mais une dénonciation véhémente, une attaque verbale impétueuse de l’ordre établi, si immuable. Là est la vraie bataille de Céline : changer les mots et surtout le langage.

B) La révolution du langage : « l’invention du style émotif parlé » selon la formule de Céline lui-même

- Le Voyage commence de manière significative par ce propos : « Moi, je n’avais rien dit. Rien. C’est Arthur Ganate qui m’a fait parler ». Tant qu’à parler, autant le faire de manière nouvelle car « des mots et encore pas beaucoup, même parmi les mots qui sont changés ! Deux ou trois par-ci, par-là, des petits … ». Car les « mots qui souffrent » à cause du roi Misère qui serre le cou : « ça gêne pour parler ». Céline lors d’une interview affirme donc : « J'ai inventé l'émotion dans le langage écrit ! ». Il ajoute :« une langue antibourgeoise qui rentrait ainsi dans mon dessein.

- Le discours de Bardamu est fait d’outrance, de provocation et d’un usage prémédité de la langue parlée « transposée » (« Transposer ou c’est la Mort » selon la formule de Céline). Cette langue transposée s’appuie sur l’excès, visible dans les accumulations ternaires de termes dévalorisants pour caractériser ceux qui composent la race française :« chassieux, puceux, transis » ou encore pour leur dénier toute velléité d’idée de changement : « Ni de chaussettes, ni de maîtres, ni d’opinions ».

- Mais ce sont l’écart et la dislocation qui caractérisent le mieux ce langage reconstitué de la rue. L’écart par rapport à la norme académique du beau parler, du niveau de langue recherché, se marque par l’emploi de l’argot : « couillons, rouspignolles, t’es rien c… ».La dislocation emphatique de la syntaxe met en évidence certains mots : « Elle en a bien besoin, la race française, vu qu’elle n’existe pas ! » ou encore : « Ça m’a un peu froissé qu’il prenne la chose ainsi ». Les tournures populaires comme : « mais voilà-t-y pas » ou les verbes de parole précédés de « que » : « que j’ai répondu […] qu’il me fait […] que je crie » laissent entendre la spontanéité de l’échange oral.

Alors, ce défoulement du langage qui se veut antibourgeois et cet argot, qui selon les termes de Céline : « ne se fait pas avec un glossaire, mais avec des images nées de la haine, c'est la haine qui fait l'argot » est-il engagé ? L’auteur prétend que non : « Il n'y a pas de messages dans mes livres, c'est l'affaire de l'Église ». En tout cas, si ce ne sont pas les idées qui animent ce langage, c’est sûrement la passion, la colère ou le dégoût, ce qu’il appelle « retrouver l’émotion du parlé à travers l’écrit ». Céline se laissera même malencontreusement emporter par son élan jusqu’à l’inacceptable.

Dans cet incipit, nous assistons à une scène burlesque d’enrôlement volontaire, précédée d’une discussion aux opinions incertaines qui remet en question les certitudes traditionnelles et bourgeoises. C’est une illustration de la versatilité des hommes, de leur aliénation par le travail, l’endoctrinement nationaliste et patriotique, la force de l’habitude et la soumission docile aux puissants de la terre. La vie est une farce pas drôle. « C’est tout à recommencer » dit Bardamu, et c’est sans doute par la révolution du langage littéraire que cela peut se faire. Si Bardamu ressemble à Candide, enrôlé malgré lui et propulsé dans « la boucherie héroïque » de la guerre, c’est plutôt à Lautréamont et à sesChants de Maldoror que nous fait penser la virulence du discours de Bardamu. En tout cas, Céline invente une nouvelle façon d’écrire dont les avatars populaires se trouveront jusque sous la plume de Frédéric Dard et ses fameux San- Antonio au langage si inventif. Céline, lui, se dit l’héritier de la truculence de Rabelais (*) un médecin, comme lui. Il disait d’ailleurs : « Ma seule vocation c'est la médecine, pas la littérature » : faut-il le croire ?

(*) Drôle de coïncidence ! Rabelais a été curé de Meudon vers la fin de sa vie et la ville lui a érigé un buste. Quant à Céline, il repose désormais dans le cimetière de la ville.


Céline Roumégoux

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